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cachés dans un de leurs replis; soit qu'il fixe nos yeux et notre cœur sur sa tranquille solitude des Charmettes, plus simple, plus commune, mais parfumée de tous les souvenirs de son bonheur; une poésie nouvelle, inconnue encore à la France, éclate à chaque instant sous sa plume; il lui suffit d'un mot, d'un trait pour nous toucher et nous attendrir. Une fleur des champs, une simple pervenche entrevue un jour par hasard à la voix d'une personne aimée, puis retrouvée après trente ans embellie de ce souvenir et de ce regret, fait plus d'impression sur Rousseau et sur ses lecteurs. que n'en pourront produire toutes les poésies descriptives. de Saint-Lambert et de Delille. Car c'est un des caractères de la poésie chez Jean-Jacques de n'avoir rien de recherché ni d'aristocratique, de savoir trouver dans les plus humbles détails un monde d'émotions vraies et pathétiques. Comme il sait nous intéresser à une vieille chanson que chantait la femme qui lui servit de mère; à une promenade faite par un enfant en compagnie de deux jeunes filles ; à une nuit d'été passée dans l'enfoncement d'une terrasse au bord de la Saône; à ses rêveries délicieuses dans la petite île de Saint-Pierre! « Comme il aime à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! »

Ce sont là ses maîtres de poésie et de science. « Un de ses plus grands délices, c'est de laisser ses livres bien encaissés et de n'avoir point d'écritoire. » A-t-on jamais mieux senti, mieux décrit la volupté de la rêverie? « J'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché. Là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec

plaisir mon existence, sans prendre la peine de pen

ser 1. »

La poésie de notre âge est là comme dans son germe. La Fontaine avait aimé la nature, il avait osé le dire même au XVIIe siècle, mais il l'avait dit en passant, en peu de mots, comme s'il eût raconté une bonne fortune du cœur. Chez Rousseau, cet amour devient une passion profonde, une espèce de culte sérieux, un langage sacré que Dieu et le poëte se parlent dans la solitude.

C'est là un des plus grands chrames de ses Confessions, la nature vivement sentie et un cœur d'homme naïvement révélé. Cet ouvrage nous semble le plus intéressant et le plus profondément original de tous ceux de Rousseau le style même y est plus varié et moins tendu que partout ailleurs. . On n'y trouve plus que rarement ce ton de morgue hautaine et farouche, que l'auteur reconnaît lui-même dans ses premiers écrits et qu'il attribue à l'influence de Diderot. Il y a surtout dans la première partie des Confessions quelque chose de tendre et d'enjoué tout à la fois, comme le regard qu'un vieillard jette sur les beaux jours de sa jeunesse : c'est une nuance délicate entre deux sentiments contraires, le mélange d'un sourire et d'une larme. Là se trouvent la plus grande puissance et l'originalité incontestée de Jean-Jacques Rousseau.

Il est à remarquer que le plus grand poëte du xvin siècle n'écrivit pas en vers. Sans doute notre versification noble et dédaigneuse comme on l'avait faite, ne lui parut pas assez souple pour se plier à toutes ses pensées. Toutefois un vague besoin de mélodie tourmentait ce grand écrivain: il chercha dans la musique le complément d'expression que la langue parlée refusait à ses sentiments. Son organisation italienne en fit un grand musicien pour son époque, et l'étude passionnée de cet art communiqua même à sa prose une harmonie admirable qu'on ne retrouve chez aucun de ses contemporains.

L'apparition de Rousseau signala une phase nouvelle dans

1. Les Rêveries, cinquième promenade.

la littérature du xvi11° siècle : il entrava le mouvement sceptique et matérialiste qui entraînait également les croyances et les arts. Toutefois, la mission fatale de l'époque, la destruction de la double autorité du grand siècle monarchique, continuait à s'accomplir. Elle avançait par l'enthousiaste Rousseau comme par l'ironique Voltaire. Tant l'œuvre de ruine était inévitable, tant le courant de l'esprit humain est irrésistible !

Mably.

Voltaire avait eu un prédécesseur dans Fontenelle, Rousseau en eut un dans Mably1. Rien ne prouve mieux la nécessité d'un rôle que cette pluralité des acteurs qui l'essayent. Mably avait de l'érudition, de l'audace dans la pensée, mais point d'imagination, point d'éloquence. Il dit les mêmes choses que Rousseau, blâma les arts, le luxe, la civilisation. moderne, plaça l'idéal du genre humain dans le passé par dégoût et défiance du présent. Mais, comme l'a dit un grand critique,« son enthousiasme pour les vertus patriotiques et les mœurs de Sparte serait resté enseveli dans ses livres, si l'imagination de Rousseau n'avait mis le feu à ce rêve paisible de logicien et de savant. »

