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1re Année. No 24.

20 Octobre 1872.

LA PETITE REVUE

Un an.

LETTRES, ARTS, SCIENCES,

INDUSTRIE & HISTOIRE LOCALE DU NORD DE LA FRANCE

Paraissant tous les Dimanches.

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5, rue d'Isle SAINT-QUENTIN

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Les Abonnés ont droit à une remise de 10 0/0 sur tous les ouvrages de Librairie qu'ils demanderont aux bureaux de la Petite Revue.

SOMMAIRE: Le lion amoureux, par LÉO. Académie française:
Rapport de M. Patin (suite). Poësie J. Pifferari, par JULIUS.
Documents historiques, communiqués par A. LEDUC.
théâtrale, par Georges LASSEZ.

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Chronique Gazette artistique. Courrier

militaire. - Caquets. — Nouvelles. - Bulletin commercial.

LE LION AMOUREUX.

L'éloge du talent dramatique de M. Francis Ponsard n'est plus à faire; M. Sainte-Beuve, ce juge délicat, s'en est chargé en 1855, lorsqu'il le présenta aux suffrages de la phalange des immortels, qui le nommèrent en remplacement de M. BaourLormian.

C'est en 1866 que fut représenté le Lion amoureux qui avait été répété sous le nom de Madame Tallien. Cette comédie, qui est plutôt un drame historique en vers, est à la fois l'œuvre d'un artiste, d'un grand talent, d'un grand cœur, et l'histoire idéalisée par la double poésie de l'imagination et du style.

Fatiguée des luttes qu'elle n'avait cessé de livrer depuis la convocation des Etats-Généraux, la France assista avec inertie à la révolution du 19 brumaire. Elle n'en comprenait pas la pensée. Elle avait vu le triomphe de la bourgeoisie avec l'Assemblée constituante, celui de la philosophie avec l'Assemblée législative, dominée par les Girondins; le peuple avait eu son règne, puis était venu le régime de l'intrigue et de la corrup

tion avec le Directoire : l'avénement de l'épaulette la trouva indifférente et blasée sur toutes ces révolutions. Elle était sûre, d'ailleurs, que ces jours ne reviendraient plus, où les prisons ne s'ouvraient que pour offrir leur pâture au tribunal de la nécessité. La représentation avait été décimée, puis avilie par les journées du 9 thermidor an II, du côté des finances, la démonétisation des assignats, les impôts révolutionnaires, le maximum et la confiscation étaient présents à la mémoire ; l'égalité et la fraternité avaient péri dans la guerre civile et des usurpations incessantes.

Après le 9 thermidor, il s'était opéré un changement remarquable dans les mœurs. Le luxe, l'attrait du plaisir et toutes les passions que la société met en mouvement, s'étaient débordés avec une violence proportionnée à la compression exercée sur eux. Un grand nombre ne voyait la liberté que couverte de haillons ensanglantés : le bien public était pour beaucoup un mot vide de sens, une chimére. Il n'y avait plus de classes, de rangs, d'ordre, plus de notions claires du juste ou de l'injuste : la science de la matière ou de la débauche absorbait tous les esprits. Enfin, l'ambition, l'orgueil et la vanité, qui ne meurent jamais dans le cœur de l'homme, ne sachant où s'adresser, se jetèrent sur les richesses, comme sur l'unique moyen de distinction qui triomphait de la révolution. De là ces fortunes si rapidement faites et défaites, ces banqueroutes ménagées comme des spéculations, cet égoïsme qui saisit les cœurs les plus généreux, cette soif effrénée des jouissances, ces saturnales perpétuelles où se répandirent pêle-mêle toutes les parties de la population.

C'est cette époque que M. Ponsard a voulu peindre dans le Lion amoureux, et qui lui a donné l'occasion de faire apparaître sur le théâtre des personnages marquants de notre histoire.

Le Lion amoureux est le jeune conventionnel Humbert, membre du Comité de salut public, caractère droit, loyal, et d'une grande fermeté. Le premier acte se passe dans son modeste appartement. Il s'y trouve avec deux collègues, Aristide, et le général Hoche dont il était l'aîné et le compagnon d'armes. Le fougueux Humbert reproche au général de se laisser entraîner aux fêtes frivoles et luxueuses de Mme Tallien. Le général se défend :

Quoi! parce qu'une femme a l'aimable génie
De rappeler chez nous l'urbanité bannie,

Et que sa loi s'impose avec tant de douceurs,

Qu'on sent l'apaisement rentrer dans tous les cœurs;
Parce qu'en ses salons chaque parti se touche
Et, gardant sa croyance, y perd l'aspect farouche,
Que des hommes ardents, fils du même pays,
Sans s'être jamais vus s'étant toujours haïs,
Se trouvent étonnés, venant à se connaître,
De se moins exécrer, de s'estimer peut-être,

Et que l'heureux effet de ces rapprochements
Eteint là des soupçons, là des ressentiments,
Voilà la République aussitôt abattue!

