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intéresser, les émouvoir. Corneille l'oublia trop dans les tragédies qui terminèrent sa longue carrière. De là surtout les échecs qui l'attristèrent. Quand une fois la splendeur de son génie fut éclipsée par l'âge, l'art, qui chez Corneille avait toujours été très-inégal, ne suffit plus pour animer ses conceptions imparfaites. L'ange des hautes pensées était remonté vers le ciel.

Si nous voulons maintenant considérer la manière générale et le style de ce grand homme, nous ne pourrons mieux faire que d'emprunter au plus artiste de nos critiques le jugement où il les a si bien appréciés.

«Les personnages de Corneille, dit M. Sainte-Beuve, sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en écartent jamais, on n'a pas de peine à les saisir; un coup d'œil suffit: ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspere et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache: comme pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore. Aux endroits pathétiques ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer. Mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule.... Ses tyrans et ses marâtres sont tout d'une pièce comme ses héros, méchants d'un bout à l'autre, et encore, à l'aspect d'une belle action, leur arrive-t-il quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu.... Les hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux, ils se querellent sur l'étiquette; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion.... Ses héroïnes, ses adorables furies se ressemblent presque toutes leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur. On sent que Corneille, connaissait peu les femmes....

« Le style de Corneille est le mérite par lequel il excelle, à mon gré.... Il me semble, avec ses négligences, une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet.

La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse.... Il y a peu de peinture et de couleur dans ce style. Il est chaud plutôt qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y cède à la pensée et au raisonnement.... En somme Corneille, génie pur, incomplet avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une séve abondante y monte; mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils se couronnent tard, se dépouillent tôt, et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements, à ce tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée1. »

Terminons nos observations sur Corneille par un mot de Mme de Sévigné qui les résume sous la forme la plus heureuse et la plus franche.

« Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnez-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût; tenez-vous-y. »

Substituer l'idée à l'image; faire percer, à travers les jeux d'esprit de la mode, la pensée noble, grande, et même un peu austère, inventer la poésie de la passion et de la raison, tel fut le rôle littéraire de Corneille. C'est par là qu'il est le poëte vraiment national. Grâce à lui, la France, échappée à I'Italie et à l'Espagne, se retrouvait elle-même, mais agrandie par le génie d'un homme. Elle recueillait la tradition antique, mais en lui imprimant le cachet de sa civilisation; elle acceptait les inspirations étrangères, mais en les transformant; elle en faisait quelque chose d'universel, elle en

1. Critiques et Portraits littéraires, t. I, article Corneille.

grossissait l'héritage commun de l'humanité. Par là sa poésie prit légitimement place à la suite de celles d'Athènes et de Rome, et mérita d'être appelée classique.

Ainsi, dès la première partie du XVIIe siècle, l'esprit français avait atteint son idéal dans la sphère du beau: en même temps il le poursuivait dans celle du vrai et n'y faisait pas de moins glorieuses conquêtes. Notre plan, d'accord avec notre insuffisance, ne nous permet pas de suivre dans cette nouvelle carrière ses merveilleux travaux. Nous jetterons seulement un regard sur la philosophie, qui forme le sommet où se joignent les deux versants de l'intelligence, les sciences et les lettres.

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Le XVIIe siècle s'annonce, dès sa naissance, comme une époque véritablement organique. Toutes les sciences, tous les arts s'y soumettent aux lois d'une harmonieuse unité. On dirait qu'une seule pensée, une seule âme placée dans son sein s'exprime tour à tour par ces divers organes. C'est le sentiment chrétien dans toute sa vérité, le spiritualisme, qui se répand, comme la vie, dans la société française, et anime tout ce grand corps,

Mens agitat molem et magno se corpore miscet.

La science et la poésie semblent y être deux dialectes de la même langue: Descartes est le Corneille de la philosophie. L'un et l'autre prennent la personnalité morale et libre pour base de leurs travaux. Corneille avait écarté de la scène le fracas des événements extérieurs, les incidents fortuits, les

complications étrangères, qui chez les Espagnols étouffaient trop souvent l'action idéale et le jeu des caractères; il avait cherché le ressort du drame dans l'âme humaine. La tragé die française avait quelque chose d'abstrait; c'était de la psychologie en action. Ce que le poëte avait fait par génie, par inspiration, le philosophe va le prescrire comme une loi; il va élever l'instinct de l'artiste à l'autorité d'une méthode.

