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de Vicente Espinel. A l'exemple de Mendoza, de Juan de Luna, de Quevedo, de Cervantes lui-même, et surtout d'Aleman, il s'est emparé du genre picaresque, consacré aux exploits des chevaliers d'industrie et de ces honnêtes gens qui le sont tout juste assez pour n'être pas pendus. Mais l'imitation n'est guère qu'à la surface: si Gil Blas porte la golilla, la cape et l'épée des Castillans, il n'en a pas moins l'esprit et la vivacité française, avec les sentiments et les passions universelles du cœur humain.

Un autre grand romancier du XVIIIe siècle semble aussi, par le caractère de son talent et de son style, se rattacher à l'époque précédente. L'abbé Prévost', écrivain trop fécond, dont les œuvres complètes formeraient plus de cent volumes, a, dans ses fictions, envisagé l'homme d'un tout autre point de vue que Lesage. Aussi romanesque dans ses inventions que l'auteur de Gil Blas est satirique, il s'attache surtout à créer des incidents, à combiner des aventures, mais il les raconte avec une simplicité qui n'a rien de romanesque. Jamais il ne vise à l'effet; il intéresse le lecteur sans paraître s'émouvoir lui-même. Prévost rouvrait à l'imagination longtemps contenue par la sobriété du xvir siècle, cette libre carrière d'aventures qu'avaient prématurément parcourue les d'Urfé et les Scudéry: il rendait au roman sérieux une langue noble et sage, des sentiments épurés par le goût du grand siècle. Une fois même, inspiré par son cœur, il s'éleva au-dessus de lui-même, mais toujours sans effort et sans prétention. Il fut, dans Manon Lescaut, l'historien des passions, comme dans ses autres romans il avait été celui des aventures, et il sut toucher sans avoir besoin d'être éloquent. Lui-même, dans son journal Le pour et le contre, caractérise cet ouvrage avec une franchise qui n'est que de la justice « Ce n'est partout, dit-il, que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels. Je ne dis rien du style, c'est la nature même qui parle. »

Un écrivain non moins célèbre et d'un génie tout différent

4. Né en 1697; mort en 1763.

n'emprunte au roman que sa forme pour en revêtir une immense et précieuse érudition. L'abbé Barthélemy', auteur du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, avait recueilli avec une sagacité incomparable tout ce que les auteurs les plus obscurs nous ont transmis sur les mœurs, les habitudes et les arts de la Grèce. Il entreprit de rendre la vie à tous ces détails par une fiction agréable qui ne fit qu'un seul tableau de tous ces traits épars. Il réussit à composer un ouvrage plein d'intérêt et d'instruction, mais dont la forme un peu frivole mêle quelquefois nécessairement l'esprit et le style du xvII siècle à la peinture d'une antiquité si lointaine. La discordance de ces deux éléments, qui n'était pas sensible du temps de l'auteur, est devenue choquante depuis que les préjugés et le langage de son époque sont aussi pour nous de l'histoire.

La poésie proprement dite, celle qui avait conservé les formes consacrées de la versification, produisait des œuvres moins originales. Jean-Baptiste Rousseau est un versificateur harmonieux, un habile artisan de strophes lyriques; mais l'inspiration, le sentiment, l'âme, en un mot, lui manque. Il tresse habilement les paroles de Racine et de Boileau autour des pensées de David; mais on n'entend jamais chez lui un mot qui parte du cœur. On ne s'en étonne point quand on connaît la vie peu honorable et les épigrammes licencieuses de cet auteur de poésies sacrées. On doit reconnaître toutefois qu'il perfectionna le rhythme de l'ode française, et prépara ainsi la lyre pour d'autres mains. Lefranc de Pompignan fit aussi des poésies sacrées dont se moqua Voltaire, mais dont on cite encore quelques belles strophes. Lefranc était un magistrat respectable, un homme de foi et de cœur malheureusement il manquait de génie. On en peut dire autant de Louis Racine, le fils du grand poëte, qui se crut obligé d'écrire en vers à cause de son nom, et qui, sans aucun génie créateur, fit des ouvrages élégants dans le genre didactique. On cite, mais on lit peu, ses poëmes de la Religion et de la Gráce. Au contraire, ses pieux mais incomplets Mé

1. Né en 1746; mort en 1795.

moires sur la vie de son père offrent une lecture pleine d'intérêt et de charme.

Auteurs dramatiques.

