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l'arabe, et parlant au besoin le plus franc et le plus populaire français de nos vieux trouvères; se raillant de toutes les puissances, provoquant toutes les réformes, et protégé par des évêques, des cardinaux, des ministres; mourant enfin tranquillement dans son presbytère, la plaisanterie à la bouche, au temps où Despériers se tuait dans sa prison, et où Dolet expirait dans les flammes du bûcher, Rabelais est le type le plus frappant de cette discordance perpétuelle qu'offre partout le xvre siècle; époque féconde, puissante, originale, mais sans harmonie, sans proportions, sans beauté.

La Vie de Gargantua et de Pantagruel est le rêve de l'épopée en délire, c'est l'orgie de la raison et quelquefois du génie. Mêlant ensemble Erasme et Boccace, joignant aux souvenirs de nos fabliaux l'inspiration italienne de la poésie bernesque, Rabelais fit naître de tous ces souvenirs confondus et vivifiés au sein d'un génie original « une œuvre inouïe, mêlée de science, d'obscurité, de comique, d'éloquence et de haute fantaisie, qui rappelle tout, sans être comparable à rien, qui vous saisit et vous déconcerte, vous enivre et vous dégoûte, et dont on peut, après s'y être beaucoup plu et l'avoir beaucoup admirée, se demander sérieusement si on l'a comprise.

« Il y aurait trop à dire sur Rabelais. Il est notre Shakspere dans le comique. De son temps il a été un Arioste à la portée des races prosaïques de Brie, de Champagne, de Picardie, de Touraine et de Poitou. Nos noms de provinces, de bourgs, de monastères, nos habitudes de couvent, de paroisse, d'université, nos moeurs d'écoliers, de juges, de marguilliers, de marchands, il a reproduit tout cela, le plus souvent pour en rire. Il a compris et satisfait à la fois les penchants communs, le bon sens droit et les inclinations matoises du tiers état au XVIe siècle.

<< Le livre de Rabelais est un grand festin, non pas de ces nobles et délicats festins de l'antiquité, où circulaient, au son de la lyre, les coupes d'or couronnées de fleurs, les ingénieuses railleries et les propos philosophiques; non pas de ces délicieux banquets de Xénophon ou de Platon, célé

brés sous des portiques de marbre, dans les jardins de Scillonte ou d'Athènes; c'est une orgie enfumée, une ripaille bourgeoise, un réveillon de Noël. C'est encore, si l'on veut, une longue chanson après boire, dont les couplets piquants sont fréquemment entrecoupés de faridondaines et de flonflons. En ces sortes de refrains, la verve supplée au sens; essayer de comprendre, c'est déjà n'avoir pas compris1. »

Cependant l'enivrement de la gaieté ne domine pas tellement que la haute raison du novateur ne fasse souvent entendre sa voix. Lui-même nous avertit qu'en supposant << que le sens littéral nous offre matières assez joyeuses, toutefois pas demeurer ne faut, comme au chant des sirènes; mais interpréter à plus haut sens ce que par aventure nous pensons dit en gaieté de cœur. Vites-vous oncques chien rencontrant quelque os médullaire? Le chien est, comme dit Platon, la bête du monde la plus philosophique. Si vous l'avez vu, vous avez pu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l'entame, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. Qui l'induit à ce faire? quel est l'espoir de son étude! Quel bien prétend-il? Rien plus qu'un peu de moëlle... « A l'exemple d'icelui vous convient être sages pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au prochas (à la poursuite) et hardis à la rencontre, puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l'os et sucer la scientifique moelle. »>

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Heureusement pour Rabelais, son siècle ne le crut pas, il prit cet avertissement pour une bouffonnerie de plus. Et pourtant que de moëlle dans ces livres de haute graisse, que de « mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que aussi l'état politique et la vie économique! » Le joyeux curé de Meudon a entrevu toutes les réformes modernes, liberté politique et religieuse, organisation des finances, destruction des priviléges, perfectionnement de la procédure. Que de verve d'indignation contre les chatsfourrés du parlement et contre Grippe-Minaud leur archi

1. Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au xvi° siècle, t. I, p. 339.

duc! Quelle éloquence de bon sens dans le discours de Grandgousier et de son ambassadeur contre la sanglante folie des guerres d'invasion! Son traité d'éducation, à propos de la jeunesse de Gargantua, est prodigieux pour son siècle : Locke, Montaigne et Jean-Jacques n'ont guère fait que le développer1. C'est surtout contre les abus de la religion, et les vices de ses ministres que Rabelais est inépuisable, comme s'il avait lui-même le droit d'être sévère. Il les retrouve à chaque instant sous sa plume, ou plutôt il ne les quitte jamais. Depuis ces ocieux moines, vrais singes de la société qui ne labourent ni ne travaillent, mais ne font que marmoter grand renfort de légendes et psaumes nullement par eux entendus, jusqu'aux oiseaux gourmands de l'île sonnante, évesgaux cardingaux et papegaut, dont toute l'occupation en ce monde est de « gaudir, gazouiller et chanter,» tandis que tout le monde « excepté moi et quelques contrées de régions aquilonnaires, leur envoie tant de biens et friands morceaux. On sent que Rabelais aurait bien envie de prendre << une grosse pierre et de férir par la moitié tous ces oiseaux sacro-saints; mais une prudente voix l'arrête : << Homme de bien, lui dit-elle, frappe, fériz, tue et meurtris tous rois et princes du monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras; déniche des cieux les anges; de tout auras pardon du papegaut à ces sacrés oiseaux ne touche, si tu aimes la vie, le profit, le bien tant de toi que de tes parents et amis, vivants et trépassés : encore ceux qui d'eux naîtroient en seroient infortunés. » Sur quoi il prend gaiement son parti. Il se résigne, à boire d'autant et banqueter. Voyant ces diables d'oiseaux, nous ne faisons que blasphemer, mais vidant les bouteilles et pots, ne faisons que louer Dieu. Panurge reprend donc encore pour deux siècles son masque et ses grelots.

