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détruire. Chaque époque porte dans ses flancs une force dissolvante. C'est là, comme dit Schelling, « la véritable Némésis, l'invisible puissance ennemie du présent, en tant qu'il s'oppose à la naissance de l'avenir 1. »

CHAPITRE XII.

POESIE LYRIQUE DU MIDI, TROUBADOurs.

CIRCONSTANCES QUI FAVORISÈRENT LA POÉSIE PROVENÇALE. CARACTÈRE
DE LA POÉSIE DES TROUBADOURS. ARNAUD DE MARVEIL; BERTRAN
DE BORN. COURS D'AMOUR; TENSONS; ODES GUERRIÈRES.
DE DÉCADENCE DE LA POÉSIE PROVENÇALE.

CAUSES

Circonstances qui favorisèrent la poésie provençale.

Les chants épiques de la langue d'oil ont déroulé devant nous la peinture idéale de la féodalité, vaste tableau d'histoire où la vie du moyen âge s'est développée tout entière. Il est une autre classe de poëmes qui nous la révèlent sous un point de vue différent. Les chants lyriques des troubadours et des trouvères font poser individuellement sous nos yeux ces figures de barons et de chevaliers que groupait la chanson de geste. Nous les voyons se détacher du mouvement général de l'histoire, du tumulte de la mêlée pour venir un à un nous raconter leurs amours, leurs bonheurs, leurs tristesses, leurs rivalités. Ce sont des tableaux de genre, ou même, si l'on veut, des portraits, mais des portraits qui ont si bien le costume et la physionomie de l'époque, qu'ils forment le complément indispensable des grandes toiles, et leur donnent la vérité et la vie. A dire vrai, la chanson, le vers, le sirvente ne sont plus des peintures, c'est la nature même qui s'est venue poser sur ces feuilles légères avec ses

4. Nous avons traité avec plus de développement, dans la Revue des DeuxMondes (1er juin 1846), le sujet que nous ne faisons qu'effleurer ici, la Satire au moyen âge.

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contours les plus délicats, ses linéaments les plus fugitifs; c'est un rayon des anciens jours qui s'est arrêté au passage dans des vitraux gothiques; c'est une voix pleine de fraîcheur que l'écho de la poésie a prolongée jusqu'à nous.

Ce fut d'abord, et surtout dans le midi de la France que s'éveilla l'inspiration lyrique. Heureuse fleur du climat, elle y naquit pour ainsi dire sans culture sous un ciel plus clément, sous des gouvernements moins barbares, les hommes se laissèrent aller plus tôt aux douces séductions de la vie. Là, toutes les femmes étaient aimées, tous les chevaliers étaient poëtes. Les plus nobles seigneurs, les plus fiers châtelains de la Provence ou du Languedoc, les comtes de Toulouse, les ducs d'Aquitaine, les dauphins de Vienne et d'Auvergne, les princes d'Orange, les comtes de Foix composaient et chantaient des vers. Souvent aussi un page de leur cour, quelquefois même le fils d'un de leurs serfs, s'il possédait de l'esprit et de la tournure, avait la parole après son noble maître; il chantait, lui aussi, la seule chose presque qu'on pût chanter alors, les doux soucis d'aimer; il fallait bien pour cela que quelque noble dame daignât lui servir d'inspiration la châtelaine se dévouait quelquefois, et ces douces contrées préludaient à d'autres progrès par l'égalité devant la poésie et l'amour.

:

Nous avons vu plus haut la Provence se détacher de la France du Nord et former d'abord un État indépendant sous Bozon Ier et ses successeurs, puis se partager, à l'extinction des héritiers mâles de cette famille, en deux provinces, dont l'une échut au comte de Toulouse, l'autre s'unit aux possessions du comte de Barcelone. Heureuse et tranquille sous ses obscurs et paternels souverains, la Provence vit augmenter sa population et ses richesses les mœurs s'adoucirent, la langue se polit et devint un instrument harmonieux sous la main de ces premiers poëtes.

La fusion d'une partie de la Provence avec la Catalogne, sous la domination de Raymond-Béranger, en 1092, donna un nouveau mouvement à l'esprit méridional. Les deux peuples parlaient à peu près la même langue : l'esprit de l'un, la richesse de l'autre firent naître une élégance de

mœurs inconnue encore dans les autres contrées. La cour des comtes de Barcelone devint célèbre par son goût et sa magnificence. Déjà, quelques années plus tôt, la France s'était mise en contact avec l'héroïque Espagne, lorsque Alphonse VI, roi de Castille, secondé par le Cid, Rodrigue de Bivar, avait convié à sa glorieuse expédition contre les Maures un grand nombre de chevaliers français, provençaux et gascons. C'était un premier élan de la noblesse chrétienne, une première croisade, quatorze ans avant celle de Jérusalem. Ces guerriers réunis, de tant de pays divers, dans une même armée, sentirent s'éveiller dans leur âme les sentiments de l'honneur et d'une noble émulation.

