Images de page
PDF
ePub

là que gît souvent sans sommeil l'infatigable athlète de la logique, l'héritier d'Aristote. La lueur avare d'une lampe lui dessèche les yeux, tandis que

L'oreille sur sa main, le coude sur son livre,

A ces morts immortels tout entier il se livre.
Si quelque nœud tenace arrête son esprit,
Il fatigue du pied l'entrave qui le prit :

D'un feu sombre et brûlant son œil creux s'illumine,
Son menton incliné pèse sur sa poitrine.

On retrouve dans les vers originaux de Jean d'Antville quelque chose de cet enthousiasme fiévreux, de cette patiente fureur dont il avait sans doute sous les yeux plus d'un exemple. Maint écolier vieillissait, non pas sur les bancs, mais sur la paille de l'école. Jean de Salisbury nous parle de quelques-uns de ses condisciples qu'après douze ans d'absence il retrouvait à son retour où il les avait laissés à son départ, toujours élèves de la dialectique, toujours poussant contre leurs adversaires l'arme bien connue du syllogisme, et combattant contre tout venant pour l'honneur de la logique.

Ordres religieux.

Les ordres religieux furent toujours les rivaux, souvent les ennemis et néanmoins les auxiliaires des universités, dans

Non coluisse comam studio delectat arantis
Pectinis, errantique viam monstrasse capillo.
..Major depellere pugna

Sollicitudo famem : longo defringitur ævo
Qua latitat vestis: ætatis fimbria longæ
Est, non artificis.

Admoto immurmurat igni

Urceolus, quo pisa natant, quo cœpe vagatur,
Quo faba, quo porrus capiti tormenta minantur.
Hic coxisse dapes est condidisse....

Quæ Thetyn ore bibit, animo bibit ebria Phoebum.

Et libro et cubito dextræque innixus et auri,
Quid nova, quid veterum peperit cautela revolvit.
...Si quid nodosius obstat
Ingeniumque tenet, pugnat conanime toto
Pectoris exertus, pronisque ignescit ocellis
Immergitque caput gremio.

l'œuvre de la civilisation. Les anciens monastères avaient subi une salutaire réforme. Robert de Molène avait introduit une règle sévère à Citeaux; saint Norbert avait discipliné et régularisé les chanoines. Cluny avait eu aussi sa réforme : saint Bernard avait fondé Clairvaux. Le XIIe siècle établit une foule de nouveaux monastères. Les chanoines réguliers, les chartreux, les cisterciens, les prémontrés couvrirent l'Europe de leurs nombreux essaims. Le XIIIe siècle vit naître une milice monacale d'un tout autre caractère. Avertie par de vagues bruits des périls qui menaçaient l'orthodoxie catholique, Rome, avec cette sagacité profonde qui la caractérise, changea la forme et l'emploi du monachisme. Elle ne se contenta plus de moines cloîtrés et sédentaires qui tenaient en quelque sorte garnison dans l'Europe; elle y lança, comme une armée d'invasion, deux ordres nouveaux d'une martiale allure. Milice intrépide et docile, les dominicains et les franciscains s'avancent prêts à tout, armés à la légère, avec leur besace et leur froc, sans réserves, sans provisions, vivant comme les oiseaux du ciel : il faut les excommunier pour leur faire accepter la propriété de leur nourriture. Il est vrai qu'ils payent d'un autre côté tribut à l'humanité : ils se laissent aller sans scrupule à l'esprit de corps, cet égoïsme collectif. L'Université de Paris vit avec effroi s'avancer en bon ordre ces nouveaux docteurs qui réclamaient le droit de l'envahir; elle les repoussa longtemps; mais enfin, de guerre lasse, vaincue par leur sainte obstination et par les anathèmes du saint-siége, elle leur ouvrit à regret ses portes et leur décerna ses grades et ses honneurs.

Cependant les anciens monastères travaillaient à l'éducation de l'Europe d'une manière moins bruyante, mais non moins efficace. Les cisterciens ne possédaient point d'écoles publiques, mais ils avaient la chaire chrétienne et la remplissaient avec une scrupuleuse orthodoxie. Un de leurs religieux venait-il à y laisser échapper une erreur, aussitôt les chefs de l'ordre lui interdisaient la prédication; on lui ôtait ses livres, ses tablettes, son papier; on lui défendait de jamais écrire. Dans l'intérieur du cloître on se livrait avec zèle à la transcription des livres. C'était aussi l'occupa

tion spéciale dont les chartreux entremêlaient leurs longues austérités. Les chanoines prémontrés mettaient leur gloire à former de riches bibliothèques. Emon, un de leurs abbés, copia avec l'aide de son frère tous les auteurs de théologie, de scolastique et de droit qu'ils purent rencontrer dans le cours de leurs études. C'était une honte pour un couvent de n'avoir point de bibliothèque. Cette opinion s'était formulée en une espèce de proverbe, où une consonnance ingénieuse faisait ressortir l'analogie des idées : « Monastères sans livres, place de guerre sans vivres, disait-on. Claustrum sine armario, quasi castrum sine armamentario. »

Il nous reste à pénétrer dans l'enceinte des écoles, dans l'intérieur des monastères; à examiner l'instruction qu'on y donnait, les travaux littéraires qui en sont sortis et les hommes distingués dont ces établissements ont légué les noms à l'histoire.

