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qui touche les cœurs. Et selon ces expressions qu'il continue dans le livre de l'Esprit et de la lettre, il y conclut, comme on a vu, que ce n'est pas seulement à cause que Dieu a donné le libre arbitre qu'on lui attribue de donner la foi, mais à cause qu'il induit l'homme à croire par ces vues tant au dehors qu'au dedans, où l'on ne voit pas ce qu'on veut, mais où l'on voit ce que Dieu révèle, pour y donner ou y refuser son consentement.

Il inculque cette vérité par ces paroles : « Quand donc, par tous ces moyens, Dieu agit de telle manière avec l'ame raisonnable qu'elle croit en lui (car elle ne peut point croire tout ce qu'il lui plaît par son libre arbitre, s'il n'y a point d'induction, suasio, ou de vocation extérieure et intérieure à qui l'on croie), on voit que Dieu opère en l'homme le vouloir même et que sa miséricorde nous prévient en tout. Mais, comme je viens de dire, il appartient à la propre volonté de donner ou de refuser son consentement1.»

CHAPITRE IX.

Si Dieu a la volonté générale de sauver tous les hommes, pourquoi donne-t-il aux uns la grâce efficace qui les mène au salut, aux autres non? Réponse de saint Augustin.

Cette doctrine, ainsi rapportée pour expliquer comment Dieu veut sauver tous les hommes et les amener à la connaissance de la vérité, fait voir qu'il n'y en a point à qui ces moyens tant intérieurs qu'extérieurs ne soient présentés à leur manière; et que s'ils consentent ou non, c'est l'effet de leur volonté. Par cette réponse de saint Augustin, la question de la volonté générale est résolue; mais ce Père étoit trop profond pour ne voir pas qu'il restoit encore une plus grande difficulté, qui étoit celle du discernement particulier des élus. Car encore qu'il fût véritable que Dieu vouloit amener tous les hommes à la vérité, et que pour cette raison il ne cessoit de les appeler en cent manières et au dedans et au dehors, il étoit également certain que ceux qui croyoient

1 Quæst. LXVIII, p. 54.

étoient appelés d'une manière singulière qui les induisoit infailliblement à croire. Il ne dissimule pas une si grande difficulté; mais pour montrer que la résolution en étoit au-dessus de l'esprit humain, il la décide en cette sorte: « Maintenant (après avoir vu que Dieu induit tous les hommes et au dedans et au dehors à la vérité à laquelle il veut qu'ils arrivent ) si l'on me presse davantage et que l'on me pousse à cette profonde question : Pourquoi l'un est induit (à la vérité et à la foi) de telle sorte qu'il en soit (effectivement) persuadé, et l'autre, non: An illi ita suadeatur ut persuadeatur, ille autem non ita ? je n'ai maintenant sur cela que ces deux choses à répondre : 0 profondeur des richesses1!... Y a-t-il en Dieu quelque iniquité ? Celui à qui déplaira cette réponse, qu'il cherche de plus grands docteurs; mais qu'il craigne de trouver des présomptueux. »

Par cet endroit sont réfutés ceux qui ont prétendu, de nos jours, que l'endroit où il est parlé de la volonté générale est une objection. Et premièrement il est certain qu'on l'a pris naturellement, dès le temps de Bède, non point pour une objection, mais pour un dogme positif de saint Augustin: car ni les locutions de saint Augustin, ni le fond de la doctrine qu'il propose ne souffrent cette réponse. Les locutions ne sont pas d'un homme qui s'objecte ce qu'il ne croit pas, et ensuite le détruit, mais d'un homme qui propose par ordre ce qu'il croit et s'avance par degrés à la résolution de la difficulté. C'est pourquoi il commence ainsi : « Voyons, ditil, si ceci résoudra la difficulté. » Et il ajoute dans la suite: « Si cela suffit, qu'il suffise. » Et conclut enfin, que si on le pousse plus avant, il ne lui reste que deux réponses, qui sont les deux passages de saint Paul que nous savons qu'il produit. Voilà pour ce qui regarde les locutions: elles sont visiblement, non d'un homme qui objecte et puis qui détruit une objection, mais d'un homme qui, s'enfonçant pas à pas dans la difficulté, en résout successivement toutes les parties, ce que le fond démontre encore plus évidemment. La difficulté consistoit à savoir comment la volonté de croire, soit qu'elle vînt de la nature ou de la grâce, n'étoit