Ne peut-elle donc vivre, à moins qu'elle ne tue?
N'est-ce pas l'affermir que de la faire aimer?
Est-ce une trahison que le don de charmer?
Qu'au moment du péril et des luttes fébriles,
Elle ait mis sa massue entre les mains viriles,
Bien; qu'elle ait opposé la fureur aux fureurs,

Et rendu coup pour coup et terreurs pour terreurs,

Soit; mais le temps n'est plus de ces fortes secousses;
Notre œuvre est achevée et veut des mains plus douces :
C'est l'heure de calmer d'orageuses rumueurs,

D'épurer le langage et de polir les mœurs ;

C'est l'heure de la paix, l'heure de la clémence ;

La femme reparaît; son règne recommence.

Hoche reconnaît donc l'influence des femmes, et y applaudit. Il n'en est pas de méme de l'austère Humbert, jamais la beauté n'a occupé son esprit ni touché son cœur ; il s'écrie avec une chaleur patriotique :

Les luttes au forum, la guerre à la frontière,
Voilà ce qui remplit mon existence entière ;
Ou soldat ou tribun, je n'ai point de loisirs
Que je puisse donner aux amoureux soupirs.
Qu'un muscadin s'exerce à la galanterie;
Ma seule passion à moi, c'est la patrie;

Tous les transports fiévreux que l'on prête aux amants,
Leurs adorations et leurs emportements,

Brouilles et repentirs, je ressens tout pour elle;

Et je ne connais pas que, vivant de nos jours,

Un homme puisse au cœur avoir d'autres amours.

Hoche veut mener le farouche chez la Circé moderne, dont les salons représentaient la corruption élégante, raffinée, et les intrigues au grand jour ; pour l'entraîner, il lui dit :

Viens y voir, réunis dans le même salon,
Ce jeune général à qui l'on doit Toulon,
Jourdan, Kléber, Moreau, ces vaillantes épées
Par qui l'invasion eut ses trames coupées,
Marceau, Championnet, qui, prêts à s'élancer,
Brûlent de les atteindre et de les dépasser;
Viens y voir dans Sieyès la science profonde,
L'honneur dans Lanjuinais, reste de la Gironde,
La gloire avec Carnot, la Muse avec Chénier,
Tous soumis au bon goût qu'on leur sait enseigner,
Tous d'accord pour bénir l'art qui réconcilie
Avec la liberté l'élégance polie.

Mais le puritain Humbert est inflexible dans ses allures spartiates, et Hoche va seul au rendez-vous des muscadins. Il part, et, au moment où il quitte le stoïcien, on annonce la visite d'une dame noble et belle. C'est une jeune et aristocratique veuve, la marquise de Maupas, qui vient demander la rentrée de son père, le comte d'Ars, royaliste indomptable, et la grâce de son beau-frère, captif, auquel elle doit s'unir pour ohéir à un désir de son époux défunt, et satisfaire aux vues aristocratiques de son père. La marquise se fait recon

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naître; elle est la payse d'Humbert; ils ont joué enfants, bien
que d'un rang très différent; elle fille d'un comte, lui fils d'un
des vassaux de sa famille. La Terreur a encore, selon elle, rap-
proché ces distances. Le marquis de Maupas, son mari, a
péri dans la tempête; la marquise, fugitive à l'étranger, s'est
faite servante pour vivre. Ecoutez-là raconter sa servitude :
Le pays était beau, l'air pur; un gai bosquet
Donnait à notre auberge un petit air coquet;
Une vigne grimpait sur la muraille blanche,
Et ces bons Allemands, accoudés sur la planche,
De leurs yeux rêveurs, pleins d'étonnements naïfs,
Admiraient ma tournure et mes mouvements vifs."
Parfois, en me voyant de gros souliers chaussée,
Avec un tablier sur ma jupe troussée,

Il me semblait, devant un public diverti,
Jouer, pour mon plaisir, un rôle travesti.

Et puis j'avais l'orgueil tout nouveau de me dire
Que je gagnais ma vie et savais me suffire.

