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CHAPITRE II.

La grâce de prédilection et de préférence, qu'on explique son efficacité soit par la prémotion physique, soit par la prémotion morale, soit par la science moyenne, n'est pas incompatible, comme le prétend M. Simon, avec la volonté générale en Dieu et en Jésus-Christ de sauver et de racheter tous les hommes.

M. Simon s'est imaginé qu'il détruiroit cette grâce de prédilection et de préférence, que l'Ecole nomme efficace, et que saint Augustin a défendue contre les pélagiens et les semi-pélagiens tant pour commencer que pour mener à sa fin l'œuvre du salut, par la volonté générale en Dieu et en Jésus-Christ de sauver tout le genre humain, qu'il trouve dans les autres Pères. Où il suppose deux choses: la première, que cette grâce de prédilection est incompatible avec cette volonté générale; la seconde, que c'est aussi pour cette raison que saint Augustin, qui soutient l'une, s'est distingué de tous les Pères, ses prédécesseurs, en excluant l'autre. Mais j'oppose à cette doctrine téméraire deux faits constans : l'un que l'Ecole, loin d'opposer l'efficace de la grâce et la prédilection gratuite avec laquelle elle est donnée, à la volonté générale de sauver tous les hommes, les concilie ensemble; l'autre, qu'elle concilie pareillement saint Augustin avec tous les autres Pères; en sorte qu'il n'y a rien de plus contraire à l'esprit de toute l'Ecole, non plus qu'à celui de toute l'Eglise, que d'entreprendre de les commettre.

Quant au premier point où M. Simon fait marcher l'une contre l'autre, comme deux ennemies irréconciliables, la grâce efficace qui est une grâce de prédilection, et la volonté générale de sauver les hommes, il en est démenti par toute l'Ecole. Et d'abord il en peut apprendre le sentiment par ce seul passage du cardinal Duperron: « Le don de continence dont parle saint Paul, n'est pas la possibilité de se contenir, laquelle appartient à la grâce générale que les scolastiques appellent suffisante, et est commune à tous les hommes; autrement les actes d'incontinence ne seroient point si inexcusables et ne seroient point péchés, étant commis par des personnes qui

n'eussent point pouvoir de ne les commettre pas. Mais il entend par le don de continence, l'acte de se contenir, qui appartient à la grâce efficace, laquelle non-seulement fait pouvoir faire, mais aussi fait faire 1, » Où il faut faire cinq observations décisives en cette matière.

La première, que la distinction de ce savant Cardinal entre la grâce suffisante et efficace ne dépend pas seulement de l'événement, en sorte que la même grâce qui est suffisante devienne efficace par le seul consentement du libre arbitre; mais que ces grâces sont distinguées chacune par son caractère, le propre de l'une étant qu'elle donne la simple possibilité et fasse seulement pouvoir faire; au lieu que le propre de l'autre est que non-seulement elle fasse pouvoir faire, mais aussi qu'elle fasse faire, qui est aussi, en passant, le vrai caractère que saint Augustin donne à la grâce efficace.

La seconde observation sur les paroles de ce Cardinal, est que cette dernière espèce de grâce, c'est-à-dire la grâce efficace et qui fait faire à ceux qui font constamment, n'est pas donnée à tous les hommes, puisque tous les hommes ne font pas. C'est donc une grâce de distinction, autrement une grâce de prédilection et de préférence, laquelle aussi dans le discours du cardinal Duperron est opposée à la suffisante, en ce que la suffisante est appelée grâce générale et commune à tous les hommes: ce qu'il ne dit pas, et visiblement qu'il ne peut pas dire de l'autre.

La troisième, que cette grâce qui fait faire à ceux qui font, faisant aussi persévérer ceux qui persévèrent, sauve aussi finalement ceux qui sont sauvés. D'où s'ensuit

La quatrième observation, qu'il y a donc une grâce de distinction, qui est une suite de la volonté particulière de sanctifier et de sauver efficacement quelques hommes, très-compatible avec la grace commune, qui vient de la volonté générale de les sauver tous.

Et la cinquième, qui est ici la plus importante, que cette distinction est attribuée en général aux scolastiques, c'est-à-dire qu'elle est reconnue pour être de toute l'Ecole, ce Cardinal ayant

Répl., liv. 11, 3° observ., chap. xu, p. 688

pris en habile controversiste ce qui est commun à toute l'Ecole, qui est d'enseigner une grâce qui donne le pouvoir et une autre qui donne l'effet actuellement, sans entrer dans les moyens dont cela se fait, parce que l'Ecole se divisant en cet endroit-là, un homme qui disputoit contre les ennemis de l'Eglise ne devoit leur opposer que ce dont on est d'accord parmi nos docteurs. D'où il s'ensuit qu'il reconnoît la doctrine qui concilie la volonté générale de sauver les hommes, avec la grâce de distinction et de préférence, comme la doctrine commune de l'Ecole; à quoi il faut ajouter qu'il reconnoît en particulier ce qui regarde la grâce efficace comme venant de saint Paul.

Il resteroit à M. Simon de dire que ce Cardinal n'a pas su les sentimens de l'Ecole, dont il se pare en cet endroit; mais il ne pouvoit pas montrer plus clairement son ignorance. En effet il y a trois sentimens sur l'efficace de la grâce : le premier de ceux des thomistes qui la constituent dans la prémotion ou prédétermination physique; le second de ceux qui la mettent dans une espèce de prémotion ou détermination morale, sans y ajouter autre chose; et le troisième de ceux qui, sans rejeter ces déterminations morales, prétendent premièrement qu'elles ne sont pas nécessaires pour l'efficace de la grâce, et secondement qu'il n'est pas possible de l'établir solidement sur une autre présupposition que celle de la science conditionnelle.

