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liens infiniment plus délicats et plus purs que les enfants selon la chair. A ce sujet et en ce qui touche Balzac, les anecdotiers se sont donné libre carrière, et les traits cités par eux ne laissent aucun doute sur le caractère d'obsédante réalité, de hantise hallucinatoire que revêtaient ses personnages imaginaires. Pour lui, comme pour tous les grands visionnaires, ils se superposaient aux personnages de la vie réelle; disons mieux : ils devenaient la seule réalité, et le reste lui semblait un pur rêve. Pour lui, en tout cas, comme pour tous les vrais artistes, cette absorption de l'être devint la consolation du mal de vivre, et j'imagine qu'à certaines heures fiévreuses d'invention littéraire, il lui fut donné d'oublier les misères de son existence troublée, les luttes ininterrompues qu'il avait à soutenir contre la fortune implacable. La vie intérieure, qui représentait le travail de ses nuits, lui devint sans doute un adoucissement, et lorsque je lis telle page du « Lys de « Louis Lambert » de « Seraphita» surtout, je ne puis m'empêcher de songer à ces lignes écrites par un autre grand artiste, dont la maîtrise souveraine fut égale ment la renaissance des émotions intimes : « Je me plongeai dans les profondeurs de l'âme, L et de ce centre intime du monde je vis s'épa

»,

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nouir sa forme extérieure. L'action qui vient à s'accomplir dépend d'une seule chose, de l'âme qui la provoque, et cette action éclate au jour telle que l'âme s'en est formé l'image dans ses rêves (1). "

Si nous avons atteint en quelque façon au but que nous nous proposions, la maîtrise suprême du psychologue chez Balzac nous paraît maintenant la puissance de résurrection des états d'âme, comme la souveraine précellence de l'écrivain nous semble être l'expression de ces mouvements d'âme, l'analyse de leurs rapports entre eux. C'est à ces deux supériorités intimement liées qu'il doit avant tout sa place unique dans l'histoire littéraire, car elles ont fait de lui le plus puissant, sinon le plus délicat des romanciers d'analyse. Mais ce n'est là qu'un premier effort, car dans ce monde des tendances de Balzac que l'on pourrait comparer à une végétation touffue et luxuriante, il ne suffit pas d'examiner le rameau principal, celui auquel se relient tous les autres; il importe encore de s'arrêter aux frondaisons voisines pour comprendre l'ensemble de sa structure. Que sont-elles et dans quels rapports s'imposent-elles à l'observation?

(1) Richard Wagner à propos de « Tristan et Yseult »>

On a souvent noté

et ses adversaires ne

manquèrent pas d'en tirer parti contre lui— le caractère positif et précis de ses développements individuels. Chaque fois qu'il touche à un sujet. particulier, et quel est celui qu'il n'a pas au moins effleuré? - Balzac a la prétention d'être bien informé; on sent qu'il veut paraître tel; souvent même il le montre trop. Quoi qu'il en soit, son effort s'étant appliqué à l'étude d'une société tout entière, d'une manière à la fois poétique et scientifique, il lui devenait impossible de ne pas tomber à maintes reprises dans la lourdeur, de ne pas nous communiquer une impression de fatigue. La critique eut beau jeu, lors de l'apparition de ses ouvrages, à relever les longues et monotones dissertations dont les meilleurs se trouvent remplis. Pour ceux qui, plus tard, étudièrent l'œuvre en son ensemble, la tâche était encore plus aisée, car les défauts apparaissaient d'autant plus saillants qu'ils étaient plus répétés. Que n'a-t-on pas écrit sur certaines pages du romancier, qui semblaient à certains esprits un solennel et prétentieux galimatias! Le propre des génies extrêmes n'est-il pas d'ailleurs de tomber dans des erreurs que les écrivains de simple talent ne commettraient jamais? N'est-il pas aussi de pas

sionner l'opinion jusqu'à la plus complète injustice, et de susciter des jugements dans lesquels le parti pris ne s'arrête qu'à ce qu'il juge critiquable?

Et de fait il serait trop aisé, mais aussi trop peu philosophique, de s'en tenir à une pareille méthode. Qui songerait du reste à défendre Balzac sur ce terrain, à soutenir que son œuvre immense n'abonde pas en morceaux mal venus, d'une lecture souvent intolérable? Qu'on se rappelle, par exemple, les interminables pages sur la faillite, dans « César Birotteau » ; elles peuvent servir de type pour tout le reste. Prenez dans la « Comédie Humaine la chose est facile dix, vingt passages comme celui que nous indiquons; vous aurez constaté dix ou vingt fois de plus que Balzac souvent écrivait mal; vous n'aurez point expliqué pourquoi dans certains cas il écrivait ainsi, pour quel motif il atteignait par contre, en d'autres circonstances, à la plus rare perfection.

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L'explication est tout entière dans la variété, dans la complexité des tendances dont nous avons essayé plus haut de marquer la réaction sur le style. Dans l'étude de la préface de la « Comédie Humaine », examinant les vues d'ensemble que lui avait suggérées son esprit philosophique,

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nous avons indiqué d'un mot l'apport nouveau de Balzac dans le domaine du roman en disant que cet apport était positif ou, plus exactement, scientifique. Ce qui importe ici, c'est de montrer comment il s'est combiné avec l'élément poétique ou imaginatif, qui reste l'essence même du génie de Balzac. Avant tout, partons de cette idée : Balzac est un cerveau de poète. Au lieu de demeurer, comme chez certains modernes, plaquées et artificielles, les données positives donnent à travers son œuvre l'impression d'une chose vivante et parfaitement assimilée, du moins dans certaines pages plus particulièrement réussies, car c'est toujours quand l'assimilation est mal faite que l'expression défaille et que le style faiblit. Comme Balzac était un esprit de curiosité très complexe et très laborieuse, il s'est trouvé qu'en touchant à une science spéciale il abordait du même coup les considérations générales qui s'y rattachaient. Il pensait avec tout son cerveau, nous l'avons déjà dit, et dans l'application particulière qu'il faisait au roman, tout l'acquit antérieur du spécialiste se présentait et se transmuait en poésie. Il y a là un travail latent, fort difficile à préciser, car la part de l'inconscience y est considérable, tout autant que celle des facultés intuitives.

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