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rants vers les contrées lointaines de l'Asie. On chantait aussi la guerre de Thèbes, sujet populaire au moyen âge, depuis que Stace, l'auteur de la Thébaïde, passait pour s'être converti au christianisme.

Ce n'était pas d'après Homère que les trouvères redisaient le siége de Troie : l'Iliade n'était point connue, et son auteur, dont on ne citait que le nom, était regardé comme un grossier imposteur. Les récits de la guerre de Troie qu'on acceptait comme véridiques, et où nos poëtes puisaient à pleines mains, étaient les ouvrages attribués à Darès le Phrygien et à Dictys de Crète. Le premier était un prêtre troyen, dont Homère fait mention: on prétendait qu'il avait rédigé l'histoire de la destruction de sa ville natale. Cette croyance remontait bien au delà du moyen âge: Élien nous affirme que l'histoire de Darès le Phrygien existait de son temps. Un obscur écrivain, postérieur au siècle de Constantin, profitant de cette tradition, rédigea un informe tissu de fables, qu'il donna pour une traduction de Darès par Cornélius Népos. Ce qu'il y a de piquant dans ce travail, c'est la préface que le prétendu Népos adresse à son ami Salluste, et où il affirme qu'il a découvert un manuscrit de la propre main de Darès.

L'ouvrage de Dictys de Crète formait la contre-partie eten quelque sorte le correctif de celui de Darès: c'était le Grec parlant après le Troyen. Dictys était un soldat d'Idoménée qui avait suivi son prince au siége de Troie. Sous le règne de Néron avait eu lieu en Crète un tremblement de terre, et cette catastrophe, à la fois terrible et bienfaisante, avait renversé la ville de Gnosse et mis à découvert le coffre où dormait, dans le tombeau de l'écrivain crétois, son précieux manuscrit. Les trouvères du moyen âge, s'appuyant sur des autorités si compétentes, ne pouvaient manquer d'être parfaitement renseignés.

Ces deux originaux jouissaient d'un avantage considérable à cette époque : ils avaient supprimé toute la partie mythologique de la fable d'Homère, et ils laissaient ainsi le champ libre aux fictions de la chevalerie. Nos trouvères ne s'en firent pas faute, ils donnèrent impartialement la colée à tous

les héros grecs ou troyens : tous devinrent des chevaliers pleins de valeur et de galanterie. Achille et Hector brillent au premier rang comme dans Homère, mais d'une tout autre façon. Thersite est devenu un nain. Les remparts de Troie sont en marbre, et le palais de Priam est un château enchanté. Seuls, Anténor et Énée ont peu à se louer des poëtes descendants de Francus et de Brutus. Ils sont les Gannelons de la Geste Troyenne. Ce sont eux qui introduisent dans leur ville natale le célèbre cheval de bois.

Ces ouvrages, où l'antiquité subit ainsi un travestissement chevaleresque, grâce à l'ignorance des auteurs et au goût décidé de leur public, ont laissé des traces profondes dans les littératures de l'Europe. Quelques grands poëtes modernes ont conservé à ces nobles figures de la Grèce et de Rome la physionomie que nos trouvères leur avaient donnée. C'est ainsi que Shakspere fait un mélange naïf des événements anciens avec les sentiments du moyen âge; c'est ainsi que Corneille et Racine lui-même nous montrent quelquefois les héros antiques tels que le XIIIe siècle les avait transmis aux interminables romans du XVII.

La guerre de Trole; Médée; Alexandre.

Le premier trouvère qui ait traité de la guerre de Troie est Benoît de Sainte-More, qui vivait sous Henri II d'Angleterre1. Son œuvre n'a pas moins de trente mille vers, sans compter les vingt-trois mille qui composent son Histoire des ducs de Normandie. Benoît eût pu défier Homère, comme Crispinus provoquait Horace. Il est vrai que les lignes du poëte normand ne sont que de huit syllabes.

En voici un échantillon qui ne manque pas de grâce:

Quand vint le temps qu'hiver dérive,
Que l'herbe verd point à la rive,

4. Les ouvrages de ce trouvère n'ont point été imprimés dans leur ensemble; M. F. Michel en a publié un extrait dans ses Chroniques anglo-normandes. 2. Horace, Sat. 1,1. 4.

Crispinus minimo me provocat: Accipe, sodes,
Accipe jam tabulas: dentur nobis locus, hora,
Custodes, videamus uter plus scribere possit.

Lorsque florissent les ramel,
Et doucement chantent oisel,
Merle, mauvis et loriol,
Et estornel et rossignol,

La blanche flor pend à l'épine,

Et reverdoie la gaudine;

Quand le temps est doux et souefs (suavis)
Lors sortirent del port les nefs.

Ces descriptions du printemps ont, dans la langue toute jeune du moyen âge, la fraîcheur de la saison qu'elles aspirent à peindre. Nos trouvères semblent avoir senti cette analogie. Le printemps est le plus fréquent et le plus chéri de leurs lieux communs.

Comme si le travestissement du langage et des mœurs n'était pas un passe-port suffisant pour ces nouveaux chevaliers, la poésie du moyen âge les met quelquefois directement en rapport avec les personnages connus de la Table ronde, sans doute pour achever leur éducation. Hippomédon, l'un des héros de Hugues de Rotelande, ne manque pas de rendre visite au roi Arthur, en revenant d'entendre Amphion, baron de Sicile, qui, bien qu'un peu sur le retour, a conservé toute sa voix si goûtée des dauphins, et, de plus, acquis de grandes richesses, probablement au métier de troubadour:

Riche homme fut, mais vieux était :
Moult était sage et moult savait;
Et moult était preux et courtois,

Et moult savait des anciens lais.

