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Je lui conquis et Bourgogne et Lorraine,
Je lui conquis Provence et Aquitaine,
Et Lombardie et toute la Romagne;
Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre.
Et l'Allemagne et toute la Pologne,
Constantinople, dont il reçut la foi;
Le pays des Saxons, soumis à son plaisir,
Je lui conquis Écosse, Gaule, Irlande,

Et l'Angleterre, qu'il estimait sa chambre;
Par elle j'ai conquis tant de terres et de pays
Qu'aujourd'hui possède Charles à la barbe blanche.
Pour cette épée j'ai douleur et peine.
Mieux vaut mourir qu'aux païens la laisser!

Dieu veuille épargner cette honte à la France. »

Après cette tirade, qui n'est ni un compliment ni une suite de la première, mais une simple variante, il en vient une troisième, qui redit encore les mêmes choses. Il y a des Chansons de Geste où ces variantes successives sont au nombre de cinq ou six. J'en ai compté neuf de suite dans celle de Berte aux grans piés. Elles ont toutes pour objet de peindre l'isolement et les plaintes de la reine perdue dans la forêt; toutes commencent par des mots qui annoncent, non pas une description nouvelle, mais la redite de la même description; toutes contiennent une prière renfermant les mêmes idées, et conçue presque dans les mêmes termes1.

Je citerai encore d'après Fauriel un dernier exemple plus curieux que les précédents et qui prouve d'une manière plus décisive que les poëmes chevaleresques, sous leur forme actuelle, renferment des fragments composés par différents

auteurs.

1. Voici les premiers vers de quelques-unes des variantes dont nous parlons :

1re version. La dame fut el bois qui durement ploura....

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Par le bois va la dame qui grand paour avoit....
En la forest fut Berte, qui ert gente et adroite....
La fille Blanchefleur, la royne au clair vis
Fut dedans la forest, moult est son cœur pensis.
La dame fut elle bois dessous un arbre assise....
Berte fut ens el bois, assise sous un fo (fagus, hêtre)....
Bert gist sur la terre, qui est dure com groe (gravier)....

Élie, comte de Saint-Gilles, a été proscrit par Louis le Débonnaire et vit dans une forêt des landes de Gascogne, ayant pour tout voisinage un ermite et pour toute société sa femme et son fils Aiol. Élie est un héros du vieux temps, une espèce de géant pour la taille et la force. Sa lance est si longue ou sa chaumière si petite qu'il n'a pu loger l'une dans l'autre, et pour y faire entrer son épée, il a fallu qu'il en raccourcît la lame de trois pieds et d'une palme: ainsi rognée, elle surpassait encore d'une aune la plus longue épée de France. Quand son fils Aiol fut en âge de porter de pareilles armes, le comte l'envoya chercher fortune par le monde, et lui confia tout ce qu'il avait de plus précieux, sa grande. lance, son épée, son écu et son fameux destrier, l'incomparable Marchegay. Aiol se mit au service de Louis le Débonnaire, et fit si bien qu'il devint pour le moins l'égal de l'empereur. Dans sa prospérité, son premier soin fut d'envoyer chercher son père et sa mère et de les réconcilier avec Louis. Le vieux Élie aime ses armes et son cheval à peu près autant qu'il aime son fils; aussi n'a-t-il rien de plus pressé que de les lui redemander. Cette situation est présentée deux fois dans le poëme qui a pour titre Aiol de Saint-Gilles. Elle donne lieu à deux scènes tellement différentes, quoique placées à la suite l'une de l'autre, qu'il est impossible de croire qu'elles soient de la même main.

La première raconte la scène avec une simplicité voisine de la froideur.

Aiol ne veut quereller ni disputer avec son père :
Il lui amène Marchegay par la rène dorée,
Le haubert, le blanc heaume et la tranchante épée,
La targe (l'écu) que l'on voit moult bien enluminée;
Et la lance fourbie et moult bien façonnée.

« Sire, voilà les armes que vous m'avez données,

Faites-en vos plaisirs et tout ce que voulez.

Beau fils, lui dit Elie, je vous en tiens quitte. »

La seconde version, qui dans le manuscrit suit immédiatement la première, est conduite avec plus d'art; on y aperçoit une intention dramatique qui ne manque pas d'effet.

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Nous surpreneus ici 's main l'an nouveau noce, mi re

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Los los barons de France se mettent à plaisanter,
Lo for Louis lui-même en a un ris jetë.

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Quo Marchopay soil mort mon excellent destrier,
Jamars autre si bon ne sera retrouvé.