1 Rom., XI, 33.- 2 Ibid. cap. IX, 14. - 3 Bed., de Locis.

pas donnée à tous, puisque Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et amenés à la connoissance de la vérité. Mais comme cette difficulté en enfermoit deux autres principales, dont la première est comment on peut dire que Dieu veuille ce qui n'arrive pas, c'est-à-dire qu'il veuille sauver ceux qui se perdent, et la seconde comment il donne ce qui vient du libre arbitre, saint Augustin résout la première en disant que Dieu veut bien à la vérité, sauver tous les hommes; mais que, comme c'est sans leur ôter leur liberté naturelle, c'est aussi par là qu'ils périssent.

I suppose donc que si tous les hommes ne sont pas sauvés, l'obstacle en vient, non point du côté de la volonté de Dieu qui est générale, mais du côté de la volonté de l'homme qui s'oppose par son libre arbitre à celle de Dieu.

Mais d'autant qu'il s'élève là une autre difficulté: Comment il se peut faire que la volonté de l'homme l'emporte sur celle de Dieu? saint Augustin fait voir que ce n'est pas l'emporter sur Dieu, lorsqu'en méprisant sa miséricorde, on n'évite point sa justice. Il cherche donc toujours à sauver la volonté générale ; et ce qu'il dit pour l'établir n'est pas une objection qu'il se fait, mais un dogme qu'il éclaircit.

Voilà pour ce qui regarde la difficulté de la volonté générale. Mais il s'agissoit encore de donner la résolution de cette autre difficulté : comment la volonté de croire qui vient du libre arbitre de l'homme peut être en même temps un don de Dieu; et saint Augustin y procède en déclarant qu'elle venoit à la vérité du libre arbitre, mais du libre arbitre aidé des grâces extérieures et intérieures, que ce même libre arbitre peut recevoir ou rejeter comme il lui plaît.

Toute la difficulté seroit résolue par des réponses si précises, si de là il ne naissoit pas une autre difficulté encore plus grande : D'où vient que les uns croient et les autres non, et pourquoi Dieu, qui peut tout sur le libre arbitre, se contente d'attirer les uns à la vérité par des inductions qu'ils rejettent, pendant qu'il pousse les autres jusqu'à une entière et effective persuasion? Sur cette difficulté saint Augustin fait trois choses: la première, c'est qu'il la propose en des termes clairs: Cùm illi ita suadeatur ut persuadea

tur, alteri verò non ita: « Pourquoi l'un est simplement induit à croire (par ces grâces extérieures et intérieures qu'il a établies), et l'autre actuellement persuadé? » La seconde est qu'il avoue le fait, où il présuppose les grâces accordées par la volonté générale à ceux qui périssent. La troisième est que cette difficulté étant celle que saint Augustin a toujours crue impénétrable avec saint Paul, il n'y répond aussi qu'en disant avec le même saint Paul, qu'il ne faut pas sonder cet abîme. De sorte qu'en établissant invinciblement la volonté générale et les grâces qui s'en ensuivent même dans ceux dont Dieu permet la chute, il établit en même temps celles qui sont particulières à ceux qu'il sauve : qui sont les deux vérités que nous avions à concilier selon ses principes.