Il est pourtant un côté par lequel Mably l'emporte sur son éloquent successeur : c'est l'étude de l'histoire. Il signala le premier le perpétuel anachronisme par lequel nos historiens. en racontant le passé, n'avaient jamais peint que les mœurs, les préjugés et les usages de leur temps. Quoiqu'il tombe dans la même faute du côté contraire, et fasse mentir l'histoire au profit de la liberté, du moins il en a étudié tous les monuments; et ses Observations sur l'histoire de France, ainsi que son Droit public de l'Europe fondé sur les traités, seront toujours lus avec fruit sinon avec plaisir. Toutefois, il est bon, pour se préserver de ses erreurs, de n'aborder la lecture de ses œuvres qu'après celle de nos historiens modernes qui les ont rectifiées".

4. 1709-1785.

2. Villemain, Tableau du xvIIIe siècle.

3. Voy. surtout Aug. Thierry, Considérations sur l'histoire de France, chap. ш.

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Tandis que la réforme hardie, impétueuse, excessive, s'élançait de Voltaire à Rousseau en descendant à Helvétius et d'Holbach, pour remonter à Mably, un autre mouvement philosophique, plus réservé dans ses moyens, plus modeste dans ses résultats, s'accomplissait au-dessous d'elle avec moins de bruit mais non moins de gloire.

Montesquieu, dans sa brillante carrière, en réunit seul les deux points extrêmes. Ses Lettres persanes en signalent le début, son Esprit des lois en fixe la limite. Il est à la fois le Voltaire et le Rousseau de la révolution modérée, mais un Voltaire timide, circonspect, tout enveloppé d'allusions et d'insaisissables malices, traversant le rôle d'agresseur sans s'y arrêter plus d'un jour; un Rousseau jurisconsulte et his torien, sans passion, sans rêve d'idéal, observant les faits et les réalités du passé, satisfait de trouver la raison de toutes choses, et aimant à expliquer les institutions présentes, pour échapper au désir de les changer.

C'est en 1721, six ans après la mort de Louis XIV, au moment où, assoupie par la vieillesse du feu roi, la France s'éveillait à toutes les témérités de la régence, que le président Charles Secondat, baron de Montesquieu et de la Brède, lança dans le monde un ouvrage anonyme dont le plan, emprunté aux Amusements sérieux et comiques du spirituel Dufresny, offrait un cadre commode à une mordante satire. La correspondance de plusieurs Persans résidant à Paris, à Venise, à Ispahan, permettait à l'auteur de faire contraster les mœurs de l'Occident avec celles de la Perse. Une volup

4. Né à la Brède, près Bordeaux, en 4689, un siècle précisément avant

l'année où éclata la révolution française; mort en 1775.

tueuse intrigue de sérail servait de lien général à l'ouvrage, et aiguillonnait la curiosité sensuelle des lecteurs. Au milieu de ces peintures orientales se déroulait le tableau de tous les travers et de tous les ridicules vrais et supposés de la société européenne, nos disputes littéraires,nos conversations bruyantes et futiles, notre engouement pour les étrangers joint à notre estime exclusive de nous-mêmes ; la prétendue frivolité des solutions morales données par les religions positives, la ressemblance des cérémonies catholiques avec les superstitions mahométanes, la docilité crédule des peuples. En mettant ces critiques dans une bouche infidèle, l'auteur échappait à la responsabilité directe de ses hardiesses. Mille portraits brillants et moqueurs venaient orner cette riche galerie; c'était un géomètre exclusif, absurdement savant dans ses ridicules distractions, puis un fermier général tout fier des mérites de son cuisinier, ou bien encore un prédicateur et, « qui pis est, un directeur » au teint fleuri, au doucereux langage. Montesquieu empruntait le pinceau de La Bruyère et s'en servait de manière à rendre Voltaire lui-même jaloux. Les temps avaient bien changé depuis qu'un homme né chrétien et Français se trouvait contraint dans la satire, » et que les grands sujets lui étaient défendus: ici c'était un grave conseiller, un homme dont la vie devait être consacrée aux plus sérieuses études de la politique et de la législation, qui jugeait ne pouvoir gagner l'attention d'une époque frivole qu'en commençant par lui parler son langage. Mais déjà de grandes questions s'agitaient sous celte forme légère. La plupart des institutions sociales qui devaient former la matière de l'Esprit des lois se présentent ici à Montesquieu, mais sous l'aspect de fantaisies locales, dignes de fixer la curiosité du penseur. Religion, philosophie, gouvernement, commerce finances, agriculture, mariages, économie politique, tout y est indiqué, effleuré légèrement. L'auteur des Lettres persanes voit déjà l'énigme; il n'en a pas encore trouvé le mot,

4. « Ces Lettres persanes, si faciles à faire, dit-il quelque part. 2. La Bruyère, Caractères, chap, 1er.

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