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point de vue domestique et bourgeois d'aujourd'hui. Reconnaissons qu'il y avait dans ces âmes extrêmes une grandeur qui nous étonne, qui nous surpasse et qui a péri :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulchris.

Mirabeau, à Vincennes, travaillait ardemment, nuit et jour, ne dormant que trois heures, et à demi aveuglé par les veilles. Il écrivait sans cesse, ne lisait que plume en main, et s'intéressait à tous sujets. L'amant était encore tout vivant et tout délirant en lui; le père était tout occupé de l'enfant qui venait de naître et qui vécut peu; le prisonnier multipliait ses réclamations, ses apologies, ses Mémoires, dans la vue de ressaisir sa liberté, et, en attendant, l'homme d'étude se livrait à toutes les lectures qui lui étaient possibles, à la traduction et à la composition de divers ouvrages, dont on voudrait à jamais anéantir deux ou trois, pour l'honneur de l'amour, pour la dignité du malheur et celle du génie. Éloignons vite ces taches honteuses, en les notant. Dans les pièces manuscrites que j'ai sous les yeux, et que M. Lucas-Montigny m'a bien voulu confier, je trouve une traduction de l'Agricola de Tacite; un petit Traité de l'Inoculation, destiné à éclairer, à convaincre Sophie, pour qu'elle fît inoculer leur enfant; un petit Abrégé de Grammaire française, destiné aussi à cet enfant qu'ils avaient nommé Gabriel-Sophie. Voici en quels termes à la Saint-Preux il fait la dédicace de ce petit traité à la Port-Royal:

«Ma Sophie, tu te souviens bien que ta mère m'a écrit une fois pour me prier de l'apprendre l'orthographe; je ne sais comment je négligeai une si grave recommandation. Apparemment que nous avions quelque chose de plus pressé à étudier. Hélas! il nous est bien force aujourd'hui de suspendre nos études d'alors. Retournons donc à l'orthographe (pour plaire à ton honorée mère): mais je ne connais qu'un moyen d'écrire correctement, c'est de posséder sa langue par princines.

« J'ai entrepris de te donner en vingt-cing pages toutes les règles essentielles de la langue française, de t'en expliquer toutes les difficultés, de t'en énoncer les exceptions principales d'une manière aussi exacte que concise, et je crois y avoir réussi. Un petit Mémoire de l'abbé Valart, habile grammairien, m'en a donné l'idée et m'a servi. (Suivent quelques détails techniques.)... Mon Traité, qui n'a pas quatre pages de plus que le sien, contient tout cela. J'espère que tu le trouveras fort clair et mème à la portée des gens les plus illitérés; mais pense que je ne sais me faire entendre qu'aux esprits attentifs.

« Ce Mémoire est plus que suffisant pour te mettre en état de montrer toi-même le français par principes à ta fille. Les grammaires ne donnent pas le style; mais si Gabriel-Sophie a ton âme, elle trouvera aisément un Gabriel; ils s'aimeront comme nous nous aimons, et je te réponds qu'elle écrira bien. C'est pour elle que j'ai fait ce petit ouvrage, qui m'a coûté du temps et de la peine; c'est pour elle, dis-je, car, pour toi, je ne me consolerais pas si tu allais consulter la Grammaire sur une phrase que tu me destines ou que tu m'adresses. Ah! ce que ton cœur sait dire, l'art et l'esprit le trouveront-ils jamais ? »

J'ai aussi sous les yeux le manuscrit d'un Essai sur la Tolerance qui l'occupa dans le même temps. On trouve dans les Lettres imprimées à Sophie bon nombre de phrases et de passages tirés de cet écrit, et, en général, des divers ouvrages dont Mirabeau s'occupait à cette époque; et l'on ne saurait s'en étonner. Dans cette vie de solitude et de silence à laquelle il était condamné, i' avait besoin de causer, de s'épancher comme il pouvait, et de verser en toute occasion, et par toutes les issues, le trop-plein de ses pensées sur toute matière. Mirabeau, de plus, avait pris de bonne heure et d'instinct cette habitude, j'ai presque dit cette méthode de copier les autres ou de se copier lui-même, de se compiler à l'avance des provisions de pensées et de tirades dont il usait sans scrupule, selon l'occurrence, jusqu'à en faire double et triple emploi. Les antiques Rhapsodes ne procédaient guère autrement. Cette méthode, qui n'est pas

du tout celle de l'écrivain, me paraît, au contraire, assez naturelle et très-utile à l'orateur, qui, ayant à parler à des foules et à improviser à chaque instant, doit avoir des amas de toute sorte, et à qui l'on ne demande jamais compte de ces répétitions, quand elles sont bien placées et qu'elles sont relevées par des traits d'un vif et soudain à-propos. Je recommande cette vue à ceux qui examineraient de près Mirabeau écrivain; elle nous fait aboutir encore directement à Mirabeau orateur.