CHAPITRE XV.

TRAVAUX DE LA SOCIETE CLERICALE.

[ocr errors]

TRIVIUM; QUADRIVIUM; SCOLASTIQUE. GRANDS DOCTEURS CATHOLIQUES - L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST.

Trivium; Quadrivium; Scolastique.

Les rares débris de la science gréco-latine, recueillis après l'époque des invasions barbares, avaient été réunis en un double faisceau, et formaient un cours d'étude où les arts libéraux étaient réduits à sept. Les trois premiers degrés de cette échelle de l'enseignement étaient la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c'est ce qu'on appelait le trivium; les quatre échelons supérieurs contenaient, sous le nom de quadrivium, l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Cette classification rationnelle d'un savoir trèsincomplet répondait assez bien à la division moderne des lettres et des sciences. Le moyen âge ne l'avait pas inventée;

on la trouve dans Philon, dans Tzetzès, qui l'avaient probablement reçue des pythagoriciens. Ce fut par Cassiodore et Martianus Capella qu'elle s'introduisit dans les écoles de l'Occident. Cet enseignement suffit abondamment aux efforts des écoles carlovingiennes; le moyen âge y apporta d'importantes modifications. La science chrétienne par excellence, la théologie, dut se créer dans les écoles une large place; la dialectique, lasse de remuer de vains mots, se sépara de la grammaire pour s'attacher à la théologie. De cette union naquit une science toute nouvelle, qui joua le plus grand rôle dans l'époque dont nous parlons, rendit à l'intelligence humaine un objet sérieux, lui créa une gymnastique puissante, mais l'égara trop souvent à la poursuite de vains fantômes je veux parler de la scolastique.

La scolastique est le premier symptôme du réveil de la raison humaine; c'est la première atteinte que le libre examen porte à l'autorité. Non que la liberté renaissante ait déjà conscience d'elle-même; les dialecticiens du moyen âge n'attaquent point, pour la plupart, les croyances religieuses: ils réclament seulement le droit de les prouver. La philosophie se borne au rôle modeste d'ordonner, de régulariser des croyances qu'elle n'a pas faites, en attendant le moment où elle pourra chercher elle-même la vérité à ses risques et périls. La scolastique n'est donc que l'emploi de la philosophie comme simple forme, au service de la foi et sous la surveillance de l'autorité religieuse '.

La théologie naissante s'était occupée exclusivement de recueillir, sur chaque question des passages de l'Écriture et des Pères. Ses modestes auteurs s'étaient bornés à transcrire, à compiler. Bède, Raban, ne font guère qu'extraire les opinions des grands docteurs des six premiers siècles. A partir du XIe siècle, le caractère des études religieuses changea complétement au XIII, on se moquait des docteurs qui étudiaient encore l'Écriture sainte, et qu'on appelait par dérision les théologiens à Bible. On substituait à leurs recherches les conclusions que produisait une subtile dialec

4. V. Cousin, Histoire de la Philosophie moderne, vi leçon.

tique appliquée aux principes généraux du catholicisme. La foi donnait le point de départ, la logique marchait de conséquence en conséquence, et arrivait au dogme à force de syllogismes.

Les innovations de cette méthode ne passèrent point sans opposition. Un partisan de l'ancienne théologie comparait spirituellement les aspérités de la scolastique à des arêtes de poisson qui piquent au lieu de nourrir. Il faut bien se garder, disait un autre, de planter la forêt d'Aristote auprès de l'autel du Seigneur, de peur d'obscurcir encore les saints mystères de la foi. Ils n'aimaient pas non plus ces bruyantes discussions qui semblaient déjà menaçantes pour l'orthodoxie. Les eaux de Siloë coulaient en silence, disaient-ils, et l'on n'entendit ni le bruit du marteau ni celui de la cognée, quand Salomon construisit le premier temple de Jérusalem. Il y eut même un docteur, Hélinand, qui osa blasphemer contre Aristote, au point de le mettre au nombre des monstres de la nature. Les dialecticiens ne prêtaient que trop le flanc aux critiques et au ridicule, par l'absence d'idées et le luxe de minuties dont brillaient leurs argumentations. Jean de Salisbury nous raconte avec une malicieuse bonhomie l'histoire de son initiation aux mystères de la scolastique. On croit quelquefois entendre Socrate aux prises avec le sophiste Euthydème. Jean avait suivi la foule et couru, comme les autres, aux écoles des nouveaux docteurs. « Curieux, dit-il, de voir la lumière qui n'a été révélée qu'à eux seuls, je m'approche et demande avec une humble prière qu'ils veuillent bien m'instruire et me rendre, s'il se peut, semblable à eux-mêmes. Ils commencent par me faire de grandes promesses, et me recommandent en premier lieu de garder un silence absolu.... Quand une longue familiarité m'a concilié leur bienveillance, j'insiste de nouveau, je demande avec force, je conjure avec tendresse qu'on veuille bien m'ouvrir la porte mystérieuse de l'art. Enfin l'on m'exauce: nous commençons par la définition. Mon maitre me montre en peu de mots à définir tout ce que je veux: il ne s'agit pour cela que de poser le genre auquel appartient l'objet en question, et d'y joindre les différences substantielles, jus

« PrécédentContinuer »