Images de page
PDF
ePub

face, me dit une personne qui ne l'a vu que ce jour-là, était une remarquable douceur.

En parlant ici d'Hégésippe Moreau, je ne viens faire, on peut le croire, le procès ni à la société ni aux poëtes. Les poëtes sont une race à part, une race des plus intéressantes quand elle est sincère, quand l'imitation et la singerie (comme il arrive si souvent) ne s'y mêlent pas; mais, dans aucun temps, cette race délicate ou sublime n'a paru se distinguer par une connaissance bien exacte et bien pratique de la réalité. Quant à la société, c'està-dire à la généralité des hommes réunis et établis en civilisation, ils demandent qu'on fasse comme eux tous en arrivant, qu'on se mette à leur suite dans les cadres déjà tracés, ou, si l'on veut en sortir, qu'alors, pour justifier cette prétention et celte exception, on les serve hautement ou qu'on les amuse; ct, jusqu'à ce qu'ils aient découvert en quelqu'un ce don singulier de charme ou ce mérite de haute utilité, ils sont naturellement fort inattentifs et occupés chacun de sa propre affaire. Peuton s'en étonner?

Hégésippe Moreau, en entrant dans la vie, avait pourtant rencontré, deux familles, on l'a vu, plus que disposées à l'accueillir et presque à l'adopter. Dès son premier pas dans le monde, et hors de son premier cercle, il trouva également de l'appui. M. Lebrun, l'auteur de Marie Stuart, et notre confrère à l'Académie, n'est pas né à Provins, mais il en est depuis longues années par les habitudes et par les liens de famille. Poëte dont chacun sait le talent, mais homme dont ceux qui l'ont approché savent seuls toute la noblesse et la délicatesse de cœur, il considérait comme un devoir, lui, arrivé le premier, de tendre la main à ceux qui viendraient ensuite, et nous le trouvons également aux débuts d'Hégésippe Moreau et à ceux de Pierre Dupont. Moreau connut

M. Lebrun dès 1828; il était alors âgé de dix-huit ans : c'était au moment où Charles X revenait d'un voyage que lui avait fait faire M. de Martignac. Le roi passa par Provins, et, à cette occasion, Moreau fit sa chanson, patriotique qui a pour titre: Vive le Roi! et pour refrain: Vive la Liberté ! J'ai sous les yeux quelques pièces de vers manuscrites adressées, vers cette époque, par le jeune homme à M. Lebrun, ou écrites d'après ses conseils, une pièce notamment en l'honneur de La Fayette, après son voyage triomphal d'Amérique. Moreau vint à cette époque à Paris, et, toujours par les conseils de M. Lebrun, il adressa à M. Didot son Épître sur l'Imprimerie, qu'on peut lire dans ses Poésies, et dans laquelle se trouvent quelques jolis vers descriptifs : Au lieu de fatiguer la plume vigilante, De consumer sans cesse une activité lente A reproduire en vain ces écrits fugitifs, Abattus dans leur vol par les ans destructifs; Pour donner une forme, un essor aux pensées, Des signes voyageurs, sous des mains exercées, Vont saisir en courant leur place dans un mot; Sur ce métal uni l'encre passe, et bientôt, Sortant multiplié de la presse rapide,

Le discours parle aux yeux sur une feuille humide.

Mais la fin de l'Épître est surtout heureuse; le jeune compositeur s'y montre dévoré souvent du désir d'écrire, de composer pour son propre compte, tandis qu'il est obligé d'imprimer les autres:

Hélas! pourquoi faut-il qu'aveuglant la jeunesse,
Comme tous les plaisirs, l'étude ait son ivresse?
Les chefs-d'œuvre du goût, par mes soins reproduits,
Ont occupé mes jours, ont enchanté mes nuits,
Et souvent, insensé! j'ai répandu des larmes,
Semblable au forgeron qui, préparant des armes,
Avide des exploits qu'il ne partage pas,
Siffle un air belliqueux et rêve des combats...

Moreau, à cette date, n'avait que dix-neuf ans. Il fut admis dans l'imprimerie de M. Didot, rue Jacob, justement en face de cet hospice de la Charité, où depuis... Placé, peu de temps après Juillet 1830, à la direction de l'Imprimerie royale, M. Lebrun chercha à y introduire Moreau; mais celui-ci, qui avait quitté l'imprimerie Didot, suivait dès lors une autre voie, et il n'était pas de ceux qui se laissent protéger aisément.

Moreau ressentait vivement les tortures secrètes de cette pauvreté que La Bruyère a si bien peinte, et qui rend l'homme honteux, de peur d'être ridicule. Ainsi, la première fois qu'il avait dû voir M. Lebrun à Provins, il n'avait pas voulu lui faire cette visite parce qu'il avait des bas bleus. Il ne se guérit point de cette disposition à Paris, lors même que les privations les plus réelles, les souffrances positives et poignantes vinrent y joindre leur aiguillon.

