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et, pénétré de respect pour sa noble fierté, il le compare à un lion qui repose calme dans sa force . C'est que Sordel savait trouver quelquefois de mâles et belliqueux accents. Il nous reste de lui un éloge funèbre du chevalier aragonais Blacas. C'est pour notre poëte l'occasion d'un chant guerrier et politique, d'une verve étincelante, d'une extrême amertume. Cette citation va nous initier à un genre nouveau traité par les troubadours.

« Je veux, en ce rapide chant, d'un cœur triste et marri, plaindre le seigneur Blacas, et j'en ai bien raison: car en lui j'ai perdu un seigneur et un bon ami, et les plus nobles vertus sont éteintes avec lui. Le dommage est si grand que je n'ai pas soupçon qu'il se répare jamais, à moins qu'on ne lui tire le cœur et qu'on ne le fasse manger à ces barons qui vivent sans cœur, et alors ils en auront beaucoup.

<< Que d'abord l'empereur de Rome mange de ce cœur ; il en a grand besoin, s'il veut conquérir par force les Milanais qui maintenant le tiennent conquis lui-même, et il vit déshérité malgré ses Allemands.

Qu'après lui mange de ce cœur le roi des Français, et il retrouvera la Castille qu'il a perdue par niaiserie; mais s'il pense à sa mère il n'en mangera pas; car il paraît bien, par sa conduite, qu'il ne fait rien qui lui déplaise.

« Je veux que le roi anglais mange aussi beaucoup de ce cœur, et il deviendra vaillant et bon, et il recouvrera la terre que le roi de France lui a ravie, parce qu'il le sait faible et lâche 2. "

Tous les princes, tous les seigneurs de l'Europe ont ainsi successivement leur part à cette sauvage invitation et à cette sanglante invective. La satire s'y mêle continuellement à l'inspiration guerrière. C'est le caractère du poëme qu'on appelait le sirvente 3.

tur.

1. Purgatorio, canto VI.

<< Ella non ci diceva alcuna cosa:
Ma lasciava ne gir, solo guardando
A guisa di leon, quando si posa. D

2. Traduction de M. Villemain, Littérature au moyen áge, t. I. p. 194. Poemata in quibus servientium, seu militum facta et servitia referunDu Cange, au mot Sirventois.

3.

Les troubadours célèbrent rarement la guerre. La vie réelle en était trop pleine pour que la poésie aimât à s'y arrêter. Toutefois, quand l'occasion les y porte, ils savent la chanter comme la faire. On sent, au ton de leurs sirventes, que les troubadours étaient presque tous des chevaliers. Voici une ode véritable composée par un poëte que nous connaissons déjà, le belliqueux Bertran de Born.

Bien me sourit le doux printemps,

Qui fait venir fleurs et feuillage;
Et bien me plaît lorsque j'entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j'aime mieux quand sur le pré
Je vois l'étendard arboré,

Flottant comme un signal de guerre;
Quand j'entends par monts et par vaur
Courir chevaliers et chevaux,

Et sous leurs pas frémir la terre.

Et bien me plaît quand les coureurs
Font fuir au loin et gens et bêtes;
Bien me plaît quand nos batailleurs
Rugissent, ce sont là mes fêtes!
Quand je vois castels assiégés,
Soldats, sur les fossés rangés,
Ebranlant fortes palissades;
Et murs effondrés et croulants,
Créneaux, mâchicoulis roulants
A vos pieds, braves camarades!
Aussi me plaît le bon seigneur
Qui le premier marche à la guerre,
A cheval armé, sans frayeur :
On prend cœur rien qu'à le voir faire.
Et quand il entre dans le champ
Chacun rivalise en marchant,
Chacun l'accompagne où qu'il aille.
Car nul n'est réputé bien né
S'il n'a reçu, s'il n'a donné
Maint noble coup dans la bataille.

Je vois lance et glaive éclatés
Sur l'écu qui se fausse et tremble :
Aigrettes, casques emportés,
Les vassaux férir tous ensemble,
Les chevaux des morts, des blessés,
Dans la plaine au hasard lancés.
Allons! que de sang on s'enivre!

Coupez-moi des têtes, des bras,
Compagnons ! point d'autre embarras.
Vaincus, mieux vaut mourir que vivre!
Je vous le dis, manger, dormir,
N'ont pas pour moi saveur si douce,
Que quand il m'est donné d'ouïr :
« Courons, amis, à la rescousse ! »
D'entendre parmi les halliers
Hennir chevaux sans cavaliers,

Et gens crier : « A l'aide! à l'aide! »
De voir les petits et les grands
Dans les fossés rouler mourants.

A ce plaisir tout plaisir cède.

Causes de décadence de la poésie provençale.

