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en ont conservé les curieuses relations. En outre, les peintures et les bronzes d'Herculanum, les mosaïques, les basreliefs, nous permettent de reconnaître dans la chaussure, dans l'habillement et dans les gambades des sanniones et des mimi le modèle des bouffons de la comédie italienne. Ces divertissements populaires, qui exigeaient moins de frais et de préparatifs que les grandes représentations nationales et qui d'ailleurs supposaient dans les spectateurs une culture moins parfaite et des goûts littéraires moins raffinés, survécurent partout au théâtre classique, et se lièrent sans interruption aux jeux des chrétiens et des barbares. Esclave ou libre, conquis ou conquérant, il y eut toujours un peuple avide de plaisirs scéniques. De là tant de folies païennes conservées chez les populations modernes ; de là les plantations d'arbres ou de mais, la coupe des rameaux, le roi de la fève, les étrennes, et les mille contrefaçons des Saturnales. De là les jeux scéniques introduits dans les funérailles, et une foule de coutumes bizarres que la tradition populaire fit pénétrer jusque dans l'Église. On vit peu à peu les représentations de la Passion, de la fuite de la Vierge et de la naissance du Sauveur, qui avaient lieu dans les églises, se remplir de personnages profanes: Barabbas, Marie-Madeleine, le Juif errant, brave cordonnier, avec les insignes de son art, et même l'ânesse de Balaam avec son chant peu mélodieux, osèrent paraître dans le chœur et égayer de leur présence la sévérité des mystères1. L'ânesse surtout, qui avait eu l'honneur de servir de monture au Sauveur, était le personnage privilégié de la foule. On lui souhaitait la bienvenue par de joyeux couplets. Une hymne latine avait été composée en son honneur, et chaque strophe était suivie d'un refrain en langue vulgaire, que le peuple répétait avec grande liesse:

Eh! sire âne, mais chantez!
Belle bouche rechigniez :
Vous aurez du foin assez,

Et de l'avoine à planté (en quantité, plenty).

4. Ulrici, Shakspere's dramatische Kunst. — Magnin, les Origines du théâtre moderne.- Ph. Chasles, Hrosvita.

Tous les ans, à l'époque des saturnales antiques, les souvenirs de cette solennité païenne faisaient irruption dans l'Église. La fête des sous-diacres, et celle des fous, qui lui succédait, étaient l'occasion d'une foule de cérémonies souvent ridicules, quelquefois immorales, que nous nous abstiendrons de rapporter ici1. Mais la pensée qui avait présidé à l'institution des saturnales, celle de l'égalité primitive des. hommes, était assez conforme à l'esprit du christianisme et assez chère au pauvre peuple pour n'avoir pu facilement s'effacer de sa mémoire et de ses mœurs. Ces jours étaient la compensation bien courte des longues servitudes, la fête du Deposuit, comme on l'appelait aussi, par allusion à ces mots du cantique évangélique : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles. Le peuple l'entendait bien ainsi; car il répétait alors trois fois de suite le verset vengeur, heureux de voir les princes de l'Église descendre de leurs dignités, et en abandonner les insignes aux plus humbles de leurs subordonnés, devenus pour quelques instants abbés, évêques ou papes des fous.

C'est ainsi que non-seulement le drame sérieux, mais encore la farce dramatique naissait dans le sanctuaire, grâce à l'intervention du peuple et aux habitudes traditionnelles. qu'il avait conservées du paganisme'. La danse même n'en fut pas toujours exclue. Au xr siècle un concile, assemblé à Rome sous le pontificat d'Eugène II, prescrivit aux prêtres d'avertir « les hommes et les femmes qui se réunissent à

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4. On en peut lire les détails dans du Cange, Glossarium ad scriptores media et infimæ latinitatis, v. Asinus; v. Abbas Conardorum; v. Barbatoria ; v. Kalenda festum. Dutillot, Memoires pour servir à l'histoire de la fête des fous. Lancelot, Histoire de l'Academie des inscriptions, t. IV, p. 397 (éd. in-12). Dulaure, Histoire de Paris, t. II, p. 53. Ideler, Geschichte der Altfranzosischen National-Literatur, S. 226.