On me le peint alors déjà atteint par le souffle d'irritation et d'aigreur qui se fait si vite sentir sous les soleils trompeurs de Paris, méfiant, aisément effarouché, en garde surtout contre ce qui eût semblé une protection, ayant le dédain et la peur de la protection; ne se laissant plus apprivoiser comme il s'était laissé faire à Provins quelques années plus tôt; enfin ayant contracté déjà cette maladie d'amour-propre et de sensibilité qui est celle du siècle, celle de l'aristocratique René aussi bien que du plébéien Oberman ou du mondain Adolphe, celle de Jean-Jacques avant eux tous, comme depuis eux elle l'a été de tant d'autres qui ont eu la même maladie sous des formes et des variétés différentes. Il nous siérait peu, à nous qui parlons, de nous montrer trop sévère, l'ayant ressentie à notre jour et même décrite autrefois dans notre jeunesse. Moreau fut donc malade de ce que j'appellerai la petite-vérole courante de son

temps; il fut mécontent, sauvage, ulcéré, évitant ou repoussant ce qui eût été possible, voulant autre chose. que ce qui s'offrait à lui, et ne se définissant pas cette autre chose. Pauvre, timide et fier, et à vingt ans, on est aisément pour les doctrines ardentes qui promettent le bouleversement du présent et la remise en question de l'avenir, de même qu'à cinquante ans, établi, rassis, ayant épuisé les passions, et raisonnant plus ou moins à son aise sur les vicissitudes diverses, on est naturellement pour un statu quo plus sage. Notre sagesse ou notre folie n'est guère en général que le résultat de notre âge et de notre situation. Pour s'élever au-dessus de ces circonstances en quelque sorte matérielles et physiques, deux choses sont nécessaires, et elles sont rares: du caractère et des principes. Hégésippe Moreau n'avait ni l'un ni l'autre ; il avait de l'âme et du talent, mais son caractère était faible, comme c'est trop souvent le cas des organisations d'artiste, et les impressions du dehors prenaient fortement et irrésistiblement sur lui. Ses poésies et ses inspirations, du moment qu'elles cessent d'être intimes, ne sont pour la plupart que le reflet ardent et mélangé, le conflit des divers éclairs qui se croisaient orageusement alors dans l'atmosphère politique.

Après les journées de Juillet 1830, auxquelles il avait pris part vaillamment, Moreau quitta pendant un temps l'imprimerie; il s'était fait maître d'études, mais ce n'était pas une carrière. Il s'accoutuma, durant cette période fatale et fiévreuse de deux ou trois années, à une vie irrégulière, désordonnée, errante, toute d'émotions et de convulsions. Il avait faim, et il composait à travers cela des chants qui se ressentaient de ce cri intérieur, par leur âpreté et leur amertume. Il rêvait au suicide; il commençait à se détruire. Il eut, en 1833, une première maladie qui le força d'entrer à l'hospice. Con

valescent, une bonne pensée le saisit; il partit pour Provins et alla demander l'hospitalité à Mme Guérard à la ferme de Saint-Martin. Là, aux derniers rayons d'automne, repassant ses douloureux souvenirs, ceux de sa maladie, ceux de l'insurrection et des émeutes, et du choléra, rappelant même ses imprécations de colère, il se rétractait d'une manière touchante :

Ainsi je m'égarais à des vœux imprudents,
Et j'attisais de pleurs mes ïambes ardents.
Je haïssais alors, car la souffrance irrite;

Mais un peu de bonheur m'a converti bien vite.
Pour que son vers clément pardonne au genre humain,
Que faut-il au poëte? Un baiser et du pain.

Dieu ménagea le vent à ma pauvreté nue;

Mais le siècle d'airain pour d'autres continue...

Et se considérant lui-même comme délivré des soucis à l'approche de l'hiver, il souhaitait à d'autres le même soulagement et la même douceur :

Dieu, révèle-toi bon pour tous comme pour moi!
Que ta manne, en tombant, étouffe le blasphèmc;
Empèche de souffrir, puisque tu veux qu'on aime;
Pour qu'à tes fils élus, tes fils déshérités
Ne lancent plus d'en bas des regards irrités.
Aux petits des oiseaux toi qui donnes pâture,
Nourris toutes les faims; à tout dans la nature
Que ton hiver soit doux; et, son règne fini,
Le poëte et l'oiseau chanteront: Sois béni!

Deux ans après, le souvenir de cette douce hospitalité lui revenait à la mémoire, et il envoyait pour étrennes (janvier 1836) cette délicieuse Romance à celle à qui il avait dû, pour un jour du moins, ses pures et innocentes Charmettes:

LA FERMIÈRE.

Amour à la fermière! elle est
Si gentille et si douce!

« PrécédentContinuer »