Fixons d'abord la valeur que je donne au mot révolution; puisque ce mot reviendra sans cesse dans le cours de cet ouvrage. Par le mot révolution je n'entendrai dans la suite, qu'une conversion totale du gouvernement d'un peuple; soit du monarchique au républicain, ou du républicain au monarchique. Ainsi, tout Etat qui tombe par des armes étrangères, tout changement de dynastie, toute guerre civile qui n'a pas produit des altérations remarquables dans une société, tout mouvement partiel d'une nation momentanément insurgée, ne sont point pour moi des révolutions. En effet, si l'esprit des peuples ne change, qu'importe qu'ils se soient agités quelques instans dans leurs misères, et que leur nom, ou celui de leur maître, ait changé ? Considérées sous ce point de vue, je ne recon, noîtrai que cinq révolutions dans toute l'antiquité; et sept dans l'Europe moderne. Les cinq révolutions anciennes seront: l'établissement de républiques en Grèce; leur sujétion sous Philippe et Alexandre, avec les conquêtes de ce héros; la chûte des rois à Rome; la subversion du gouvernement populaire par les Césars; enfin le renversement de leur empire par les Barbares.* * L'irruption des Barbares dans l'empire, n'est pas proprement une révolution dans le sens que j'ai donné à ce mot. On en peut dire autant des guerres sous le roi Jean, et de la Ligue sous Henri III, dont j'ai cependant fait des révolutions. Quant aux Barbares, il est aisé d'appercevoir que, formant le point de con La république de Florence, celle de la Suisse, les troubles sous le roi Jean, la Ligue sous Henri IV., l'union des Provinces Belgiques, les malheurs de l'Angleterre durant le règne de Charles Ier, et l'érection des Etats-Unis de l'Amérique en nation libre, formeront le sujet des sept révolutions. modernes. Au reste, je crayonnerai rapidement la partie de cet ouvrage consacrée à l'histoire ancienne; réservant les grands détails, lorsque je parlerai des nations actuelles de l'Europe. Le génie des Grecs et des Romains diffère tellement du génie des peuples d'aujourd'hui, qu'on y trouve à peine quelques traits de ressemblance. J'aurois pu m'étendre sur les révolutions de Thèbes, d'Argos et de Mycènes; les annales de la Suède et de la Pologne, celles des villes Impériales, les insurrections de quelques cités d'Espagne et du royaume de Naples, me présentoient des matériaux suffisans, pour multiplier les volumes. Mais en portant un œil attentif sur l'histoire, j'ai vu qu'une multitude de rapports qui m'avoient d'abord frappé, se réduisoient, après un mûr examen, à quelques faits isolés, totalement étrangers dans leurs causes et dans leurs effets à ceux de la révo tact où s'unit l'histoire des Anciens et des Modernes, il m'étoit indispensable d'en parler. Quant aux deux autres époques; les troubles de la France dans ces temps-là sont trop fameux, offrent des caractères trop grands et des analogies trop frappantes, pour ne pas les avoir considérés comme de véritables révolutions. Je lution Françoise. En m'arrêtant incessamment à chaque petite ville de la Grèce et de l'Allemagne, je serois tombé dans un cercle de répétitions, aussi ennuyeuses que peu utiles. Je n'ai donc saisi que les grands traits; ceux qui offrent des leçons à suivre, ou des exemples à imiter. Je n'ai pas prétendu écrire un roman, dans lequel, pliant de force les événemens à mon systême, je n'eusse laissé après moi qu'un de ces monumens déplorables, où nos neveux contempleront avec un serrement de cœur, l'esprit qui anima leurs pères, et béniront le ciel de ne les avoir pas fait naître dans ces jours de calamité. Je me suis proposé un fin plus noble, en écrivant ces pages. l'avouerai; l'espoir d'être utile aux hommes a exalté mon âme et conduit ma plume. Que si le plus grand sujet, est celui dont on peut faire sortir le plus grand nombre de vérités naturelles; que si fixant en outre la somme des vérités historiques, ce sujet mene à la solution du problême de l'homme; fut-il jamais d'objet plus digne de la philosophie que le plan qu'on s'est tracé dans cet ouvrage ? Malheureusement l'exécution en est confié à des mains trop inhabiles. J'ai fait par mon titre d'Essai, l'aveu public de ma foiblesse. Ce sera assez de gloire pour moi d'avoir montré la route à de plus beaux génies. CHAPITRE I. Première Question-Ancienneté des Hommes. " QUELLES sont les révolutions arriveés autrefois dans le gouvernement des hommes; "quel étoit alors l'état de la société ; et quelle a " été l'influence de ces révolutions sur l'âge où "elles éclatèrent et les siècles qui les suivirent ?" Le seul énoncé de cette question suffit pour en démontrer l'importance. Le vaste sujet qu'elle embrasse, remplira la majeure partie de cet ouvrage; et servant de clef à nos derniers problêmes, en fera naître une foule de vérités inconnues. Le flambeau des révolutions passées à la main, nous entrerons hardiment dans la nuit des révolutions futures. Nous saisirons l'homme d'autrefois malgré ses déguisemens, et nous forcerons le Protée à nous dévoiler l'homme à venir. Ici s'ouvre une perspective immense; ici j'ose me flatter de conduire le lecteur par un sentier encore tout inculte de la philosophie, où je lui promets des découvertes et de nouvelles vues des hommes. Du tableau des troubles de l'antiquité passant à celui des nations modernes, je remonterai par une série de malheurs, depuis les premiers âges du monde jusqu'à notre siècle. L'histoire des peuples est une échelle de misère, dont les révolutions forment les différens degrés. Si l'on considère que depuis le jour mémorable où Christophe Colomb aborda sur les rives Améri caines, pas une des hordes qui vaguent dans les forêts du Nouveau Monde, n'a fait un pas vers la civilisation que cependant ces peuples étoient déjà loin de l'état de nature* à l'époque où on les a trouvés; on ne pourra s'empêcher de convenir, que la forme la plus grossière de gouvernement, n'ait dû coûter à l'homme des siècles de barbarie. Qu'appercevons-nous donc au moment où l'histoire s'ouvre? De grandes nations déjà sur leur déclin, des mœurs corrompues, un luxe effroyable, des sciences abstraites telles que l'astronomie, l'écriture et la métaphysique des langues, arts dont l'achèvement semble demander la durée d'un monde ! Si on ajoute à cela les traditions des peuples: les pasteurs de l'antique Egypte, paissant leurs gazelles dans les villes abandonnées et sur les monumens en ruines d'une nation inconnue, jadis florissante dans ces déserts: cette même Egypte comptant plus de cinq mille ans, depuis la fin de l'âge bucolique et l'érection de la monarchie sous son premier roi Mènes, jusqu'à Alexandre; la Chine fondant son histoire sur un calcul d'éclipses qui remonte jusqu'au déluge, au-delà duquel ses annales se perdent dans des siècles innombrables; l'Inde enfin, offrant le phénomène d'une langue primitive, source de toutes celles de * Une observation importante à faire sur la lenteur avec laquelle les Américains se civilisent: c'est que la nature leur a refusé les troupeaux, ces premiers législateurs des hommes. Il est même très-remarquable qu'on a trouvé ces sauvages policés, là précisément où il y avoit une espèce d'animal domestique. |