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d'artiste. Elle nous convenait d'autant mieux qu'elle expliquait pour une part son activité intellectuelle si véritablement prodigieuse, et qu'elle n'était même pas contraire à son développement de Féminin. Il nous plaisait d'imaginer Balzac chaste, ne fût-ce qu'à cet unique point de vue. Un philosophe expert en toutes les délicatesses de l'âme n'a-t-il pas justement écrit : « Ceux qui connaissent le mieux l'amour sont ceux qui en ont le moins abusé »? Et ne pourrait-on pas ajouter : Ceux qui le peignent le mieux, ceux qui rendent le plus finement les nuances du sentiment et jusqu'aux plus pressants appels du désir sont ceux qui, par une contrainte volontaire ou forcée, conservèrent intacte cette faculté de vibration qu'émousse l'usage et que l'abus détruit? Quel est l'artiste. qui, soucieux des problèmes d'âme, et dans le domaine large ou restreint de son activité mentale, n'a pas fait pour son compte l'expérience de cette vérité? Quel est celui qui, après un temps plus ou moins long de complète chasteté, n'a pas trouvé la nature plus radieuse, la beauté des femmes plus troublante, et senti

quelque chose comme un frisson inéprouvé parcourir tout son être?

Si séduisante que soit la légende, il y faut cependant renoncer, pour nous en tenir à la réalité vécue. Quand tous les documents seront produits, l'historien littéraire aura son tour; il viendra redresser la légende et pourra, comme il convient, écrire la biographie amoureuse du romancier. Nous ne saurions, quant à nous, faire autre chose que la rectifier en certains points; mais déjà cela seul vaut qu'on s'y arrête. Une publication récente (1), du plus vif intérêt et dont tous les lettrés attendent la suite avec impatience, nous a montré sous son vrai jour la nature des relations de Balzac avec Mme Hanska. Cette tendresse idéale que la trop fameuse comtesse s'était elle-même plu à parer d'une auréole supraterrestre, espérant bien jouer jusqu'au bout le rôle de divinité inabordable qui convenait à sa vanité, nous savons maintenant ce qu'il en faut penser, et la suite de la publication ne laissera sans

(1) Voir les Lettres à l'étrangère dans la Revue de Paris des 1er et 15 février, 1 mars 1894.

doute subsister aucune équivoque à cet égard. Une autre lettre de Balzac, publiée par les soins du plus autorisé des balzaciens, M. le vicomte de Lovenjoul, établit clairement aussi qu'à certaines heures de sa vie les préoccupations amoureuses d'ordre sentimental ne furent pas seules à tenir leur place dans la pensée du romancier (1).

Si nous réfléchissons d'autre part à son immense célébrité, nous nous trouvons conduit à un dernier ordre de documents dont il importe de faire état, car sans eux toute une part essentielle de sa psychologie risquerait de demeurer dans l'ombre: nous voulons parler de certains témoignages anonymes de l'exceptionnelle faveur qu'auraient suffi à lui mériter, indépendamment de son génie littéraire, l'adoration fervente et le culte pieux de cette douce âme féminine, pour laquelle il avait tant fait! J'aime à me représenter Balzac contraint, par quelque événement imprévu, de choisir en hâte, et parmi tant de

(1) Voir le Figaro du 1er au 7 janvier 1894.

feuillets noircis, pour les sauver d'un imminent désastre, ceux que sa conscience d'artiste et sa tendresse d'amant lui désignent comme précieux entre tous. Il a atteint cette période de sa vie qui suit la publication des premières grandes œuvres : déjà connu, presque universellement célèbre, il a sous la main les preuves irrécusables car elles sont écrites en un style qui ne saurait tromper de l'admiration passionnée des femmes qui cherchèrent à travers ses œuvres des enseignements et peut-être des exemples! Sans doute il n'aura garde d'oublier ces lettres ni celles de Mme Hanska, ni celles de Mme de Berny, ni même, j'allais dire surtout, celles de cette duchesse de Castries, qui l'avait tant fait souffrir et qui devait lui causer encore de si cruelles tortures! Mais j'imagine qu'entre toutes il choisira, pour les arracher au désastre, ce précieux dossier de lettres, dont pas une n'est signée du vrai nom, écrites des plus diverses écritures, dont le style est souvent bien malhabile et tâtonnant, mais qui contiennent en somme le plus authentique témoignage d'amour et de culte enthousiaste

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que jamais artiste ait reçu au cours d'une glo

rieuse carrière!

Etre aimé, sentir entre notre âme et l'âme de ceux qui nous lisent ce lien mystérieux et magnétique créé par l'émotion contagieuse! Percevoir à distance que l'œuvre par laquelle nous avons traduit le meilleur de nous-même, toute une part de notre vie sentimentale, avec ses angoisses et ses désespérances, ses frissons et ses larmes, eut cette puissance d'éveiller un écho sonore en des coeurs féminins... peut-il exister plus noble ambition pour un artiste et récompense égale à celle d'en tenir sous sa main l'irrécusable témoignage? Qu'est-ce que l'admiration en effet, et que vaut-elle, mise en face de l'amour? Lorsque nous repassons en esprit la série des grandes œuvres d'art qui ont modelé notre vie intellectuelle, surtout quand nous nous appliquons à préciser l'apport de chacune, il semble qu'un classement s'impose, et que nous les devions ranger en deux catégories distinctes les unes placées tout en haut, mais peut-être un peu loin de nous, à cette distance qui fait que le respect est à leur

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