Ce morceau, dans l'original, nous paraît digne de Tyrtée ou d'Eschyle. Images, mouvement, inspiration, harmonie, rien n'y manque de ce qui constitue la grande poésie. Il n'eût pas fallu beaucoup de pièces du même mérite pour faire vivre à jamais la lyre et la langue des troubadours. Malheureusement elles sont trop rares dans leurs œuvres. La muse provençale s'endormit sur les fleurs de son heureux climat ; elle s'enivra de sa douce harmonie; elle se fit des voluptés faciles et énervantes, comme ces parfums au milieu desquels se berce la somnolence des Orientaux. Elle dédaigna trop la mâle et austère pensée, cette base solide de toute poésie durable. Les plus grands événements retentirent en vain à ses oreilles ce réveil du monde au xir siècle, ce mouvement général de l'esprit, ces lointaines et merveilleuses. expéditions qui mirent face à face deux mondes, deux religions, tout cela fut peu compris par elle: elle parla de croisade, mais sans beaucoup de foi et de passion; elle alla même parfois visiter la Palestine, mais là encore elle ne rêvait que ses fades amours, et s'empressait de revenir soupirer aux pieds des dames de France. L'un de ces poetes s'embarque un jour, il court à la terre sainte, une vive impatience le presse.... sans doute il brûle d'aller se prosterner au grand tombeau du Christ? il n'en est rien : ce troubadour, Geoffroy Rudel, s'en va, épris d'une étrange passion pour la comtesse de Tripoli, qu'il n'a jamais vue,

lui offrir son cœur et mourir en arrivant sous ses beaux

yeux.

Telle est, ce nous semble, la vraie cause de la rapide décadende de la poésie provençale : l'absence de toute inspiration profonde. Elle ne fut qu'un jeu d'esprit charmant, ne prit rien au sérieux, pas même l'amour. Car l'amour même, mais l'amour véritable, aurait suffi pour la sauver : témoin la gloire de Pétrarque. L'enthousiasme religieux, que n'avaient pas connu les peuples de la langue d'oc, se retourna contre eux. Un fanatisme affreux vint se ruer sur cette brillante et frêle civilisation du Midi. La guerre civile la plus meurtrière, la persécution la plus implacable désolèrent ces riantes et heureuses contrées. Les troubadours, qui n'avaient vécu qu'à l'ombre des châteaux, ne trouvèrent plus d'asile; leur voix s'éteignit peu à peu, comme le doux ramage des oiseaux à l'approche d'un rigoureux hiver.

Le fanatisme ne fit probablement qu'accélérer l'œuvre de la nature. La poésie française ne devait pas demeurer entre les mains frivoles de ces poëtes du Midi :

Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.

Au Nord était toute la séve de la pensée; au Nord appartenaient les savantes écoles, les patientes études, et, jusque dans les chansons légères, ce bon sens moins brillant, mais durable, qui a toujours un but, et sait y diriger tous ses efforts.

CHAPITRE XIII.

CHANTS LYRIQUES DES TROUVÈRES.

IMITATION

CARACTÈRE DES CHANTS LYRIQUES AU NORD DE LA LOIRE.
DE LA POÉSIE PROVENÇALE; THIBAUT IV; CHARLES d'orléans.

Caractère des chants lyriques au nord de la Loire.

Cette destinée de la chanson française semblait présagée dar les premiers noms que nous présente son histoire. Chose

étränge! c'est dans la savante école de Paris, c'est dans le saint monastère de Clairvaux qu'il faut en chercher les plus anciens auteurs. Les deux plus grands hommes de la société cléricale du XIIe siècle, ceux dont la lutte théologique a rempli la première partie du moyen âge, Abélard et saint Bernard, n'avaient pas dédaigné une occupation moins sévère. Nous n'avons sur le compte de saint Bernard qu'un seul «< Tu as fait témoignage, encore est-ce celui d'un ennemi. souvent, lui écrivait Béranger, dans sa défense d'Abélard, des chansons bouffonnes et de petits vers galants1.» Les compositions lyriques d'Abélard sont constatées d'une manière plus explicite par son propre aveu et par celui de la femme qui en était l'objet. «Quand ma connaissance commença avec Héloïse, dit-il, j'étais d'une réputation brillante, dans la fleur de la jeunesse, d'une figure si agréable que je n'avais pas à craindre de refus. J'eus d'autant plus de facilité à me faire aimer de la jeune Héloïse, qu'elle avait une vive passion pour les lettres, passion rare chez les femmes, et qui l'a rendue célèbre. L'amour m'ayant embrasé le cœur, si j'inventais encore quelques vers, ils ne parlaient plus de philosophie, ils ne respiraient que l'amour. Plusieurs de nos petites pièces sont encore chantées et répétées dans bien des pays, surtout par ceux qui aiment la vie que je menais

alors. »

Nous n'avons plus aucun de ces poëmes, mais Héloïse se charge de les apprécier pour nous. On peut croire que jamais la critique littéraire n'aura parlé avec plus d'âme. «Entre toutes vos qualités, deux choses surtout me séduisirent, les grâces de votre poésie et celles de votre chant. Toute autre femme en aurait été également charmée. Lorsque, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous composiez en mètres ou en rimes des poésies d'amour, tout le monde voulait les chanter à cause de la douceur extrême des paroles et de la musique. Les plus insensibles au charme de la mélodie ne pouvaient vous refuser leur admiration. Comme la plupart de vos vers chantaient nos amours, mon

1. « Cantiunculas mimicas et urbanos modulos factitasti. » (Opera Abelardi, p. 303.)

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