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sivement lui-même, Dieu et l'univers. Je pense, donc je suis, donc Dieu est, donc le monde extérieur existe: telles sont les conquêtes successives de Descartes. S'il se perdit plus tard dans de vaines hypothèses, du moins il avait donné la loi qui servit à les rejeter, et posé dans la conscience personnelle la première et la plus solide base de toute la philosophie.

Un fait remarquable, c'est que le grand géomètre français, qui était en même temps un grand physicien et même un grand physiologiste pour son temps, dirigea principalement ses efforts vers l'analyse de l'âme, vers la psychologie. Son école a été surtout une école métaphysique et idéaliste : Spinosa et Malebranche sont ses disciples; Leibnitz, c'est encore Descartes, avec un demi-siècle de progrès. Avant lui, de l'autre côté du détroit, un autre régénérateur de la philosophie, Bacon, avait aussi proclamé un des procédés de la véritable méthode; mais c'est vers les sciences naturelles que Bacon dirigea sa puissante induction. Son école glissa rapidement sur la pente du sensualisme: Hobbes, Gassendi, Locke sont ses légitimes successeurs. Ainsi se révélaient dans le champ de la pensée les tendances de chacune des deux nations. La France et l'Angleterre semblaient déjà se partager le monde moderne.

Le Discours de la méthode, écrit en français par Descartes (1637), est le premier chef-d'œuvre de notre prose moderne. Il nous révèle enfin, dans toute sa simplicité majestueuse, la belle langue du XVIIe siècle. Ce n'est plus, comme dans Montaigne, un idiome personnel, un composé bizarrement gracieux de français, de latin et de gascon; ce n'est plus, comme chez Balzac, la forme extérieure et vide de l'éloquence; ici c'est la langue de tout le monde frappée à l'empreinte du génie d'un seul : ici la parole reprend son rôle naturel, elle n'est que le vêtement modeste et décent de la pensée. Chose remarquable! cette subordination lui donne toute sa valeur. En effet, comme Descartes l'a dit lui-même, ■ Ceux qui ont le raisonnement le plus fort et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils pro

posent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton et qu'ils n'eussent jamais appris la rhétorique1. Voici enfin la parole qui se propose de persuader, c'est-à-dire d'atteindre le véritable but de l'éloquence. Aussi devint-elle aussitôt grave, sévère, imposante, quelquefois impérieuse; on croit entendre le ton de la vérité aux prises avec les sophismes. Au lieu de s'amuser à orner son expression, c'est-à-dire à la gâter, la philosophie marche toujours droit devant lui; on sent que tout son désir est de vous convaincre. Ses idées s'enchaînent, ses raisonnements se pressent, son langage devient un tissu d'idées que rien ne peut rompre. Dès que le Discours de la méthode parut, à peu près en même temps que le Cid, tout ce qu'il y avait en France d'esprits solides, fatigués d'imitations impuissantes, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l'instant même le langage qu'ils cherchaient. Depuis on ne parla plus que celui-là, les faibles médiocrement, les forts en y ajoutant leurs qualités diverses, mais sur un fonds invariable devenu le patrimoine et la règle de tous 2. »

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Pascal et Port-Royal.

Le style de Descartes, malgré sa perfection, ou plutôt à cause de sa perfection, ne possède que les qualités de son sujet. Il ne s'adresse qu'à l'intelligence, et n'a que cette chaleur contenue qui anime et vivifie la discussion. O chair! s'écriait dédaigneusement ce philosophe en apostrophant le plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répondit avec non moins de justesse: O idée!

Entre la chair et l'idée il y avait place pour l'âme : Pascal est le complément nécessaire de l'apôtre de la raison pure. Non moins effrayant que Descartes par la hauteur de son génie, il nous attache plus vivement à sa personne : on sent que les passions et la souffrance ont passé par là. « S'il est plus grand que nous, c'est qu'il a la tête plus élevée, mais

1. Discours de la méthode, Ire partie, § 9.

2. Ainsi s'exprime, sur le premier chef-d'œuvre de la langue du XVIIe siècle, un écrivain qui semble en avoir conservé parmi nous toutes les belles traditions, M. V. Cousin, Rapport à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensees de Pascal, p. 5.

il a les pieds aussi bas que les nôtres1. » Quand on ouvre son livre, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme'.

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Dès son enfance, Pascal épouvantait son père de la grandeur et de la puissance de son génie. A douze ans, seul et sans livres, il inventait, à ses heures de récréation, les éléments de la géométrie, dont il ignorait les termes. A seize ans il composait son Traité des sections coniques. Bientôt son organisation fléchit sous cette activité dévorante. Depuis l'âge de dix-huit ans, Pascal ne passa pas un seul jour de sa vie sans souffrir.

Sa jeunesse s'ouvre par quelques années bien différentes de la vie austère et désolée que nous rappelle son nom. Les médecins lui ayant interdit tout travail, il se jeta dans l'agitation du monde et prit le goût de ses plaisirs. C'est à cette époque que nous devons les charmantes pages du Discours sur les passions de l'amour. Pascal n'y a point encore sa grande manière si ferme et si concise, mais son style est empreint d'une fraîcheur pleine de suavité. On aime à trouver sous cette plume qui devait écrire de si grandes choses, les observations les plus délicates, rendues avec une vérité de sentiment qui touche et attendrit. Ce discours est comme une de ces riantes vallées qu'on rencontre tout à coup dans un repli d'une haute et sévère montagne. La vie mondaine de Pascal fut de courte durée; un accident qui mit ses jours en danger le rappela aux sentiments religieux de son enfance, et le jeta entre les bras des solitaires de PortRoyal.