En même temps le souffle poétique de la civilisation arabe, ce parfum de l'Orient, adouci sur les voluptueux rivages de l'Andalousie, parmi les orangers de l'Alhambra, pénétrait peu à peu dans l'Europe chrétienne. Les magnificences de l'architecture mauresque, la splendeur des cours de Grenade et de Cordoue, la richesse des émirs, l'exubérante imagination des conteurs et des poëtes orientaux durent produire une émotion profonde sur les chevaliers de la France. La guerre rapproche les hommes, et leur apprend à se connaître, c'est-à-dire à ne se plus hair. Les chevaliers arabes, c'est l'expression des chroniques, visitèrent les cours des princes chrétiens d'Espagne. Maures et chrétiens apprirent parfois réciproquement la langue de leurs ennemis. Leurs poëtes chantaient des vers dans les deux idiomes et sur les mêmes airs 1. Ainsi, la poésie orientale s'infiltrait peu à peu dans les langues du Midi, et leur imposait, à l'aide du chant, non-seulement ses inspirations, mais son harmonie et ses formes rhythmiques.

Caractère de la poésie des troubadours,

La poésie provençale fut presque toute lyrique. Le génie facile et impatient des troubadours, la vie de plaisirs et d'a

4. Mariana rapporte que, dans le x1° siècle, au siége de Calcanassor, un pauvre pécheur chantait alternativement, en arabe et en langue vulgaire, une complainte sur le sort de cette malheureuse ville. Le même air s'appliquait tour à tour aux paroles étrangères et nationales. Villemain, Tableau de la litterature au moyen age, t. 1, p. 434.

gitation que menaient la plus grande partie de ces gracieux poëtes, ne leur permettaient guère les longs récits de l'épopée. Leur auditoire lui-même n'avait besoin que d'embellir la vie réelle, et non d'y suppléer par des fictions: il eût dit volontiers à ses chanteurs :

Laissez les longs exploits et les vastes pensées.

:

Aussi, à l'exception d'un petit nombre d'œuvres épiques, que Fauriel et Raynouard nous ont fait connaître1, les seuls monuments de la muse méridionale sont-ils des effusions soudaines du sentiment ou de l'esprit; ils ressemblent moins à des compositions littéraires qu'au bruit mélodieux de cette vie d'amour et de plaisirs, qui passait joyeuse et élégante entre les tournois des châteaux et l'éternelle fête d'un riant climat. Pour produire de pareilles œuvres, il n'était pas nécessaire d'être un grand clerc et de savoir lire il suffisait d'avoir un cœur capable d'aimer. Les paroles de ce poétique idiome venaient se ranger d'elles-mêmes en vers harmonieux. Les auditeurs n'étaient pas difficiles pour le choix des pensées. Dans ces vers comme dans la nature, l'amour et la beauté se répétaient sans craindre la monotonie. Une idée gracieuse était toujours bienvenue, fût-elle une redite. Les dames cueillaient un éloge sur la lèvre du troubadour, comme elles cueillaient une fleur dans leurs gazons, sans s'inquiéter de savoir si toutes les prairies n'en offraient pas de semblables, et si tous les printemps n'en avaient pas prodigué d'aussi belles.

Un des principaux mérites de ces chansons charmantes est entièrement perdu pour quiconque ne peut les lire facilement dans leur langue originale; je veux parler de leur savante harmonie, des combinaisons très-multiples, très-compliquées de ces strophes, des coupes savantes, des cadences symétriques, des retours prévus et longtemps espérés d'une rime sonore. Le rhythme provençal, sous la main des troubadours, se plie et se replie avec une coquetterie pleine de

4. Gérard de Roussillon, Geoffroy et Brunissende, la Chronique des Albigeois, le Roman de Flamenca, le Roman de Fierabras. Voyez Fauriel, Épopée chevaleresque au moyen age; et Raynouard, Lexique roman, t. I.

grâce, comme un ruban aux couleurs éclatantes qui flotte, s'échappe et revient dans un nœud artistement formé.

Ce serait une erreur de ne chercher que la pensée dans la poésie lyrique. Le sentiment en est l'âme, et souvent il s'exprime par l'harmonie des mots bien plus que par leur sens. L'ode est une musique qui traduit directement les impressions par des sons. Souvent même en l'absence du sentiment et de la pensée, la mélodie du langage flatte l'oreille et berce l'esprit dans une vague émotion. L'harmonie des vers s'adresse aux puissances les plus intimes, les plus mystérieuses de notre âme, et son empire est d'autant plus incontestable qu'on ne saurait le discuter. Or, la poésie des troubadours est là presque tout entière. On a pu s'imaginer qu'on traduisait les lyriques grecs et latins: sous le rhythme il y avait une pensée assez riche encore pour laisser quelque chose dans la main de l'interprète; mais quand, passant à la poésie des troubadours, on a essayé de jeter au creuset ces bulles légères et brillantes qui étaient toutes en surface, et voilaient un gaz insaisissable des plus riches nuances de l'arc-en-ciel, on s'est étonné de ne plus rien. trouver alors qu'on avait tout détruit.

J'avoue, dit Raynouard, que j'ai essayé vainement d'en offrir une traduction : le sentiment, la grâce ne se traduisent pas. Ce sont des fleurs délicates dont il faut respirer le parfum sur la plante. »

Pour jouir, dit Schlegel, de ces chants qui ont charmé tant d'illustres souverains, tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté, il faut écouter les troubadours eux-mêmes et s'efforcer d'entendre leur langage. Vous ne voulez pas vous donner cette peine? Eh bien! vous êtes condamné à lire les traductions de l'abbé Millot. »

Nous allons condamner le lecteur à lire les nôtres; heureux quand nous pourrons en dérober quelques-unes à la plume des habiles critiques qui nous ont précédés en traitant le même sujet.

La plupart de ces chants, le lecteur le sait déjà, ont pour objet l'amour. C'est la matière qui souffre le moins de citations. Rien de plus fade, pour les personnes désintéressées

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