Sous cet accoutrement, le sang des châtelains
Offusquait-il encor des yeux républicains?
Purifiée ainsi de tout notre ancien faste,

De tout vain préjugé, de tout orgueil de caste,
Puis-je espérer d'avoir sur vous les mêmes droits
Que celles qui vivaient de l'oeuvre de leurs doigts,
D'être votre payse au même titre qu'elles,

Et que le cabaret absoudra les tourelles?

Humbert est attendri; la marquise avait d'ailleurs, dans sa jeunesse, consolé la vieille mère du démocrate, alors qu'il se battait pour son pays. Or, il importe qu'il se montre chez Mme Tallien, pour obtenir de ses collègues les deux grâces demandées par une si charmante solliciteuse. Il refuse tout d'abord. Mais le charme de la beauté et de la vertu réunies opère... Le Lion se civilise... Il se rendra à l'élégant rendez-vous.

Au second acte, Humbert arrive un peu intimidé, au milieu du salon de Mme Tallien, étincelant de blanches épaules, de perles et de camées; la dame du somptueux logis lui fait une réception charmante. Tâchons, dit-elle à ses convives,

Que monsieur, un peu plus raffermi

N'ait plus de nous la peur qu'il fait à l'ennemi.

mais ce salon est un lieu où se réunissent les plus véhéments réactionnaires. Chacun d'eux insulte la Révolution; Humbert, prêt à éclater, est retenu par la marquise, qui le subjugue. Le vicomte de Vaugris est le plus agressif; il montre un assistant:

Voyez-vous ce monsieur, d'or tout resplendissant?

Il fut de mes fermiers; avec l'argent d'un terme

Il acheta les biens dont il avait la ferme;

Il a des millions; moi, je n'ai plus un sou;
Je trouve cela drôle, et j'en ris comme un fou.
Bref, depuis quinze jours que j'y suis, j'étudie
Paris, et chaque instant m'offre la comédie.

Humbert qui se croit le jouet de la marquise en apprenant, par l'indiscret vicomte, qu'elle va se marier à celui qu'il a

promis de sauver, éclate tout-à-coup contre les royalistes. Le lion rugit, sa crinière se dresse.

Savez-vous, muscadins, vous qui fouettez les femmes,

Ce qu'ont fait, l'an dernier, ces montagnards infàmes?
Il fallait affronter bien d'autres gens que vous;
L'Europe se ruait tout entière sur nous;

Ils ont fait se dresser, juste au mois où nous sommes,
Quatorze corps d'armée et douze cent mille hommes,
Qui, la pique à la main, en haillions, sans souliers,
Ont repoussé l'assaut de dix rois alliés.

Ces héros, muscadins, bravant les carabines,
Battaient des Prussiens et non des Jacobines;
Ces nobles va-nu-pieds, agioteurs repus,

S'élançaient vers la gloire et non vers les écus.

Il quitte ce salon où sont réunis tous les ennemis de la République, pêle-mèle avec des républicains attiédis, laissant les hôtes de Mme Tallien étourdis par cette explosion généreuse.

Le Lion est amoureux, il s'amende, il a imploré sa grâce auprès de la marquise de Maupas; elle lui est accordée comme il à fait accorder celle des deux parents de son idole.

Le comte d'Ars est rentré en France, mais en apportant dans ses bagages ses colères et ses anciens préjugés. Mme de Maupas avait donné au jeune tribun, qui a déclaré son amour, l'espoir qu'elle se délierait de ses engagements et qu'elle deviendrait sa femme. Mais l'irascible comte d'Ars, en apprenant l'amour de sa fille, sent se révolter ses vieilles idées royalistes, il menace de se dénoncer au Comité de salut public comme conspirateur, et de se livrer à l'échafaud si sa fille n'épouse pas le parent noble qui lui est destiné.

Le quatrième acle est tout entier rempli par la confession de la marquise révélant à Humbert l'impossibilité de leur union. Le républicain passe de la surprise à la colère, de la colère à la douleur.

Qu'est-ce que vous voulez que je fasse à présent?
Laissez là votre monde, ainsi que moi le mien !
Repoussons tous les deux la mémoire importune,
Et vous, de votre père, et moi, de la tribune!

Soyons tout l'un pour l'autre ; allons cacher au loin,
Dans quelque endroit perdu, nos amours sans témoin !
Venez ! si vous m'aimez, qu'importe tout le reste!

Laissez-moi!

Mensonge!

(Il la saisit.)

LA MARQUISE (se dégageant.)

HUMBERT.

Vous m'aimez ! fausseté manifeste!

(Allant vers elle.)

Sois maudite, ou suis-moi!

LA MARQUISE (de la porte.)

Je ne puis.

Devant Dieu qui m'entend, je t'aime et je te fuis.

Elle sort précipitamment.)

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