Voilà les trois explications que l'Ecole apporte de l'efficace de la grâce. Or est-il que dans toutes les trois, la grâce de distinction et de préférence est également reconnue et conciliée avec la volonté générale de sauver les hommes; la preuve en sera aisée en les parcourant.

Celle qui semble le plus opposée à la volonté générale, est celle des prédéterminans ou des thomistes, défenseurs de la prémotion ou prédétermination physique. Mais pour voir qu'elle concilie la grâce de distinction, qui selon eux est la grâce prédéterminante, avec la volonté générale de sauver les hommes et une grâce suffisante et commune à tous, il ne faut qu'entendre Alvarez, le plus zélé défenseur de cette grâce. Et sur cela voici d'abord deux conclusions de ce docteur : Première conclusion: « Si l'on parle des

secours extérieurs, comme sont la rédemption de Jésus-Christ, ses sacremens, ses miracles, etc., Dieu donne à tous des secours suffisans pour le salut; il les propose et les offre à tous autant qu'il est en lui, quoiqu'en effet quelques-uns ne les reçoivent pas1. » Deuxième conclusion: « Dieu donne en temps et lieu un secours surnaturel intérieur et suffisant pour accomplir les préceptes de la loi naturelle, lesquels, supposé le péché originel, on ne peut accomplir par les seules forces de la nature. » Dans la troisième conclusion, où il s'agit « du secours suffisant surnaturel et intérieur pour produire les actes surnaturels,» il ajoute que « tous ceux qui viennent à l'âge de raison reçoivent médiatement ou immédiatement, en temps et lieu, un secours suffisant de cette sorte. » Ce qu'il prouve par deux passages de saint Thomas, d'où il conclut dans la suite que « toutes les fois qu'on est privé du secours de Dieu, c'est toujours en punition d'un péché précédent, du moins de l'originel3. » Ces passages qu'il allègue de saint Thomas sont premièrement celui où ce saint docteur parle en ces termes : « Parce qu'il est au pouvoir du libre arbitre d'empêcher ou n'empêcher pas la réception de la grâce, on a raison d'imputer à faute l'empêchement qu'on y met: car, poursuit ce saint docteur, Dieu, autant qu'il est en lui, est disposé à donner la grâce à tous les hommes, car il veut que tous les hommes soient sauvés, comme il est dit I Tim. 1, 1. Mais ceux-là seuls sont privés de la grâce, qui y mettent en eux-mêmes un empêchement : de même que lorsque le soleil illumine le monde, on impute à la faute de celui qui ferme les yeux le mal qui lui en arrive. » L'autre passage de saint Thomas allégué par Alvarez, est celui de son commentaire sur ces paroles de saint Paul: « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés; » où ce saint docteur établit encore la volonté générale. Alvarez infère de là une grâce suffisante préparée à tous; et dans la réponse au premier argument il répète encore que « Dieu, autant qu'il est en lui, donne à tous un secours suffisant et même efficace pour le salut et pour toute opération de piété, parce qu'il ne tient pas à lui que les hommes ne le reçoivent *. »

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Dans la personne de ce seul thomiste on entend tous les autres, qu'il rapporte aussi pour son sentiment avec saint Thomas, leur commun maître; et on voit que, même dans la présupposition de la grâce prédéterminante, on conserve la nécessité d'admettre en Dieu et en Jésus-Christ une volonté générale de sauver les hommes, dont l'effet, selon ce docteur, est de donner à tous les adultes une grâce suffisante pour le salut.

Pour la seconde explication de l'efficace de la grâce, je nommerai M. Isambert, professeur fameux de nos jours dans la Sorbonne; et en voici la doctrine, qui n'est pas suspecte aux plus zélés défenseurs de la grâce générale 1, puisque non-seulement il n'oublie rien pour l'établir, mais encore qu'il en pousse la conséquence jusqu'à enseigner la prédestination à la gloire dépendamment de la prévision des mérites : « Dieu, dit-il, par sa science de simple intelligence, pénètre toutes les volontés des créatures possibles, ensemble tous les moyens possibles pour parvenir à quelque fin que ce soit, leur vertu et le degré de leur efficace. Tous ces moyens sont soumis à sa volonté toute-puissante; en cette sorte il pourra prédéfinir quelque bonne action de la volonté, non en prédéterminant physiquement la volonté; mais il suffit que, parmi toutes les grâces actuelles, il donne celle qu'il sait être la plus puissante et la plus convenable à vaincre notre volonté obstinée, et que par la douceur et la suavité de cette grâce, il l'attire de telle sorte à donner son consentement, qu'encore qu'absolument parlant elle puisse le refuser, toutefois et en effet, étant attirée de cette sorte, son consentement soit inévitable, consentiat indeclinabiliter 2. »

Pour assurer la certitude infaillible de cet effet, il joint à la douceur intérieure de cette grâce une protection intérieure et extérieure, « pour fortifier la volonté dans les tentations et pour détourner les occasions du péché; » d'où il arrive qu'encore que la volonté « puisse empêcher l'effet de la grâce, » dans le fait « elle ne l'empêche jamais. » Ce qu'il explique encore plus précisément par ces paroles : « La singulière efficace de la grâce prévenante consiste précisément et formellement dans une convenance et con

1 la Ilæ, Quæst. CXII, disp. III, art. 3, 4, 5; disp. Iv, art. 3, 5, 8.quæst. III, disp. VII, art. 10 et seq.

• Ibid.,

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