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4. Voy. l'excellent commentaire qu'en a donné M. Guizot. Tissot, Lecons de littérature, t. I, p. 147. On peut lire aussi avec intérêt l'article de M. Géruzez, sur Rabelais, dans les Essais d'histoire littéraire, p. 67.

CHAPITRE XXIV.

L'ELOQUENCE AU XVI SIÈCLE.

LUTHER ET CALVIN LE LIVRE DE L'INSTITUTION DE LA RELIGION CHRÉTIENNE. IGNACE DE LOYOLA ET LES JÉSUITES. LE CHANCELIER DE L'HÔPITAL.

LES PRÉDICATEURS DE LA LIGUE.

Luther et Calvin : le livre de l'Institution de la religion chrétienne.

Avec Jean Cousin et Cujas, avec Rabelais, Érasme et Montaigne, la réforme était accomplie dans les idées; l'art, le droit, la philosophie étaient émancipés; restent le culte et la politique. Nous allons en suivre la destinée au xvre siècle, à travers leur expression littéraire, l'éloquence et l'histoire.

La réformation religieuse fut l'œuvre du Nord. Les instincts de races vinrent compliquer les questions de dogmes. Le réveil des individualités nationales était un des caractères de l'époque.

Les peuples, comprimés dans la sévère unité du moyen âge, échappèrent alors au moule uniforme qui les avait si longtemps enveloppés, et tendirent à cette autre unité, bien lointaine encore, qui doit naître de la vue spontanée de la même vérité par tous les hommes, résulter du développement libre et original de chaque nation, et, comme un vaste concert, réunir d'harmonieuses dissonances. L'Europe, sans conscience du but, saisissait avidement le moyen, l'insurrection; on ne songeait qu'à renverser, sans penser encore à reconstruire. Le XVI siècle fut l'avant-garde du xvII. De tout temps le Nord avait subi en frémissant le joug antipathique du Midi. Sous les Romains, la Germanie, cent fois vaincue, n'avait jamais été domptée; elle-même avait envahi l'empire et déterminé sa chute. Au moyen âge, la lutte avait continué sous des noms différents; ce n'étaient plus. seulement des instincts, mais des idées qui combattaient : la force et l'esprit, la violence et la politique, l'ordre féodal et la hiérarchie catholique, l'hérédité et l'élection, tels étaient

les principes divers qui accusaient l'opposition des deux races. Au xvIe siècle, la scission longtemps pressentie éclata. Le dogme catholique, attaqué depuis sa naissance par de nombreuses hérésies, avait jusque-là triomphé complétement. Sans remonter au berceau de l'Église, Arnaud de Brescia, en Italie; Valdo en France; Wiclef, en Angleterre, avaient tenté des réformes éphémères étouffées par des supplices. En Allemagne, Luther parut, et la réforme fut accomplie : l'unité catholique fut à jamais brisée..

En 1511, Martin Luther, moine augustin d'Erfurth, fut envoyé à Rome pour les affaires de son ordre. Il éprouva, d'une manière plus énergique, la même répulsion qui frappait alors tous les Allemands qu'y conduisait si fréquemment la guerre. Les magnificences de la papauté, les pompes dont le culte aime à s'entourer dans les contrées méridionales, les vices d'une élégante civilisation révoltèrent la sévère barbarie du Germain. Il ne put contempler sans scandale les fêtes idolatriques de la nouvelle Babylone. La vente des indulgences, affermées par le pape à l'archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, sous-louées par Albert aux banquiers Fugger, débitées de village en village par le dominicain Tetzel, fit éclater l'indignation de Luther. Il éleva doctrine contre doctrine, lança anathème contre anathème, et, le 10 décembre 1520, brûla solennellement, à Wittemberg, la bulle du pape Léon X, avec les décrétales de ses prédécesseurs, le corps du droit canon, et la Somme de saint Thomas d'Aquin.

Dès lors commença cette guerre implacable de la parole, qui fit naître dans la suite tant de guerres sanglantes. Enfermé dans le château de Wartbourg, Luther, pendant neuf mois, ne cessa de remuer l'Allemagne et l'Europe du fond de son asile inconnu. « Ses pamphlets théologiques, imprimés aussitôt que dictés, pénétraient dans les provinces les plus reculées; on les lisait le soir dans les familles, et le prédicateur invisible était entendu de tout l'empire. Jamais écrivain n'avait si vivement sympathisé avec le peuple. Ses violences, ses bouffonneries, ses apostrophes aux puissances du monde, aux évêques, au pape, au roi d'Angleterre, qu'il

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