L'héritage dramatique du grand Racine était vivement mais inutilement disputé. Jamais on ne fit plus de tragédies qu'au XVIIe siècle; jamais, si l'on excepte Voltaire, il n'y eut moins de génie tragique. Le faible et diffus Lafosse fut heureux une fois dans son Manlius; le froid et prosaïque Lamotte eut le bonheur de rencontrer un sujet pathétique en dépit du poëte; il écrivit Inès. Lagrange-Chancel crut continuer Racine; il exagéra l'étiquette et la fausse dignité de son système, sans les racheter par aucune étincelle de talent. Crébillon eut le mérite de ne pas calquer un modèle inimitable; il rencontra quelques inspirations énergiques qu'il gâta par l'alliance d'aventures et de caractères fadement romanesques. Il prit d'ailleurs l'horrible pour le pathétique et l'enflure pour la grandeur. Ses amis lui firent le tort de l'opposer comme un rival à Voltaire. La lutte des doctrines sociales pénétrait jusque sur la scène et en refroidissait encore les conceptions. Saurin, imitateur de Voltaire, fit des tragédies philosophiques. De Belloy riposta par des tragédies royalistes. La même guerre éclata entre les poëtes comiques. Collé, Palissot attaquaient les novateurs; Lanoue, Barthe, Desmahis, Sedaine, presque tout le théâtre étaient pour eux, comme le public. Il est à remarquer néanmoins que les deux meilleures comédies de l'époque appartiennent à deux auteurs du parti opposé à Voltaire, le Méchant à Gresset1, et la Métromanie à Piron. Ainsi toutes les opinions avaient leurs représentants au théâtre. Mais l'art véritable, la bonne et franche comédie, cherchait en vain le sien. Marivaux se perdait dans de fines et ingénieuses analyses auxquelles Voltaire espérait bien ne rien comprendre. Cet homme, disait-il, en parlant de l'auteur du Legs et des Fausses confidences sait tous les sentiers du cœur humain,

4. Né à Amiens en 1709; mort en 1777; auteur de quelques charmantes poésies légères, Vert-Fert, le Lutrin vivant, le Caréme impromptu.

mais il n'en connaît pas la grande route.» Destouches gâtait le théâtre anglais dans ses tristes imitations; La Chaussée écrivait des comédies larmoyantes; Diderot réduisait la tragédie bourgeoise en un hardi système, mais compromettait ses théories par ses œuvres. La poésie sentait le besoin de se rajeunir avec la société, et cherchait en vain des formes nouvelles.

Naissance de la poésie descriptive.

La poésie descriptive fut inventée ou retrouvée à cette époque. Cela devait être tandis que la philosophie niait l'âme ou la mettait dans la sensation, la poésie devait se placer en dehors de l'âme, et s'occuper à décrire, avec un soin minutieux, les objets extérieurs. C'est alors qu'abusant d'un mot d'Horace, infidèlement cité, on posa en principe que la poésie n'est qu'une peinture. Encore chercha-t-on moins à peindre qu'à disséquer. Au lieu de frapper les yeux par un mot, une comparaison, une épithète bien choisie, la poésie descriptive alla, sur les pas de la science, analyser, énumérer, épuiser tous les détails. C'est ainsi que SaintLambert chanta les Saisons: dans un sujet où Thomson avait jeté son âme et ses émotions souvent sublimes, il fut généralement sec et froid, comme un grand seigneur qui n'a ni vu ni aimé la campagne. Lemierre décrivit, comme Ovide, les Fastes de l'année; et, au lieu d'animer son sujet par l'expression des sentiments qu'il pouvait faire naître, se borna à raconter en vers les diverses occupations qu'amènent les différentes époques. L'ame du poëte ne fut point le centre de ce monde mobile, qui manqua d'unité, d'intérêt et de

vie.

C'est ainsi que la poésie semblait mourir à la suite des croyances. L'univers n'avait plus d'enchantements pour des hommes qui n'y voyaient qu'un habile et froid mécanisme, une combinaison plus ou moins heureuse de la matière; et «la nature était morte à leurs yeux, comme l'espérance au fond de leurs cœurs 1. »

4. Nouvelle Heloise, partie. I, lett. xxvi.

Telle était en France la situation de la pensée et des lettres qui l'expriment. Deux partis rivaux se disputaient la direction morale du XVIIIe siècle; l'un brillant de tous les dons de l'esprit, impétueux, infatigable dans ses attaques, était sec et stérile dans ses désolantes doctrines; l'autre, religieux par tradition, par habitude, plutôt que par conviction, sans chaleur, sans éloquence, défendait faiblement les éternelles vérités dont il se constituait l'arbitre. Entre ces deux armées, la foi à Dieu, à la spiritualité de l'âme, au dogme du devoir et de la vertu, attaquée avec fureur et trop mollement défendue, semblait devoir périr, ou du moins s'éclipser, emportant avec elle les plus pures émotions du poëte et l'élan sympathique de l'artiste, quand s'éleva tout à coup un défenseur aussi puissant qu'inattendu, dont la parole brûlante, pleine d'exagérations, d'erreurs, de contradictions et de sincérité, avait seule toutes les qualités et tous les vices nécessaires pour se faire entendre des hommes du XVIIe siècle.

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*

Éducation de Bousseau; sa politique.

Il ne faut pas demander à Rousseau la consistance et l'impartialité d'un philosophe : lui aussi est un homme de combat et d'action; il ébranle et construit à la fois, et l'effort de la lutte se révèle à chaque instant par l'exagération de ses paradoxes. Cependant il faut le bénir d'avoir senti le besoin de fonder des doctrines positives au milieu de tant de ruines. Rousseau a rendu trois grands services à son siècle et au nôtre en politique, il chercha dans le droit national une base solide pour le pouvoir; en morale, il réveilla le sentiment du devoir, et prêcha avec une éloquente conviction

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