Il y a pour la volonté générale un autre passage de saint Augustin, dans le troisième livre du Libre arbitre 1, qui a une force particulière, à cause que ce grand homme, non-seulement n'y trouve rien à reprendre dans ses Rétractations, où il repasse soigneusement tout ce livre et même les endroits voisins de celui-ci, mais encore à cause qu'il rapporte et approuve expressément celui-ci même, depuis la querelle des pélagiens, dans le livre de la Nature et de la grâce, qui est écrit contre ces hérétiques. Dans ce passage important, saint Augustin fait deux choses premiè rement, il rapporte une objection qu'on faisoit en cette manière: « Si Adam et Eve ont péché, qu'avons-nous fait, malheureux que nous sommes, et falloit-il que nous naquissions dans l'aveuglement et dans la foiblesse où nous sommes *. » Voilà donc la difficulté bien clairement proposée sur l'état où nous naissons après le péché, et voici ensuite la réponse : « On leur répond, dit saint Augustin, qu'ils cessent de murmurer contre Dieu : car ils auroient peut-être quelque raison de se plaindre, si aucun homme n'étoit vainqueur de l'erreur et de la cupidité. Mais puisque celui-là est toujours présent, qui, par toutes les créatures qui lui sont soumises et avec tant de manières différentes, appelle ceux qui s'éloignent, enseigne ceux qui croient, console ceux qui espèrent, ex cite ceux qui aiment, aide ceux qui s'efforcent, exauce ceux qui

1 Lib. III De Lib. arbitr., cap. XIX, n. 53.- Llib. II Retract. cap. IX, n. 50.De Nat. et grat., cap. LXVII, n. 81. Lib. III De Lib. arbitr., cap. xix, n. 53.

le prient, on ne vous impute pas à péché ce que vous ignorez malgré vous, mais on vous impute que vous négligiez de chercher ce que vous ne savez pas : on ne vous impute non plus de ne pas ramasser les forces de vos membres blessés, mais de mépriser celui qui vous veut guérir 1. » D'où il tire cette conséquence: « Tels sont vos propres péchés, ô vous qui vous plaignez de votre ignorance et de la difficulté que vous trouvez à bien faire. >> Comme s'il disoit : Ne songez pas tant au péché d'Adam et à ses suites dont vous murmurez, que vous ne songiez à ceux que vous commettez par vous, en méprisant la grâce qui vous est offerte pour vous guérir des maux dont vous vous plaignez. Et pour montrer que ces grâces sont universelles, il conclut ainsi : « Ce sont donc là, dit-il, vos propres péchés: car on n'a ôté à personne, continue-t-il, de savoir qu'on peut chercher utilement ce qu'il n'est pas utile d'ignorer, et qu'il faut humblement confesser sa foiblesse pour obtenir le secours de celui qui ne se trompe pas en nous aidant et à qui il ne coûte rien de nous secourir. »

Voilà donc manifestement, dans saint Augustin, un Dieu qui veut guérir ceux qui se perdent, volentem sanare contemnis; un Dieu que pour cet effet ce Père appelle toujours présent, ubique præsens; un Dieu qui se sert en mille manières de ses créatures, non-seulement pour aider, pour consoler, pour guérir ceux qui s'efforcent, mais encore pour appeler ceux qui sont le plus éloignés, aversum vocet ; à qui par là on songe à donner non-seulement des moyens particuliers, tel que seroit l'Evangile qui n'est ni de tous les temps ni de tous les lieux, mais encore, pour contenter une volonté générale de sauver les hommes, un moyen universel de les appeller, c'est-à-dire les créatures qui ne cessent de se présenter à leurs yeux pour cet effet.

A cela on ajoute encore un autre moyen, qui est la reconnoissance de sa foiblesse pour en obtenir le remède; moyen si universel qu'il n'est ôté à personne, nulli homini ablatum est; moyen de grâce pourtant, puisqu'il est représenté comme venu de Dieu qui nous aide, selon la doctrine constante de saint Augustin, qui at

1 Lib. III De Lib. arbit., cap. xix, n. 53.

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