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et les arts sont les fleurs de la civilisation; c'est le dernier phénomène de la croissance des sociétés. La renaissance carlovingienne précéda la constitution réelle de la nation : il en résulta qu'elle eut quelque chose de superficiel et d'éphémère. Les connaissances scientifiques que sema Charlemagne ne plongèrent pas de profondes racines dans le sol de la France, elles ne se nourrirent point des sucs abondants de la vie populaire. Néanmoins il s'en faut de beaucoup qu'elles aient été inutiles: elles vécurent dans le sein des monastères, jusqu'au jour où des circonstances plus favorables permirent de les propager au dehors. Jusque-là les lettres, concentrées dans une classe qui pouvait seule les cultiver, constituèrent un dépôt plutôt qu'une richesse réelle. Elles ne produisirent qu'un historien remarquable, c'est le biographe de Charlemagne, Éginhard. Il imite Suétone et le rappelle quelquefois c'est son mérite aux yeux des contemporains. L'un d'eux loue dans cet écrivain « le choix des pensées, un sobre emploi des conjonctions, tel qu'il l'a remarqué dans les bons auteurs, un style que n'embarrassent point la longueur et la complication des périodes, ni des phrases d'une étendue immodérée1. » L'auteur de ce jugement aurait peu goûté Commines et Saint-Simon.

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La poésie est le genre de composition qui peut le moins se passer du peuple: c'est une espèce de spectacle qui languit sans les applaudissements de la foule. C'est dire que la poésie n'exista point sous Charlemagne; j'entends la poésie lettrée, en réservant, bien entendu, les rudes chants germaniques dont j'ai parlé plus haut. La poésie latine ne fut qu'une recrudescence de la versification. On traita tout bonnement en vers les mêmes sujets qu'on développait en prose: on fit de la morale, de la théologie, de l'administration en hexamètres.

Dans le domaine de la philosophie, il parut un homme remarquable, un seul, Jean le Scot ou l'Erigène (l'Irlandais). A la hardiesse de ses idées, à la subtilité de ses déductions, à la grandeur de ses résultats, on croirait qu'il ouvre à la

4. Lupus Ferrariensis, epistola 1.

philosophie une carrière nouvelle et devance les penseurs des écoles modernes. Ce serait une erreur: Jean le Scot n'est que le dernier des Alexandrins, fourvoyé dans le Ix siècle; c'est un contemporain, un compatriote de Plotin et de Porphyre. Il traduit du grec les ouvrages d'un Alexandrin du ve siècle, faussement attribués à saint Denis l'Aréopagite; il en reproduit les doctrines dans son livre sur la division de la nature: il est le dernier représentant de cette tentative d'amalgame, commencée dès le re siècle et si active au ve, entre le néoplatonisme d'Alexandrie et la théologie chrétienne. Toute cette litérature carlovingienne regarde le passé et le reflète : c'est un jour d'automne dont quelques rayons rappellent parfois l'été et font au voyageur une agréable illusion. Mais à coup sûr ce n'est pas le printemps: les feuillages sont jaunes et la terre n'a point encore de séve.

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Charlemagne avait en vain tenté de remplir le vide que l'empire d'Occident laissait dans le monde. Ce grand homme, dans la noble impatience de son génie, avait voulu devancer l'heure de la Providence. Il avait imposé à l'Europe une unité apparente et tout extérieure. Mais cette forme, héritage d'une société éteinte, se trouva trop vaste, trop savante pour les besoins des peuples nouveaux que la misère avait ramenés à la barbarie. C'était une expression antique imposée à des sentiments et à des mœurs auxquels elle ne répondait plus; c'était quelque chose de grand, mais de mort. La véritable unité ne peut naître que de l'assimilation lente des intelligences. Il fallait alors reprendre la société dans ses bases, fortifier les âmes par la conscience de leur valeur indivi

duelle, armer le soldat pour la défense de sa terre, élever le beffroi du château et plus tard le rempart de la ville, en un mot, refaire des hommes et non pas un empire. Aussi, dès qu'on ne sentit plus la main de fer du conquérant, n'euton rien de plus pressé que de briser cette machine compliquée que nul ne pouvait faire mouvoir, et qui encombrait la voie. L'instinct des temps, la force des choses, la loi secrète et vivante qui, renfermée dans le sein des sociétés, préside à toutes leurs transformations, l'emportèrent sur la puissance organisatrice du maître. Le nouvel empire s'écroulait de toutes parts: tout tendait à s'isoler, à redevenir particulier et local: les peuples se détachaient pièce à pièce. Soixante-dix ans après Charlemagne, ses États sont démembrés en sept royaumes. Les royaumes eux-mêmes tombent en duchés, en comtés, en seigneuries: vers la fin du Ix siècle, la France seule compte vingt-neuf provinces, et à la fin du xo cinquantecinq, dont les gouverneurs, sous les noms de comtes, de vicomtes, de marquis, sont devenus de véritables souverains. Un capitulaire de Charles le Chauve (877) a consacré légalement l'hérédité des bénéfices et offices royaux: l'empire a consommé son suicide.