Quelle différence entre la philosophie du xvIIe siècle et les nobles mais vagues aspirations du xvr! celui-ci était une époque révolutionnaire, une insurrection tumultueuse contre le moyen âge. Tous les systèmes y fermentaient dans une immense confusion. L'homme du temps c'était Montaigne, savant, curieux et tranquillement sceptique. Bientôt après, les flammes du bûcher dévoraient à Toulouse le néo-péripatéticien Lucinio Vanini (1619), coupable d'avoir divinisé les forces de la nature, et à Rome l'illustre Giordano Bruno (1600), héritier du néo-platonisme et égaré dans les séduisantes illusions des Alexandrins. La nouvelle philosophie avait ses Ioniens et ses Éléatiques en attendant son Socrate.

René Descartes naquit à la Haye, en Touraine, le 31 mars 1596'. A seize ans il avait épuisé la science contemporaine et en avait senti le vide; mais au lieu de s'abandonner mollement au doute, l'enfant comprit que si la science n'existait pas encore, la vérité existait, et qu'il fallait la découvrir. Dès lors, il étudie les hommes dans les voyages, à la guerre, il étudie surtout la seule science qui satisfasse son esprit par une certitude complète, les mathématiques. Il dégage l'algèbre des considérations étrangères qui la limitaient, et donne à une science dont l'abstraction fait la force, toute l'abstraction dont elle est susceptible. Bientôt il applique cette science à la géométrie, et nous apprend à résoudre en nous jouant des problèmes qui avaient arrêté toute l'antiquité. Mais ces merveilleuses découvertes n'étaient que l'ap

1. Il mourut en Suède en 1650. - Principaux ouvrages philosophiques : Principes de la philosophie, Meditations, Discours de la methode. Edition complète, par M. Cousin, 1824-1826, 11 vol. in-8.

prentissage de son génie. Ce ne sont point des méthodes particulières que cherche Descartes, c'est la méthode, la grande et universelle route qui conduit de l'esprit humain à la vérité. Ce qu'il lui faut, ce n'est plus une abstraction, mais une réalité bien connue, bien certaine, un point d'appui pour soulever le monde.

Alors il se sépare des hommes, comme il avait déjà quitté les livres ; il vit seul avec sa pensée, tantôt à Nuremberg, où « n'ayant, comme il le dit lui-même, aucun soin ni passion qui le troublent,» il se tient tout le jour enfermé dans un poêle; tantôt à Paris, où il reste si bien caché que ses amis même ne l'y découvrent qu'au bout de deux ans; enfin, dans la Hollande, dont le climat peu séduisant permet à son âme de se replier sur elle-même. Là il s'assujettit à un régime austère, mangeant peu, assoupissant l'imagination et les sens, pour ne vivre que par l'intelligence. Anachorète de la philosophie, il se prépare saintement au culte pur de l'idéalisme.

Descartes avait commencé par rejeter provisoirement de son esprit toutes les croyances reçues jusque-là, « afin d'y en remettre par après ou d'autres meilleures, ou bien les mêmes lorsqu'il les aurait ajustées au niveau de la raison. » Pour reconstruire l'édifice, il se créa une méthode empruntée aux sciences qu'il avait si longuement étudiées. Ne rien admettre que d'évident, diviser les difficultés pour les vaincre, aller toujours du simple au composé, faire partout des dénombrements entiers, telles sont les quatre règles qui dirigèrent sa marche. L'enchaînement qu'il observait dans les proportions géométriques lui donnait l'espoir d'en trouver un pareil dans toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance de l'homme.

Cette méthode seule était une révolution. Par elle Descartes plaçait la certitude dans l'évidence, dont la raison est le seul juge. C'était d'un seul coup détrôner le principe d'autorité et créer la philosophie véritable.

Descartes sanctifia cette nouvelle puissance par les premiers résultats qu'il en obtint. Armé de sa méthode, il descendit hardiment dans l'abîme du doute. Il y trouva succes

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