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LETTRE 694.

Au même.

à Paris, ce 4 Décembre 1683.

Si vous saviez, mon pauvre Cousin, ce que c'est que de marier son fils, vous m'excuseriez d'avoir été si long-tems sans vous écrire. Je suis dans le mouvement d'un commerce fort vif avec le mien, qui est en Bretagne, et sur le point d'épouser une fille de bonne maison, dont le père est Conseiller au Parlement, et riche de plus de soixante mille livres de rente. Il donne deux cent mille francs à sa fille : c'est un grand mariage en ce tems-ci *. Il y a eu beaucoup de choses à ajuster, avant que d'en venir à signer les articles, comme nous avons fait il y a quatre jours. Je vous souhaite, mon cher Cousin, le même embarras, et je vous promets en ce cas de recevoir vos excuses de ne m'avoir point écrit depuis long-tems, comme je vous conjure de recevoir les miennes, après vous avoir embrassé de

tout mon cœur.

Monsieur DE CORBINELLI".

Je me réjouis que votre santé soit revenue à sa perfection, Monsieur; continuez d'en avoir soin. Le Conseil d'Espagne a résolu de nous déclarer la

* M. de Sévigné épousa le 8 février de l'année suivante JeanneMarguerite de Brehant de Mauron, femme aimable et vertueuse,, dont on verra quelques lettres, à la suite de celles-ci.

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guerre, à ce que la Reine d'Espagne a mandé à
MONSIEUR. On raisonne à outrance sur cette
fierté fanfaronne d'une nation que nous avons in-
sultée tant de fois impunément, qui le peut être
encore de même, après que le Prince d'Orange a
été renvoyé des Etats, à qui il demandoit des com-
missions pour seize mille hommes. Les politiques
disent que c'est un coup de désespoir aux Espa-
gnols qui n'est pas sans habileté, et qu'ils ne veu-
lent pas être chargés de la garde du reste de la
Flandre, qui ne leur est d'aucune utilité, et ne leur
sert qu'à leur attirer des affaires; qu'ainsi les Hol-
landois et les Flamands entreront dans la guerre;
ou ils refuseront d'y entrer, et l'Espagne sera bien
aise de leur donner un maître, et d'être déchargée
de la garde des Provinces, qui n'ont plus que la
peau et les os. Voilà comme on raisonne ici sur
cette audace inespérée.

* La déclaration de guerre fut publiée à Bruxelles le 11 Dé-
cembre suivant. Les François avoient déjà pris Courtrai et
Dixmude, et bombardé Luxembourg.

LETTRE 695.

Au même.

à Paris, ce 18 Décembre 1683.

ENFIN, après tant de peine, je marierai mon
pauvre garçon. Je vous demande votre procura-
tion pour signer à son contrat de mariage. Voilà
deux lettres sur cela pour ma tante de Toulonjon

et pour mon grand Cousin. Il ne faut jamais désespérer de sa bonne fortune. Je croyois mon fils hors d'état d'espérer un bon parti, après tant d'orages et tant de naufrages, sans charges et sans chemin pour la fortune; et pendant que je m'entretenois de ces tristes pensées, la Providence nous destinoit, ou nous avoit destinés à un mariage si avantageux, que dans le tems où mon fils pouvoit le plus espérer, je ne lui en aurois pas désiré un meilleur. C'est ainsi que nous marchons en aveugles, ne sachant où nous allons, prenant pour mauvais ce qui est bon, prenant pour bon ce qui est mauvais, et toujours dans une entière ignorance. Auriez-vous jamais cru aussi que le Père Bourdaloue, pour exécuter la dernière volonté du Président Perrault, eût fait depuis six jours aux Jésuites la plus belle oraison funèbre qu'il est possible d'imaginer? Jamais une action n'a été admirée avec plus de raison que celle-là. Il a pris le Prince* dans ses points de vue avantageux; et comme son retour à la Religion a fait un grand effet pour les Catholiques, cet endroit manié par le Père Bourdaloue, a composé le plus beau et le plus chrétien panégyrique qui ait jamais été prononcé.