Cependant apparaissaient déjà, au milieu de cette désorganisation universelle du passé, les tendances nouvelles qui devaient constituer l'avenir. Les royaumes se brisent, mais les races ressaisissent leur indépendance: elles rejettent et les dynasties et les idiomes étrangers. Elles se font des chefs et un langage. Longtemps Charlemagne avait couvert ses successeurs du prestige de sa gloire; mais quand, à force d'incapacité, ils eurent détruit l'illusion, on se ressouvint qu'ils étaient étrangers. Le premier symptôme de vie nationale fut de les hair comme conquérants, de les mépriser comme incapables. « Sans doute, dit Aug. Thierry, dans la révolution qui renversa le trône des Carlovingiens, il faut faire une large part à l'ambition personnelle du fondateur de la troisième dynastie; néanmoins on peut affirmer que cette ambition, héréditaire depuis un siècle dans la famille de Robert le Fort, fut entretenue et servie par le mouvement de l'opinion nationale; c'est, à proprement parler, la fin du

régné des Francs et la substitution d'une royauté nationale au gouvernement fondé sur la conquête 1. »

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Avec et même avant les rois germains disparaît du sol gaulois, la langue tudesque, l'allemand. En 813, un canon du concile de Tours prescrivait au clergé de prêcher en tudesque, aussi bien qu'en latin et en langue romane vulgaire preuve certaine que l'idiome germanique était encore généralement répandu dans la Gaule: vingt-neuf ans après, en 842, quand deux des fils de Louis le Débonnaire. se jurent amitié et alliance à la tête de leurs armées, le prince Germain Louis, voulant être entendu des sujets de Charles le Chauve, ne se sert que de la langue romane, tandis que Charles le Chauve parle tudesque aux soldats de Louis le Germanique 3. Ici la distinction des langues apparaît déjà bien tranchée le tudesque recule peu à peu vers le nord; il laisse aux dialectes issus du latin les champs qui sont désormais la France. Personne n'entendait plus les idiomes germaniques à la cour de Charles le Simple en 911. Quand le duc Rollon s'avança pour lui prêter serment de fidélité et prononça les deux mots by Got (par Dieu) tous les assistants se mirent à rire. Il semble que les derniers descendants de la dynastie carlovingienne prirent à tâche d'élargir la distance qui les séparait de la nation. Louis d'Outre-Mer, au milieu d'un peuple qui ne parlait plus que le latin vulgaire, ne comprenait que le tudesque. Au concile d'Ingelheim, où il se trouva avec l'empereur Othon en 948, les deux princes paraissent aussi allemands l'un que l'autre. Quand on eut donné lecture de la lettre du pape Agapet, on fut obligé de la traduire en langue tudesque, pour que les rois pussent l'entendre. Les princes de la troisième race, au contraire, cultivèrent avec soin l'idiome populaire. Robert, fils de Hugues Capet, était très-habile dans la langue gauloise dit un chroniqueur: Erat linguæ gallicæ peritia facundissimus.

4. Lettre xII.

2. Nous expliquerons tout à l'heure ce qu'était la langue romane. 3. Voyez plus loin les serments du prince et du peuple.

4. D. Bouquet, t. VIII, p. 316.

Si les Germains disparurent comme nation du territoire gaulois, ils y restèrent comme individus; ils se mêlèrent aux anciens habitants et ne contribuèrent pas peu à ranimer dans leur sein toutes les vertus guerrières qu'ils avaient apportées de leurs sauvages forêts. Il en fut de même de l'idiome germanique: il s'effaça comme langue et resta comme influence; il s'amalgama d'une manière plus ou moins occulte avec le nouvel idiome de la France du nord, et servit à lui communiquer cette fermeté, cette énergie qui trempe, en quelque sorte, les langues, leur donne du ressort et de la durée 1.

Il semble d'abord étonnant que les vainqueurs aient emprunté et non imposé une langue aux vaincus. Ce fait s'explique aisément par l'inégalité de nombre et surtout de civilisation entre les deux peuples. C'est un phénomène constant dans l'histoire que des conquérants barbares subissent inévitablement la langue, les mœurs, la culture intellectuelle d'un peuple policé. Les Mongols, vainqueurs de la Chine, en adoptent la langue et les lois. Les Romains soumettent la Grèce, et s'ils n'abdiquent pas leur langue, cette grande part de leur souveraineté, ils apprennent du moins la langue des vaincus; ils prennent leurs chefs-d'œuvre et leurs dieux. Mais ces mêmes Romains, devenus maîtres de la Gaule moins civilisée, y introduisent bientôt leurs coutumes et leur langage.

Expulsion du latin,

Si l'allemand fut exilé de France, le latin n'y resta que pour mourir. A un peuple nouveau il fallait une langue nouvelle. Ce savant et industrieux langage, produit et instrument d'une civilisation raffinée jusqu'à la corruption, ne pouvait survivre à la société qui l'avait créé. Elle-même avait eu peine à le préserver de toute atteinte; c'était comme une machine immense, compliquée, pleine de détails délicats et fragiles, qui donnait de merveilleux résultats sous

4. Voyez ce que nous avons dit plus haut de l'influence de l'allemand sur la langue française.

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