2. Rien n'est durable comme ces cérémonies populaires. M. O. Leroy raconte qu'en 1824 un prêtre, nommé, quelque temps avant la fête de Noël, curé d'un village de la Flandre, dont il ignorait les usages, venait de commencer la messe de minuit, lorsqu'il vit tout à coup scintiller au-dessus de sa tête une étoile artificielle. A ce signal, les portes de l'église s'ouvrirent et donnèrent passage aux bergers, aux bergères, sautant, dansant de joie, et conduisant même quelques-unes de leurs bêtes. Le curé, stupéfait, voulut interposer son autorité; il ne fut pas plus compris de ses ouailles que de leurs brebis, qui continuèrent tous ensemble leur bizarre cérémonie, et vinrent déposer aux pieds de la crèche leurs offrandes d'œufs et de fromages.

l'église les jours de fête, de ne point former des chœurs de danse en sautant et en chantant des paroles obscènes à l'imitation des païens. Cette défense fut impuissante. Nous trouvons, entre autres documents curieux, dans les statuts du diocèse de Besançon, le règlement qui autorise à Pâques une danse sacerdotale « exécutée dans le préau ou même dans la nef de l'église, si le temps est pluvieux. » Cet exercice était accompagné de chants ecclésiastiques sur la résurrection du Seigneur'. A Limoges, le jour de la Saint-Martial, le peuple dansait aux cantiques dans l'église et répétait à la fin de chaque chant, par forme de doxologie:

Saint Martial, priez pour nous,

Et nous, nous danserons pour vous?.

Dans la langue du moyen âge le même mot (carrol) signifiait danse joyeuse et chant de Noël: les Anglais l'ont conservé dans ce dernier sens. Les danses les plus vives, sortes de sarabandes et de galops, commencées dans le chœur, continuées dans la nef, se terminaient dans les parvis ou les cimetières. Ces danses bizarres des vivants sur les tombes donnèrent sans doute naissance d'abord au spectacle et ensuite à la peinture de la fameuse Danse macabre, où la Mort prenait, de sa main de squelette, et faisait sauter au son de sa rote les personnages de tous les états, depuis les reines et les archevêques jusqu'aux courtisanes et aux mendiants3.

4. « Fiunt choreæ in claustro, vel in medio navis ecclesiæ, si tempus fuerit pluviosum, cantando aliqua carmina..., finita chorea, fit collatio in capitulo cum vino rubro et claro, et pomis vulgo nominatis des Carpendus. Post nonam vadit chorus in prato claustri et ibi cantantur cantilenæ de resurrectione Domini. » - Lettre écrite de Besançon et insérée au Mercure de France, septembre 1742.

2. Bonnet, Histoire de la danse.

« San Marceou, pregas per nous,
E nous epingarem per vous. »

3. La danse macabre tire sans doute son nom de saint Macaire, l'un des premiers solitaires de l'Égypte chrétienne, qui figurait comme principal acteur dans une légende populaire qu'Orcagna a reproduite, vers le milieu du XIVe siècle, sur les murailles du Campo Santo de Pise. On y voit la mort vêtue de noir, armée de sa faux, planant sur un amas de victimes, parmi lesquelles

«

Le drame sacerdotal, chargé de tous ces accessoires plus ou moins profanes, tendait à se séparer du culte qui l'avait produit. Il se détacha d'abord de l'office divin sans sortir encore de l'église. Ce fut ordinairement après le sermon que le clergé, avec le concours de quelques laïques, représenta aux yeux du peuple les mystères qu'il était chargé de lui enseigner. La Bibliothèque nationale possède un précieux manuscrit des premières années du xv siècle, qui ne contient pas moins de quarante drames ou miracles, tous en l'honneur de la Vierge, la plupart précédés ou suivis du sermon en prose qui leur servait de prologue ou d'épilogue. Déjà dans ce recueil dont la composition remonte au XIve siècle, plusieurs légendes laïques et chevaleresques, telles que celles de Robert le Diable, dénotent l'affaiblissement graduel et la prochaine décadence du drame hiératique1.