* Ce Prince étoit Henri II de Bourbon-Condé, fils d'un grand homme, père d'un grand homme, homme médiocre; c'est lui qui enleva sa femme et la mena dans les Pays-Bas, pour la soustraire aux galanteries trop pressantes de Henri IV, précaution dout elle lui sut fort mauvais gré. Il étoit aussi avare que désagréable. Il mourut en 1646. Le Président Perrault avoit long-tems administré les affaires de la maison de Condé. Gourville lui succéda.

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LETTRE 696.

Madame DE SÉVIGNÉ au Président DE
MOULCEAU.

à Paris, ce premier Mars 1684.

Il est vrai que j'ai tort de ne vous avoir

pas mandé la conclusion du mariage de mon fils, mais cela

même me servira d'excuse: demandez à notre ami Corbinelli ce que c'est que d'avoir affaire avec des Bas-Bretons; il n'y a point de tête qui n'en soit renversée, et l'on ne peut pas songer à M. de Moulceau quand on fait un contrat dans la Généralité de Ploermel: cette dernière pensée chasse absolument l'autre; votre souvenir ne peut pas demeurer dans une mémoire chargée de tous les incidens qui ont accompagné notre mariage, jusqu'au jour de la bénédiction nuptiale. Elle fut donnée le 8 de l'autre mois, et dès ce moment je me mis à respirer et à songer qu'il y avoiť au monde l'antipode de notre beau-père, qui s'appeloit M. de Moulceau. Cette pensée m'a redonné la vie, et votre lettre est venue tout à propos pour répondre à ce qu'on pensoit de vous. Notre Corbinelli a eu part aussi à mon tourbillon : car le pauvre homme n'en est pas à couvert; il a beau se parer de sa philosophie, il faut qu'il écoute mes détails cruels, qu'il entre dans mes colères, qu'il me dise que j'ai raison pour m'empêcher de la perdre tout-à-fait ; enfin,

il a été dans cette occasion, comme dans plusieurs autres, le médecin de mon âme. Il a donc cette excuse, sans compter celle d'être un jeune Avocat, qui veut se signaler par la perte de trois ou quatre procès de ses meilleurs amis, dont il a été le conseil. Ce pauvre M. de Housset en sait des nouvelles, en attendant mon Cousin de Bussy. Je vous rendrai compte de ce dernier; car si par hasard il le gagnoit, il seroit l'homme du monde le plus riche, puisqu'il auroit l'habileté de faire voir qu'un mariage qu'on croyoit bon, n'est qu'une pure imagination, et n'a jamais été *.

Il s'agit du procès assez scandaleux que le Comte de Bussy et sa fille, veuve du Comte de Coligny, perdirent dans le cours de cette même année. Cette Dame s'étoit mariée en 1681 avec un Gentilhomme Bourguignon nommé de Larivière, mais pour éviter les oppositions, et sur-tout les emportemens de son père, ce mariage s'étoit fait secrètement. De là quelques irrégularités dans les actes, dont Bussy, et même sa fille, entrainée par lui, se prévalurent pour faire annuller cette union que leur orgueil regardoit comme une mésalliance. Il y avoit un enfant; mais par une combinaison odieuse, Bussy, et sa fille qui sous ses auspices, en étoit accouchée secrètement à Paris, le désavouoient l'un et l'autre, quoiqu'ils avouassent tous deux ce que prouvoient les lettres de Madame de Coligny, qu'elle avoit vécu avec Larivière, comme avec son mari. Aussi dans son très-beau et très-savant plaidoyer, l'Avocat-Général Talon se recrioit sur l'étrange aveuglement de ce père et de cette fille, de vouloir qu'elle passát pour concubine, plutôt que pour femme de son époux. Je ne sais trop en effet comment, avec tout son esprit Bussy eût pu concilier son prétendu point d'honneur avec le bon sens, la nature et la vertu. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Madame de Sévigné, qui paroît avoir bien jugé ce honteux procès, y étoit intervenue, avec les autres parens, pour appuyer la nullité du mariage. Telles sont les contradictions qui naissent des institutions et des préjugés nobiliaires.

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