Images de page
PDF
ePub

il n'aperçoit que les bizarreries des établissements divers. Son ton est léger, tranchant, dédaigneux; tout lui semble ridicule ou digne de pitié. C'est un jeune esprit dont le premier regard ne porte pas assez loin pour découvrir le bien même du mal. L'auteur de l'Esprit des lois tombera peut-être dans l'excès contraire. Son premier ouvrage peut être considéré comme un programme moqueur, auquel le dernier vint donner une réponse sérieuse.

Le génie observateur de Montesquieu, sa méthode essentiellement historique se révèle dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains (1734). C'est l'Esprit des lois essayé sur un seul, mais sur un grand et admirable peuple, avant d'être appliqué à l'humanité tout entière. Le sujet était heureusement choisi. La destinée de Rome présente les évolutions d'une politique raisonnée, un système suivi d'agrandissement qui ne permet pas d'attribuer au hasard la fortune de cette glorieuse ville. Bossuet luimême, dans l'Histoire universelle, malgré son parti pris de rapporter tous les événements à l'intervention surnaturelle de Dieu, ne peut s'empêcher d'expliquer les progrès de cette puissance par la force des institutions et le génie des hommes. Montesquieu n'a eu qu'à marcher sur ces traces. Saisissant les grands principes qu'avait posés son illustre prédécesseur, il les a en quelque sorte renouvelés par l'intelligence profonde des détails. Sans doute la critique historique a jeté de nos jours de nouvelles lumières sur les premiers siècles de Rome; sans doute l'expérience de la vie politique et des agitations populaires a été pour les hommes du xix siècle un commentaire de l'antiquité qui manquait aux plus grands génies des âges précédents. Toutefois, si l'on considère la sagacité qui rapproche et interprète les documents qu'elle possède, le talent d'artiste qui distribue et mélange la lumière pour placer chaque vérité suivant les lois de la perspective, la précision élégante, privilége de la vraie richesse, le style en un mot, le don de faire un livre, de. frapper les faits extérieurs à l'empreinte de son esprit et de sa pensée, nul, dans l'histoire de Rome, n'a encore surpassé Montesquieu, si ce n'est Bossuet.

Cet ouvrage, néanmoins, n'était que le prélude de celui qui devait révéler Montesquieu tout entier. C'est au bout de vingt années de travail, après de longs et utiles voyages dans toutes les contrées de l'Europe, après avoir mille fois abandonné son entreprise et « envoyé aux vents les feuilles déjà écrites, qu'il vit enfin l'Esprit des lois commencer, croître, s'avancer et finir.» (1748.)

La manière dont Montesquieu conçoit son sujet est déjà une preuve de son génie. La loi, à ses yeux, n'est plus le fruit de la volonté arbitraire soit d'un homme, soit d'une nation. « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et dans ce sens tous les êtres ont leurs lois, la Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois.... » Mais ne craignez pas qu'entraîné par cette vue sublime, l'auteur se perde dans une obscure métaphysique. Au lieu d'aller chercher ces rapports nécessaires dans la région des idées, c'est dans l'étude positive des faits qu'il prétend les trouver. Il ne considère pas l'homme comme un être abstrait créé par la pensée, il l'observe dans l'état réel où le montre l'histoire. Il examine les lois dans leur rapport avec le gouvernement, les mœurs, le climat, la religion et le commerce. Il s'empare des faits comme un maître qui a la puissance d'en disposer à son gré. La chronologie a disparu, les annales des différentes nations se brisent et se confondent, un ordre nouveau, donné par la raison, s'impose à l'histoire. « On dirait une vaste et délicieuse contrée dont les accidents heureux sont inépuisables; dès les premiers pas vous êtes surpris et captivé; un indéfinissable attrait vous attire et vous pousse. Vous marchez devant vous; cependant les sentiers se croisent; leur multiplicité charmante vous embarrasse quelquefois, mais jamais vous n'êtes déçu par le chemin que vous avez pris; il vous conduit toujours à un point de vue pittoresque qui vous découvre quelque chose. Dès qu'on a séjourné quelque temps dans cet Éden, où l'on rencontre plus dé variété que d'unité, on ne sait plus s'en arracher; on veut toujours y vivre pour y jouir continuellement de cette douce lumière dont un ciel pur récrée les yeux, et

qui, se réfléchissant dans l'imagination, l'échauffe et la fait tressaillir d'allégresse1. »

D

Le caractère personnel de Montesquieu se découvre partout dans son ouvrage; plus curieux que dogmatique, plus intelligent que passionné, sans convictions bien profondes et sans intérêt de système, il observe le monde moral, comme Newton le monde physique, cherchant la raison des choses sans appeler les choses à une théorie; il est dans cette indifférence du cœur si nécessaire pour bien juger. Il apporte dans l'histoire les habitudes de sa profession: tel il s'était montré dans ses voyages, tel il fut dans ses appréciations. Quand je suis en France, nous dit-il, je fais amitié à tout le monde; en Angleterre je n'en fais à personne; en Italie je fais des compliments à tout le monde, en Allemagne je bois avec tout le monde. Cette souplesse de caractère, que l'antiquité avait admirée dans Alcibiade, Montesquieu la porta dans l'étude des différentes législations. « Je n'écris pas pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes. Aussi nul désir de changement et de révolution. C'est assez pour lui de comprendre les choses et de les expliquer. Souvent même leur intelligence devient à ses yeux une justification. Il amnistie jusqu'aux abus du régime de l'ancienne monarchie, la vénalité des charges, les dépenses, les longueurs et les dangers mêmes de la justice. Il ne dit pas qu'il ne faille point punir l'hérésie; il dit qu'il faut être très-circonspect à la punir. » Enfin, malgré sa répulsion évidente pour le despotisme, il va jusqu'à en tracer l'idéal, en rédiger les lois, « sans lesquelles, ajoute-t-il, ce gouvernement sera imparfait. »