Analyse des vierges folles.

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Parmi tous les mystères qui nous ont été conservés, le plus ancien où l'idiome vulgaire apparaisse, mêlé encore toutefois avec la langue latine, à la manière des épitres farcies dont nous avons parlé, a pour objet la parabole évangélique des vierges sages et des vierges folles. L'auteur a su mettre quelque intérêt dramatique dans l'anxiété qu'excite l'embarras des vierges folles. On attend avec inquiétude si leurs supplications seront efficaces d'abord auprès de leurs sœurs, puis auprès des marchands. L'intérêt des Suppliantes d'Eschyle, quoique plus habilement prolongé, ne repose pas sur une autre base. L'intrigue du mystère est tranchée par un dénoûment terrible, indiqué seulement par la rubrique, et

l'artiste a placé des papes, des empereurs, des évêques, des abbés. Près de là, saint Macaire arrête trois rois qui vont à la chasse avec leurs maitresses. Il leur montre, dans trois sépulcres, contre lesquels leurs chevaux viennent se heurter, trois cadavres de rois putréfiés et rongés des vers. — Voy. sur l'histoire et les différentes transformations de la Danse macabre, les Recherches historiques et litteraires sur la danse des morts, par M. Peignot, 4826 The Dance of Death, by Francis Douce, 1833. Essai sur les poemes et sur les images de la danse des morts, par H. Fortoul.

4. Magnin, Origine du theatre moderne, avertissement, p. xxш.

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pour lequel le poëte a laissé à la mise en scène toute la responsabilité de l'exécution. Modo accipiant eas dæmones et præcipitentur in infernum. Quelle impression un pareil spectacle ne devait-il pas produire dans un siècle de foi! Les Euménides d'Eschyle n'étaient sans doute pas plus terribles. Le sentiment de la pitié se mêle à celui de l'effroi. Onze fois revient dans la bouche des malheureuses ce triste refrain qui n'est qu'un cri de douleur et de remords:

Dolentas! chaitivas! trop y avem dormit !

et à la douzième fois, quand l'enfer s'ouvre pour les engloutir, c'est le Christ qui s'écrie:

Alet, chaitivas! alet, malaureas!

A tot jors mais vos so penas livreas
En efern ora seret meneias'.

Le mystère ne se termine pas par ces émotions lugubres. La destinée des pécheurs n'est pas plus un dénoûment pour le théâtre catholique que pour l'Eglise. Une sérénité formidable succède à cette scène d'épouvante. On croit voir l'Océan qui se referme calme et impassible sur le navire englouti. Le poëte amène devant nous tous les prophètes de l'ancienne loi, qui viennent rendre témoignage à la nouvelle. Idée pleine de grandeur qui semble réunir toutes les voix de l'ancien monde en un concert sublime à la gloire du christianisme. C'est ainsi, quoique avec moins de noblesse, que, dans la tragédie de Prométhée, tous les dieux, toutes les forces de la nature, viennent visiter le captif du Caucase et recueillir de sa bouche les oracles de l'avenir.

Ce mystère fut probablement écrit au xr siècle. L'idiome vulgaire qui s'y mêle est celui du midi de la France. Les autres drames religieux dont nous allons parler sont tout entiers en langue vulgaire et dans le dialecte du nord.

4.

Malheureuses, chétives, nous avons trop dormi!
Allez, misérables! allez, maudites!

A toujours désormais vous sont peines livrées,
En enfer maintenant vous serez menées.

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