Aux portes de Paris, à trois lieues de Versailles, le XVIIe siècle voyait une dernière et mémorable reproduction des austérités de la Thébaïde et des ascétiques travaux de

1. Pensées diverses, CVII, édition Faugère, t. I, p. 244. 2. Pensées sur l'éloquence et le style, IX, t. I, p. 249.

3. Blaise Pascal, né à Clermont (Auvergne), en 1628, mourut à Paris en

1662.

4. Expressions de sa sœur, Mme Périer.

5. Publié pour la première fois par M. Cousin, dans la Revue des Deux Mondes, et qui fait partie des Pensées, Fragments et Lettres de l'édition de M. P. Faugère, t. 1, p. 105.

Lérins. Le monastère de Port-Royal, abbaye de filles de l'ordre de Câteaux, fondé en 1204 par la comtesse Mathilde de Garlande, femme de Mathieu Ier de Montmorency-Marly, parti deux ans auparavant pour la quatrième croisade, s'élevait dans un lieu sauvage nommé autrefois Porrois1. Livré longtemps à l'oiseuse existence des couvents vulgaires, PortRoyal tomba, au commencement du XVIIe siècle, sous la direction de la famille d'Arnauld, le célèbre avocat de l'Université contre les jésuites en 1594. Mais ce fut le monastère qui conquit la famille; la jeune Angélique-Jacqueline Arnauld, nommée abbesse à sept ans et demi par des influences toutes mondaines, fut touchée de la grâce et entreprit la réforme du couvent. Cinq de ses sœurs, ses six nièces, sa mère elle-même devinrent ses filles spirituelles. Bientôt l'inflexible Saint-Cyran fut reçu comme directeur à PortRoyal, et y imprima le sombre caractère du jansénisme. Près de lui vinrent se ranger toute une colonie d'illustres pénitents, trois frères de la mère Angélique, Lemaître, son neveu, et célèbre avocat, avec ses deux frères Sericourt et. Sacy, Nicole, Lancelot, cet admirable chef des petites écoles, et enfin Antoine Arnauld, le grand Arnauld, le plus jeune frère de la réformatrice, le savant et impétueux docteur dont la condamnation en Sorbonne devint l'occasion des Provinciales.

L'Église de France présentait alors un imposant spectacle. Le jansénisme, dont Port-Royal était le plus puissant appui, prétendait fortifier le christianisme en le rappelant à sa source. Ce lutheranisme français aspirait à redresser le dogme sans briser l'unité. Il voulait rester catholique malgré le pape, admettant la hiérarchie, les sacrements, le culte c'était une réforme toute métaphysique et morale. Sur le terrain des principes elle se rencontrait avec le grand réformateur germanique. Comme lui elle s'abritait des noms de saint Paul et de saint Augustin; comme lui elle effaçait

4. Du mot Porra ou Borra, qui signifie en basse latinité vallon buissonneux où l'eau dort: Cavus dumetis plenus ubi stagnat aqua.

2. Voyez, sur Port-Royal, le savant et spirituel ouvrage de M. Sainte-Beuve, dont on attend avec impatience le quatrième volume.

le libre arbitre devant la grace, et formulait avec rigueur le dogme effrayant de la prédestination. Ce christianisme, formidable comme la destinée antique, poursuivait d'une implacable haine la nature corrompue par la chute originelle. Talents, arts, sciences, sentiments, vertus mondaines ne lui apparaissaient que comme des vanités ou des crimes. Les bonnes œuvres étaient sans mérite; la grâce seule, donnée ou refusée arbitrairement, faisait les saints. Ainsi la création presque entière, viciée par une faute étrangère, se trouvait exclue à jamais du sein de ce Dieu terrible, de ce Christ aux bras étroits, qui semblait n'être pas mort pour tous. L'Eglise de Jansénius n'était que l'aristocratie de la gráce.

En face de cette école rigoureuse et étroitement logique se plaçait la vieille et simple orthodoxie, telle que la représentera bientôt Bossuet, telle que l'exprimait naguère l'aimable et affectueux François de Sales, indulgent vieillard, écrivain charmant, pour qui la nature était un poétique symbole de la bonté de Dieu, et dont le langage coloré, pittoresque, reproduisait avec moins de vivacité, mais avec plus de grâce et d'onction, la langue expressive de Montaigne 1. Vraiment catholique et universelle comme le bon sens, l'Église, malgré ses corruptions et ses misères, n'en était pas moins fidèle aux notions éternelles du juste et du vrai. Sans nier la grâce, qui n'est que l'influx perpétuel du Créateur dans la créature, la racine mystérieuse par laquelle les êtres bornés tiennent à l'Etre infini; sans abandonner le dogme de la chute et de la rédemption, qui lui était imposé par la tradition, et qui, d'ailleurs, pour le philosophe même, serait encore le dogme de la création et du progrès, l'Église conservait la foi humaine au libre arbitre, au mérite des bonnes œuvres, à la vocation de tous, c'est-à-dire à l'équité de Dieu. Elle tenait fortement les deux bouts de la chaîne, sans s'effrayer de n'en pas apercevoir tous les anneaux.

Mais en même temps dans le sein de l'Eglise était une

1. François était né au château de Sales dans la Savoie, en 1566; il mourut à Lyon en 1612. OEuvres principales: Introduction à la vie devote Traité de l'amour de Dieu; l'Étendard de la sainte croix; sermons, lettres.

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