α

Cette modération timide, utile pour bien voir, nuit quelquefois à l'expression franche de ce qu'on a vu. Il se fait entre l'impartialité du juge et la circonspection de l'écrivain je ne sais quelle capitulation de conscience, dont lui-même sans doute ne se rend pas bien compte. C'est ainsi qu'en

1. Lerminier, De l'influence de la philosophie du xvin siècle sur la législation, chap. VII.

distinguant les différentes formes du gouvernement d'après leur nature, Montesquieu, « craignant de dire quelque chose qui, contre son attente, puisse offenser, distingue soigneusement la monarchie absolue du despotisme, sous prétexte que la première est restreinte par les lois; comme s'il ignorait ce que vaut une telle restriction, quand les lois n'ont d'autre source que la volonté arbitraire d'un seul homme. Ainsi encore, après avoir donné à la monarchie l'honneur pour principe, il exige la vertu pour mobile des républiques, confondant peut-être l'effet avec la cause, le principe avec le résultat, et donnant pour base à l'édifice ce qui n'en est que le couronnement.

:

Comme opinion politique, la pensée de Montesquieu a quelque chose de l'indolence du fatalisme de là cette puissance exagérée qu'il accorde à l'influence des climats. Il ne sent pas assez que les peuples sont les artisans de leurs destinées, et que l'histoire a droit de dire à une grande nation ce que Marie Mancini disait au jeune Louis XIV: « Vous êtes roi, sire, et vous pleurez! » Aussi rien de plus éloigné de son esprit que de rêver des modifications quelconques dans la constitution de son pays. Il pense avec raison « qu'il n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un État. A ce titre il ne devait pas s'exclure. Cette garantie même ne lui suffit pas encore. On sent les abus anciens, on en voit la correction, mais on voit aussi les abus de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on laisse le bien, si l'on est en doute du mieux. Le système politique qui réunit évidemment les prédilections de Montesquieu est celui où toutes les forces consacrées par le temps, et devenues des faits accomplis, se combinent et s'unissent au risque de se neutraliser. La monarchie constitutionnelle, avec son équilibre des trois pouvoirs, devait plaire en effet à cet esprit trop pratique pour être novateur, trop éclairé pour hasarder une décision hardie. Encore est-il douteux qu'il eût osé proclamer cette prédilection pour un système mixte, s'il ne l'avait vu fonetionner sous ses yeux. Mais, pour découvrir la liberté po

[ocr errors]

litique dans une constitution, il ne fallait pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher?» La constitution anglaise est donc l'idéal de Montesquieu. Il en donne une explication admirable de précision et de clarté. Il pénètre aux sources de vie qui la produisent, il la fait voir et sentir en action. Quelques pages lui suffisent pour exposer tout le droit politique de l'Angleterre mieux que ne l'ont jamais fait les Anglais eux-mêmes; et le publiciste génevois, qui depuis l'a expliquée le plus parfaitement, n'a eu qu'à développer les indications de l'écrivain français. La Constitution de Delolme fut à l'Esprit des lois de Montesquieu ce que la Grandeur et la décadence avait été à l'Histoire universelle de Bossuet, le savant commentaire d'un substantiel chapitre.

L'Esprit des lois avait donc reçu aussi l'inspiration de l'Angleterre, et c'est presque l'unique rapport qu'il semble avoir avec les ouvrages français contemporains. Du reste, Montesquieu descendait en ligne directe des publicistes du XVIe siècle; il se rattachait à ce qu'on avait alors appelé le parti politique. Il est, avec infiniment plus de modération et d'impartialité, le successeur des pamphlétaires protestants, d'Hotman, d'Hubert Languet, de l'auteur du Dialogue d'Archon et de Politie.

Dès 1574, ces précurseurs de Montesquieu et des Constant voulaient une monarchie représentative, soumise au contrôle des chambres et relevant de leur autorité. Dès lors Hotman citait avec admiration la constitution anglaise. Quant à Bodin, leur adversaire, le défenseur du princiqe d'autorité, dont on a fait à tort le chef d'école de Montesquieu, il n'a fourni à ce grand homme que ses vues sur l'influence des climats. Ainsi se continuait à travers les témérités révolutionnaires du XVIIIe siècle la tradition déjà ancienne d'une réforme modérée et constitutionnelle, qui devait trouver son expression philosophique dans les théories rationalistes de Hégel.

Cette politique prudente, historique, qui ne marchait qu'appuyée sur l'expérience, qui ne dédaignait pas même l'étude des institutions du moyen âge et s'occupait longue

« PrécédentContinuer »