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« Beau bla, lui du Ehe, moult avez bien agi
Chut reconquis m'avez tous mes héritages.
d'états pauvre hier solf, aujourd'hui je suis puissant.
Mea artuus, mon cheval, rendez-moi à cette heure,
Qu'anticluta vous donnai dans le bois au départ.

bus, 66 dit Alol, je n'ouis onques telle demande.
Cleaning et le blanc haubert n'ont pu durer si longtemps,
Ta lance et l'epu, je les perdis au joûter.

El Marchogay est mort, à sa fin est allé,

Its longtemps l'ont mangé les chiens dans un fossé.
41 au pouvoit plus courir, il étoit tout lourdaut. »

cycles, et reproduisirent quelque chose d'analogue à ce qui se passa autrefois dans la Grèce'.

L'histoire des poëtes concorde ici avec l'aspect des œuvres. Aux jongleurs primitifs, dont la vie dissipée et souvent avilie commençait à obtenir peu d'estime, succédèrent par degrés les poëtes qui écrivaient, les savants, les clercs, les trouvères. Ceux-ci laissèrent aux jongleurs le soin de chanter des vers qu'ils ne faisaient plus, et d'amuser l'auditoire par des tours d'adresse ou même par l'exhibition de leurs ménageries.

Les trouvères s'emparèrent des traditions et des chants répandus dans le public; ils leur donnèrent une nouvelle forme, et décrièrent leurs devanciers pour les mieux dépouiller. Ils débutaient en disant :

Or écoutez, seigneurs que Dieu bénie,
Une chanson de moult grand seigneurie;
Jongleurs la chantent et ne la savent mie.
Un clerc en vers l'a mise, et rétablie.

ou bien encore :

Ces jonglieurs qui ne savoient rimer

Firent l'ouvrage en plusieurs lieux fausser,
Ne surent pas les paroles placer.

Entre les mains des trouvères, les Chansons de Geste gagnèrent sans doute en élégance et même d'abord en intérêt. Ces hommes, lettrés pour la plupart, appliquant un esprit plus cultivé à l'invention des incidents et au style, firent sans doute faire à la langue poétique de rapides progrès. Mais ce perfectionnement produisit bientôt un nouveau

4. M. F. Génin, dans l'Introduction de son édition de la Chanson de Roland (1850), a tâché de renverser le système de Fauriel, et n'a voulu voir dans ces nombreuses variantes, où la même idée est reproduite trois ou quatre fois en termes analogues et avec des détails quelquefois contradictoires, que l'œuvre d'un seul poëte, et qu'un procédé de composition. Il nous semble que le trop ingénieux critique n'a point ébranlé les solides raisons de son devancier. Bien plus, M. Génin lui-même, quelques pages plus loin, est forcé par l'évidence d'admettre en quelque sorte ce qu'il vient de combattre, quand il a sous les yeux, comme pour la Chanson de Roland, plusieurs manuscrits du même poème, mais de différents âges, et que les plus récents lui montrent le texte primitif gâté par des surcharges, des altérations et des refontes.

mal. Quand les poëtes eurent cessé de chanter eux-mêmes leurs vers, ils perdirent avec le contact de l'auditoire, le sentiment délicat de ce qui doit lui plaire. C'était perdre toute leur poétique. Ils ne sentirent plus à leurs côtés cette curiosité ardente qu'il fallait sans cesse aiguillonner et satisfaire, ce bon sens des masses qui préserve l'homme qui leur parle de toute recherche, de toute oiseuse digression, ce silence fragile d'une grande foule, cette attention qu'on n'achète qu'à force d'intérêt et de vérité. Les poëtes qui écrivirent au fond de leur cabinet n'eurent plus pour guide que les inspirations de leur goût individuel, souvent faussé par les préoccupations de leur état.

Nous venons d'étudier la formation des chants épiques; nous allons en parcourir les espèces diverses, exposer avec quelques détails les trois cycles auxquels appartinrent successivement la vogue et l'intérêt public.

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Un des préjugés les plus extraordinaires, c'est celui qui refuse aux Français le génie de l'épopée. C'est par l'épopée que se manifesta la naissance de l'esprit français. Les récits, ou plutôt les chants héroïques dans toute leur naïveté originale, souvent aussi dans toute leur grandeur, sont la gloire la plus brillante de notre ancienne poésie. Loin que la France. ait manqué d'épopées, elle en a inondé l'Europe : l'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne se sont inspirées du souffle de nos trouvères; et nous, comme des fils prodigues et ingrats,

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