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tion sainte. Semblable à ses vaillants paladins, elle revient, après mille aventures, frapper à la porte du monastère, et terminer ses jours, agités par toutes les passions du monde, dans le recueillement mystique et la dévotion du cloître.

L'autre élément du cycle d'Arthur, la tradition celtique et chevaleresque n'est pas moins admirable par sa persévérante longévité. Il fallait qu'il y eût quelque chose de bien poétique dans cette invention de la table ronde, pour avoir vécu à travers mille transformations dans la mémoire des hommes et dans les œuvres des poëtes. Dante lui emprunte un trait de son délicieux épisode de Francesca da Rimini; Pulci, Boiardo et Arioste y puisent à pleines mains leurs charmantes fictions: le Tasse, outre l'inspiration chevaleresque et le merveilleux si intéressant de son épopée, lui doit l'idée première d'Olinde et Sophronie. Chaucer lui fait de nombreux emprunts pour ses Contes de Canterbury; Spenser en reflète les plus douces couleurs dans son harmonieuse et chaste Fairy-Queen. Walter Scott était nourri de nos poëmes chevaleresques. Shakspeare leur a emprunté plusieurs sujets, entre autres le roi Lear1. La première tragédie de l'Angleterre, le Gordobuc de Thomas Sackville a la même origine. Milton avait fait des romans de la chevalerie le charme de ses jeunes années2. C'est en Allemagne que le sujet du Graal a été développé avec le plus de sympathie. Le mysticisme du génie allemand devait accueillir avec complaisance ce mystique symbole. La France, après avoir longtemps oublié ou dédaigné le cycle d'Arthur qu'elle avait créé, s'en est souvenue tout à coup au milieu des jours de sa splendeur classique. De Tressan en a redit les aventures au XVIe siècle, en les déguisant il est vrai sous le spirituel anachronisme de son style; M. Creuzé de Lesser nous les a racontées avec plus de talent et de charme. Il en est de cette vivace fiction

4. L'histoire du roi Lear était d'abord racontée d'un empereur romain dans le Gesta Romanorum. Geoffroy de Monmouth, et après lui l'auteur de Perceforest l'attribuent à Leyr, un des monarques de la Grande-Bretagne descendants. de Brutus.

2. I will tell you whither my younger feet wandered: I betook me among, a these lofty fables and romances which recount in solemn cantos the deeds « of knighthood. »

comme de la plante merveilleuse qui naquit sur le tombeau de Tristan, et qui, grimpant le long des murs du monastère, redescendait en touffes odorantes sur la pierre sépulcrale de la reine Iseult sa bien-aimée. Trois fois le roi Marc, qu'avaient offensé leurs amours, en fit arracher les racines, mais toujours la plante obstinée reparaissait avec l'aurore et ombrageait les deux tombeaux de sa verdure et de ses fleurs.

CHAPITRE X.

TROISIÈME CYCLE ÉPIQUE.

SUJETS ANTIQUES.

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LA VOGUE DES SUJETS CLASSIQUES. · .-TRAVESTISSEMENT CHEVALERESQUE. LA GUERRE DE TROIE; MÉDÉE; ALEXANDRE.

Sujets antiques.

Si c'est le propre de l'épopée de reproduire, comme un vaste miroir, la physionomie de l'époque qui l'a créé, les poëmes du moyen âge, considérés dans leur ensemble comme une grande œuvre collective remplissent admirablement ce programme. Ces fictions, plus vraies que l'histoire, expriment ce que l'histoire néglige: elles peignent l'esprit, les mœurs, l'aspect général du temps, tout ce qui s'efface et disparaît dans les froides chroniques. Nous avons déjà vu s'y dessiner tour à tour les trails caractéristiques de cette époque; lans les poëmes carlovingiens, la féodalité avec sa turbulente valeur, ses guerres privées, ses insurrections contre le pouvoir central, ses luttes contre les Sarrasins; dans le cycle d'Arthur, la chevalerie tour à tour galante et dévote, espèce de lutte d'influence entre le cloître et le château.

Mais l'épopée du moyen âge ne se borne pas à reproduire les traits de la société française; elle en indique encore les origines, au moins par la nature des sujets qu'elle traite. Ainsi l'élément germanique est principalement représenté

par

les sujets carlovingiens, l'élément celtique par les sujets bretons.

Il serait étonnant que l'antiquité gréco-latine, qui formait toujours le fond de la civilisation et de la langue du moyen âge, n'eût pas fourni à ses poëtes le sujet d'une partie de leurs chants. Elle a en effet payé un riche tribu à la verve épique de nos trouvères. Mais ici encore, comme dans le cycle qui vient de nous occuper, la matière fournie par l'ancien monde a reçu, après sa nouvelle fusion, l'empreinte commune du moyen âge. C'est sous ce rapport seulement qu'elle doit nous occuper. Rien de plus curieux, en effet, que de voir les riches débris de l'art antique perdre leur forme élégante et classique sous la main du gothique architecte. Rien n'exprime mieux la force vitale du génie romantique que de le voir s'emparer ainsi des sujets grecs et latins sans se laisser dominer par leur admirable forme.

Ulysse dans la tradition populaire.