Les jugements que Mirabeau portait sur les écrivains de son temps tendraient également à montrer qu'il n'était point précisément des leurs, et que sa supériorité aspirait à une autre sphère pour s'y déployer. Toutes les fois qu'il parle d'eux, il est indulgent, il est modeste, il se met à la suite, il les admire vraiment à l'excès. S'il s'avise de traduire Tibulle, il n'est pas jusqu'à M. de Pezai devant qui il ne s'incline. A la manière déférante dont il parle de Marmontel, de Thomas, de Raynal et des auteurs secondaires, on sent que, pour leur céder si aisément le haut du pavé en littérature, ce n'est pas là le champ de bataille définitif qu'il s'est choisi. Il reste avec eux tous dans les à-peu-près; il n'apporte point en ces sortes de jugements ce soin exact et jaloux qui dénote l'émule et l'homme du métier. C'est un amateur empressé, curieux, qui traverse le pays, interroge chacun au passage, ne dédaigne personne et ne songe évidemment qu'à s'instruire. Mais quand il parle du grand Rousseau et du grand Buffon, j'aime à l'écouter; il est bien d'accord avec lui-même, et on sent qu'en les admirant comme il fait, il rend hommage à ce style ample, aisé, développé, lumineux, qui est fait pour atteindre et frapper l'universalité des hommes. Sophie l'avait un jour comparé à Rousseau; il la rappelle à l'ordre et au respect : «Tiens, Sophie, je te

battrais si je pouvais, quand tu lâches la bride à ton fol enthousiasme au point de dire de si grosses bêtises. Astu bien le front de comparer mon style à celui de ce Rousseau, l'un des plus grands écrivains qui fut jamais?... » Et il continue par un éloge des mieux sentis. Et ailleurs, se fâchant aussi qu'elle l'ait mis en balance avec Buffon: «Point de ces phrases légères, Sophie. En fait de science, comparer l'opinion et l'autorité de M. de Buffon à la mienne, c'est comparer l'aigle au moineau. M. de Buffon est le plus grand homme de son siècle et de bien d'autres... » Et il dit quelque part dans une de ses notes manuscrites de Vincennes : « On peut justement appliquer à M. de Buffon ce que Quintilien dit d'Homère : Hunc nemo in magnis, etc. » — « Jamais personne ne le surpassera en élévation dans les grands sujets, en justesse et en propriété de termes dans les petits. Il est tout à la fois fécond et serré, plein de gravité et de douceur, admirable par son abondance et par sa brièveté. J'aime à noter jusqu'à ces exagérations de la louange; elles prouvent du moins combien franchement Mirabeau, descendu des âpres sommets du style paternel, cherchait et se proposait la grande route, la grande voie romaine toute tracée, la voie vraiment triomphale dans l'éloquence. Non, Rivarol, l'homine qui sentait ainsi, et qui marchait dans ce sens élevé et en grandissant toujours, n'était point un Barbare en fait de langage.

Je couperai court au roman. Les curieux peuvent en chercher la suite et le dénoûment dans le tome troisième de M. Lucas-Montigny; ils y verront à quel ensemble de circonstances, à quel concert d'efforts combinés Mirabeau dut enfin sa sortie du donjon de Vincennes; ils y verront aussi les principales vicissitudes du procès qu'il soutint avec la famille de M. de Monnier, et les

ressources de tout genre qu'il y déploya jusqu'à ce que les adversaires eussent senti l'utilité d'une transaction. Je ne veux que donner ici quelques derniers détails sur Sophie. Ce grand et immortel amour s'était pourtant usé peu à peu dans la souffrance, dans l'absence. Les lettres qu'elle adressait à Mirabeau, dans les derniers temps de la captivité, se ressentaient des distractions chétives ou vulgaires qui l'entouraient dans son couvent de Gien. Mirabeau, après sa sortie, courut la voir un moment en juillet 1781. Depuis cette courte entrevue, où l'on dirait que leur passion épuisa son dernier feu, il ne paraît plus que ni l'un ni l'autre se soient crus obligés à une constance plus prolongée et plus opiniâtre. Demander de la fidélité à Mirabeau libre et courant le monde, c'eût été en demander aux Thésée, aux Hercule, à ces héros volages et robustes de l'antiquité. Sophie, toujours confinée à Gien, finit (nous avons regret de le dire) par s'autoriser ouvertement de son exemple. Elle avait retrouvé, vers la fin, un lien de cœur réel et une vraie flamme pour un M. de Poterat, ancien capitaine de cavalerie, âgé comme elle de trente-cinq ans environ, et elle était près de l'épouser, lorsqu'il mourut de la poitrine. Elle était résolue à l'avance de ne point lui survivre. M. de Poterat expira le 8 septembre 1789, et, le lendemain 9, Sophie n'existait plus. Elle s'était asphyxiée dans l'appartement dépendant du couvent des Saintes-Claires à Gien, qu'elle continuait d'habiter. Le docteur Ysabeau, son ami, et qui, depuis des années, lui avait donné des soins, pria son beau-frère le curé Vallet, député à l'Assemblée constituante, de faire part de cette triste nouvelle à Mirabeau. Voici en quels termes singuliers le curé Vallet rend compte de la manière dont il s'acquitta de sa commission et de l'effet qu'il produisit :

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