A la différence de la poésie carlovingienne, celle-ci a conscience d'elle-même, elle ne se croit plus l'écho de l'histoire; elle sait qu'elle invente et l'avoue. Hugues convient qu'il ment bien un peu, mais ses confrères en font autant, voire même peut-être ses auditeurs.

Ne mettez pas tout sur mon compte,
Seul je n'ai pas de mentir l'art :
Gautier Map en a bien sa part.
En moindre affaire bien souvent
Un fort honnête homme méprend.
Toutefois, à la mienne entente,
Il n'est pas un de vous qui mente....

Aussi nos trouvères agissent-ils très-librement avec les illustres morts qu'ils vont déterrer en Grèce ou à Rome. Médée eut le don de leur plaire, Médée était déjà une Armide; c'était la sœur aînée de ces filles d'émirs qui abandonnent sans sourciller père et mère, pour suivre un brillant paladin. Quelques-uns, comme Raoul Lefebvre, lui conservent assez fidèlement ses aventures, tout en les habillant de charmants anachronismes et d'inimitables naïvetés. C'est bien encore Médée, fuyant avec Jason, tuant ses enfants, rajeunissant le vieux roi des Myrmidons, lequel, au sortir de ses magiques. mains, devint « fort enclin à chanter, à danser et faire toutes choses joyeuses, et, qui plus est, regardait moult volontiers les belles damoiselles. » D'autres trouvères ne lui prennent que son nom : ils en font une vertueuse reine de Crète, qu'épouse Protésilas, après avoir vaincu son frère Danaus1. Ici nous voguons en plein roman. Nous ne retrouvons que des noms antiques avec lesquels se joue librement la fantaisie du narrateur. Mais ces noms seuls sont si harmonieux, si pleins d'une immortelle poésie, qu'ils suffisent pour rajeunir le vieil Éson chevaleresque, et faire courir un nouveau sang dans ses veines. Voici, par exemple, une description de tempête qu'on lit dans le même roman, et où l'on pressent déjà fort bien l'influence classique d'Éole.

La nef s'en va à grand exploit (rapidité),
Fol est qui sur le temps se croit.
Après bel temps, suef et clair,
L'on voit bientôt le temps troubler....
Ils eurent temps clair tout le jour,
Bel et souëf, sans ténébrour,

Et ont cinglé à grand déduit.
Mais le jour s'en va, vient la nuit,
Et ils sont allés loin de terre.

Un vent leur croît qui moult les serre.

Le vent commence à traverser :

A peu n'a fait la nef verser,

A dégradé tout leur atil (agrès)....
Rompu les mâts, battu la nef.

Cil dedans abaissent la tref (voile),

4. Hugues de Rotelande, Protésilaus, roman inédit de dix mille huit cents vers encore est-il incomplet dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale, où manquent plusieurs pages. - Voyez de La Rue, Histoire des bardes, t. II.

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Et vont errant par la grand' mer
Là où Dieu les voudra mener.

La grandeur de l'idée forme ici, avec la naïveté du vers, un contraste non moins curieux que les travestissements chevaleresques que nous voyions tout à l'heure. On croit lire Virgile traduit par Clément Marot.

De tous les héros de l'antiquité, il n'en était pas qui prêtât plus à la transfiguration chevaleresque qu'Alexandre le Grand. Tel que l'histoire le montre, c'est déjà presque un chevalier errant. Brave, généreux, magnifique, il soumet le monde en courant; plus soldat que général, il paye sans cesse de sa personne, il s'élance seul dans une ville qu'il assiége, il brûle une cité pour plaire à une femme. Il respecte les princesses ses captives, et mérite la reconnaissance du roi son ennemi. Aussi l'épopée s'attacha-t-elle de bonne heure à ce grand nom; la légende se forma autour de lui, même de son vivant. Il fit jeter dans l'Hydaspe l'histoire de sa vie, écrite par Aristobule, parce qu'elle lui prêtait des exploits merveilleux. Mais lui-même n'était-il pas complice de ces poétiques impostures, quand il se faisait fils de Jupiter Ammon? Aussi ses historiens les plus sérieux n'ont-ils jamais bien pu s'en abstenir. Arrien a donné place dans sa narration judicieuse à quelques faits légendaires. Quinte Curce avoue qu'il raconte plus de choses qu'il n'en croit. Mais la légende se déploie surtout dans deux ouvrages publiés par M. A. Maï, l'Itinéraire d'Alexandre, et le récit attribué à un certain Valérius, qui semble être la traduction d'un ouvrage alexandrin du VIe siècle. Vers le milieu du xr, parut à Constantinople, sous le nom de Callisthène, contemporain. d'Alexandre, un ouvrage écrit par Siméon Seth, grand maître de la garde-robe de l'empereur Michel Ducas. C'était en grande partie une traduction grecque des légendes persanes relatives au roi de Macédoine. Aussi est-elle remplie de toutes les fables orientales qui s'étaient groupées autour de la mémoire du grand Iskander. On reconnaît une origine persane dans la tradition qui donne Alexandre pour frère aîné à Darius. C'est sans doute à l'Egypte qu'est due la fable qui fait de Nectanébo, prêtre de Jupiter Ammon, le père du

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