Le premier exemple d'une fiction inspirée par les souvenirs de l'antiquité est des plus curieux: c'est l'histoire d'Ulysse déguisée sous des noms et des circonstances modernes, et attribuée à un seigneur des environs de Toulouse, nommé Raymond du Bousquet. Elle se trouve dans une légende languedocienne du xr siècle, analysée par Fauriel'. Minerve est remplacée par Sainte-Foi, qur après une tempête de trois jours, arrache le héros du naufrage et le ramène dans sa patrie. Pénélope a perdu sa constance avec son nom; elle a prêté l'oreille à un prétendant, qui ne l'est déjà plus, quand Raymond revient inconnu dans son Ithaque. Le comte se cache dans la demeure d'un paysan qui lui est resté aussi fidèle qu'Eumée au fils de Laërte. C'est là qu'il attend l'heure où il pourra chasser l'intrus et reconquérir son domaine. Enfin, ce qui ne peut être une ressemblance fortuite, Raymond est reconnu, dans un bain, à la cicatrice. d'une blessure, comme Ulysse par sa nourrice Euryclée. Ce dernier trait appartient aux mœurs grecques et ne saurait

4. Romaus provençaux (ix leçon).

avoir été imaginé au xr siècle. Pour compléter l'analogie, le narrateur ajoute, dans une espèce de post-scriptum, une particularité qu'il a omise dans la suite du récit. Il raconte que les pirates qui s'étaient rendus maîtres de Raimond, lui firent boire une potion tirée d'une plante magique, qui avait pour effet de faire perdre à ceux qui en goûtaient le souvenir de leur patrie et de leur famille. On voit que la poétique fiction du lotos vivait encore dans la mémoire du peuple. Car ce n'est point par la transmission savante des écoles que l'histoire d'Ulysse a pu se perpétuer ainsi en s'altérant. Elle s'est propagée comme se conservent chez nous certaines aventures chevaleresques, par la tradition orale, par les contes dont les mères amusent la curiosité de l'enfance.

Cause de la vogue des sujets classiques.

Ce fut vers la fin du XII et au XIIIe siècle que la poésie française commença à redire les noms à jamais glorieux d'Ilion, d'Hector, d'Alexandre. Nul doute que les trouvères qui alors discréditaient partout les jongleurs, et prétendaient que

Ces trovéors bâtards font contes abaisser',

ne cherchassent dans les souvenirs confus de l'antiquité le double avantage de faire briller leur supériorité classique et d'offrir un thème nouveau à la curiosité des auditeurs. Ils disaient avec une certaine satisfaction:

Cette ystoire n'est pas usée,
Ni en guère de lieux trouvée.
Já écrite ne fut encore 2.

Ils s'écriaient aussi, en paraphrasant à leur manière l'odi profanum d'Horace :

Or s'en aillent de tous mestiers,

Se il n'est clers ou chevaliers :
Car autant peuvent écouter
Comme les ânes au harper 3.

Mais, outre les calculs personnels des poëtes, il faut

4. Alexandre et Lambert li Cors, Poëme d'Alexandre le Grand,

2. Benoît de Sainte-More, Histoire de la guerre de Troie.

3. L'auteur anonyme du Roman de Thèbes.

voir dans le succès des sujets antiques un changement et un progrès chez leur public. De même qu'en quittant Charlemagne pour Arthur, l'épopée avait marqué, pour ainsi dire, par un changement de dynastie, l'avénement d'une idée nouvelle, la chevalerie; ici, le choix des sujets gréco-romains annonce un pressentiment lointain et confus de la Renaissance, un avant-goût de Dante et de Pétrarque. La tradition latine indique ainsi, ce que nous verrons mieux encore dans un des chapitres suivants, qu'elle n'est point morte pour s'être effacée; qu'elle sommeille au fond des cloîtres, toute prête à renaître quand les temps seront venus. Elle fait ici un premier mouvement, une première tentative bien faible encore pour rentrer dans la société laïqne, pour àmener peu à peu ce qui doit constituer un jour l'éternelle beauté de la littérature française, je veux dire la fusion du goût antique et de l'inspiration moderne.

Telle est évidemment la pensée d'un de ces trouvères. Je m'étonne, dit-il, que personne n'ait encore écrit ces histoires en langue d'oil, car peu de gens entendent le latin: il y a plus de laïques que de lettrés:

Moult me merveil de ces clercs sages
Qui entendent plusieurs langages,
Et n'ont pas traduit cette histoire
Que nul ne tient en sa mémoire :
Je ne dis pas qu'il n'ait bien dit
Celui qui en latin la mit:

Mais y a plus laiz (laïques) que lettrés.
Si le latin n'est translaté,

Guère ne seront entendant.

Pour ce je veux dire en roman 1.

Les trouvères du cycle gréco-latin s'occupèrent d'abord de la guerre de Troie. C'était pour ainsi dire encore un sujet national. Presque toutes les nations de l'Europe voulaient descendre des Troyens. On rattachait à cette guerre l'expédition des Argonautes, qui devait plaire singulièrement à une époque où les croisades entraînaient de nouveaux conqué

1. Hugues de Rotelande, trouvère qui vivait à Credenbill, en Cornouailles, dans la seconde moitié du xe siècle.

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