Images de page
PDF
ePub

19

cette compagnie sans nous ennuyer, par la nouveauté d'une conversation et d'une langue entièrement nouvelle pour nous. Nous fîmes bien des réflexions sur le parfait contentement de ce Gentilhomme, de qui l'on peut dire :

Heureux qui se nourrit du lait de ses brebis,
Et qui de leur toison voit filer ses habits (1).

Les jours sont silongs que nous n'eûmes pas même besoin du secours de la plus belle lune du monde qui nous accompagnera sur la Loire, où nous nous embarquons demain. Quand vous recevrez cette lettre, je serai à Nantes : j'ai trouvé aujourd'hui que je ne suis pas encore plus loin de vous qu'à Paris; et par un filet que nous avons tiré sur la carte, nous avons vu que Nantes même n'étoit guère plus loin de vous que Paris. Mais en vérité, voilà de légères consolations, je n'ai pas même celle de recevoir de vos nouvelles. Vos lettres n'arrivent qu'aujourd'hui à Paris; du But y joindra celles de samedi, et j'aurai les deux paquets ensemble à Nantes: je n'ai point voulu les hasarder par une route incertaine, puisqu'elle dépend du vent vous croyez donc bien que j'aurai quelque impatience d'arriver à Nantes. Adieu, mon enfant, que puis-je vous dire d'ici? Vous avez des résidens qui doivent vous instruire; je ne suis plus bonne à rien qu'à vous aimer, sans pouvoir faire nul usage de cette bonne qualité : cela est triste

(1) Voyez les Bergeries de Racan, Acte V, Scène première.

pour une personne aussi vive que moi. Mon bien bon vous assure de ses services: je suis fort occupée du soin de les conserver; les voyages ne sont plus pour lui comme autrefois. Je vous embrasse de tout mon cœur. Votre frère veut discourir.

Monsieur DE SÉVIGNÉ.

:

Puisque vous savez que je suis ici, ma belle petite sœur, je n'ai quasi plus rien à dire pour discourir, si ce n'est que pour me rendre nécessaire, j'ai voulu me mêler de faire le marché du bateau; et que, dès qu'il a été conclu, mon oncle d'une seule parole l'a eu à une pistole meilleur marché que moi cela donnera sujet à ma mère de faire des réflexions sur l'amendement que les années apportent à ma pauvre cervelle : en vérité, elles ne servent guère; tout ce que je puis penser de bon est toujours inutile, et demeure sans effet, et j'ai toujours la grâce efficace pour tout ce qui ne vaut pas grand'chose. J'ai une douleur mortelle de voir ma mère aller en Bretagne sans moi: ce qui me console, c'est que vous n'êtes point à Paris, et que l'éloignement où vous allez être, ne vous coûte pas, à beaucoup près, ce que vous coûteroit une nouvelle séparation. Ma mère est en parfaite santé : il faut espérer que ce voyage sera le dernier qu'elle fera dans un pays si éloigné du vôtre. J'irai la voir au mois de Septembre ; il faudra bien que dans ce tems vous me fassiez des complimens de joie, puisqu'avec la violente inclination

[ocr errors]

que j'ai de passer ma vie avec les Bretons, je serai dans mon élément. Adieu, adieu, ma petite sœur; je ne suis pas encore assez provincial pour ne pas souhaiter passionnément de vous voir cet hiver à Paris; il me semble que votre retour est certain. Vous aurez un très-joli appartement, et j'aurai le plaisir de ne point vous faire de honte, puisque je serai encore Sous-Lieutenant des Gendarmes de M. le Dauphin. Ne vous gâtez point l'imagination sur mon sujet; je vous aime trop pour vouloir vous donner de certains chagrins. J'avois fait l'autre jour une réponse à M. de Grignan; mais ma mère, avec beaucoup de raison, la trouva si peu digne de ce qu'il m'avoit écrit, qu'elle la brûla : je le prie de ne pas laisser de la recevoir : il est bien heureux qu'on lui ait ôté la peine de la lire.

JE

LETTRE 625.

A la même.

à Blois, jeudi 9 Mai 1680.

E veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant, rien ne peut me contenter que cet amusement; je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre; j'ai beau tourner une affaire (1), je m'ennuie, et c'est mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle, et qu'encore que ma lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende compte

(1) Expression que M. de la Garde employoit à tout propos.

tous les soirs de ma journée. Mon fils est parti. cette nuit d'Orléans par la diligence qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris; cela fait un peu de chagrin à la poste: voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemarck. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau tems du monde; j'y ai fait placer le corps de mon grand carrosse d'une manière que le soleil n'a point entrée dedans: nous avons baissé les glaces : l'ouverture du devant fait un tableau merveilleux; les portières et les petits côtés nous donnent tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'Abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons cousins, bien à l'air, bien à notre aise; tout le reste, comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud : on a un petit fouron mange sur un ais dans le carrosse, comme le Roi et la Reine: voyez, je vous prie, comme tout s'est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois que le cœur étoit à gauche : en vérité, le mien, ou à droite, ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n'ai point de peur, j'y pense à ma chère fille, je m'entretiens de la tendre amitié que j'ai pour elle, de celle qu'elle a pour moi, des pays infinis qui nous séparent, de la sensibilité que j'ai pour tous ses intérêts, de l'envie que j'ai de la revoir, de l'embrasser;

neau,

[merged small][ocr errors]

je pense à ses affaires, je pense aux miennes ; tout cela forme un peu l'humeur de ma fille, malgré l'humeur de ma mère* qui brille tout autour de moi. Je regarde, j'admire cette belle vue qui fait l'occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon Abbé, qui, à soixante-treize ans, s'embarque encore sur la terre et sur l'onde pour mes affaires. Après cela je prends un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit acheter, c'est la Réunion du Portugal, qui est une traduction de l'italien : l'histoire et le style sont également estimables. On y voit le Roi de Portugal (Sébastien), jeune et brave Prince, se précipiter rapidement à sa mauvaise destinée; il périt dans une guerre en Afrique contre le fils d'Abdalla: c'est assurément une histoire des plus amusantes qu'on puisse lire. Je pense à la Providence, à ses ordres, à ses conduites, à ce que je vous ai entendu dire, que nos volontés sont les exécutrices de ses décrets éternels. Je voudrois bien causer avec quelqu'un; je viens d'un lieu où l'on est assez accoutumé à discourir nous parlons, l'Abbé et moi, mais ce n'est pas d'une manière qui puisse nous divertir: nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter: il n'y a pas beaucoup d'ex voto pour les naufrages de la Loire, non plus

* Expressions par lesquelles la mère et la fille désignoient entre elles certaines promenades et certains points de vue, soit à Livry, soit aux Rochers.

« PrécédentContinuer »