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rachetés de son sang; ce qui ne peut avoir que ce fondement : qu'il est écrit qu'il est mort et qu'il a donné son sang pour tous. On en demeure d'accord, mais on répond que cela s'entend ou de la suffisance du prix qui est infini, ou, à l'égard des fidèles, de la grâce qu'ils ont reçue pour un temps, sans que pour cela il soit véritable que Jésus-Christ soit mort pour leur salut éternel. Vaines réponses s'il en fût jamais: vaines, premièrement, même à l'égard des infidèles, et à plus forte raison des fidèles, parce qu'en leur disant Jésus-Christ est mort pour vous, si on y entend qu'il est mort à cause que le prix qu'il a donné est suffisant pour les sauver, on en pourroit dire autant du diable. Ce n'est donc pas à raison de l'infinité et suffisance du prix, mais à raison de l'intention et de la déclaration générale de Jésus-Christ pour tous les hommes, fidèles et infidèles, qu'on dit qu'il est mort pour eux. Ce qui s'étend, en second lieu, à leur salut éternel, puisque c'est au salut éternel qu'on les invite sur cet unique fondement, que Jésus-Christ a voulu le leur procurer en se rendant leur victime par sa mort. C'est aussi pour cette raison que, dans ces passages de saint Augustin où nous avons vu que Jésus-Christ est mort pour tous, le salut éternel y est énoncé ou en propres termes, ou en termes équivalents, comme on le pourra voir en les repassant. Et en vérité c'est renverser toutes les idées du christianisme, que de dire que Jésus-Christ soit mort pour autre chose que pour le salut, ni que parmi les chrétiens on entende par le salut un autre salut que celui qui est éternel, ni par conséquent qu'on puisse dire que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, sans qu'il soit mort pour les sauver éternellement.

C'est si fort le sentiment de saint Augustin, qu'il a été constamment suivi par ses plus zélés disciples: nous avons vu les passages de saint Prosper et de l'auteur du livre de la Vocation des gentils, qui ont vécu de son temps. Après ce temps nous trouvons saint Césaire, archevêque d'Arles, qui introduit Jésus-Christ dans son dernier jugement, parlant ainsi aux réprouvés : « O homme, je t'ai créé à mon image, et je t'ai mis dans le paradis. Lorsque chassé de ce lieu de délices, tu étois dans les liens de la mort, je me suis fait homme et me suis rendu semblable à toi pour te

communiquer ma ressemblance ; j'ai expiré parmi les tourmens pour t'arracher de là; j'ai pris tes douleurs pour te donner la gloire; j'ai pris ta mort, afin que tu vécusses éternellement. Pourquoi as-tu perdu ce que j'avois souffert pour toi? Rends-moi ta vie pour laquelle j'ai donné la mienne1. »

Qui peut dire qu'il ne s'agit pas en ce lieu ou du salut éternel, ou également de tous ceux qui périssent; ou que Jésus-Christ ne leur reproche que la valeur suffisante du prix de son sang, qu'il pourroit reprocher au diable, et non pas sa volonté de les sauver, dont le mépris mettoit le comble à leur misère aussi bien qu'à leur ingratitude?

Voilà ce que dit au vr° siècle un des plus zélés disciples de saint Augustin, un des plus grands défenseurs de la doctrine de la grâce. Pour venir aux derniers temps et à un autre de ses disciples, qui est saint Thomas, nous avons déjà rapporté deux passages de ce saint docteur, dont le premier porte « qu'autant qu'il est en Dieu, il donne la grâce, comme le soleil sa lumière, à tous les hommes, car il veut que tous soient sauvés2. » Et le reste, qu'on peut revoir en un autre lieu.

L'autre passage de saint Thomas est tiré de son commentaire sur ces paroles de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » ou si l'on veut de sa Somme, où il répète la même chose presque en mêmes termes. Ce saint docteur, dans ces deux endroits, joint aux explications restrictives de saint Augustin la doctrine de la volonté générale et antécédente, dont nous avons à parler ailleurs. Nous remarquerons seulement ici que le doc-. teur angélique y attache de grands effets, qu'il explique en cette sorte: « L'effet de la volonté antécédente est que la nature ordonnée au salut comme à sa fin, et que les secours qui l'avancent à cette fin, tant naturels que de grâce, tàm naturalia quàm gratuita, lui sont proposés en commun", » c'est-à-dire généralement donnés, préparés, destinés, présentés à tous les hommes.

Sur ces paroles de Notre-Seigneur: « Je ne prie pas pour le monde, » le même saint Thomas a dit ces mots : « Jésus-Christ, 1 Inter serm. Aug. de Temp., LXVII, art. 249, n. 4. 2 Suprà.,- In II Tim.,' cap. II, lect. 1..

4 Ibid.

autant qu'il est en lui, a prié pour tous les hommes, parce que sa prière est en elle-même assez puissante pour profiter à tous; cependant elle n'obtient pas son effet dans tous les hommes, mais seulement dans les saints et les élus de Dieu, et cela à cause de l'empêchement qu'y mettent les mondains 1. » Le même saint dit encore que par ces paroles : J'ai soif, Jésus-Christ a montré un désir ardent du salut de tout le genre humain2; ce qu'il confirme par ce passage: « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. >> Ailleurs, en interprétant ces paroles du même apôtre : « Notre frère infirme périra, pour qui Jésus-Christ est mort, » il explique « pour qui,» ad quem salvandum Christus mortuus est, que JésusChrist est mort pour le sauver 3. Et enfin, en expliquant ces autres paroles du même saint Paul : « Ne perdez point celui pour qui Jésus-Christ est mort, » il interprète pour qui, pour le salut duquel, pro salute cujus*. Ce qui montre que ce saint docteur a entendu que, selon saint Paul, Jésus-Christ est mort pour le salut même de ceux qui périssent; et c'est pourquoi sur ce texte du même apôtre : « Il a goûté la mort pour tous ",» après l'avoir expliqué de la suffisance, il détermine ce qu'il entend par ce passage de saint Chrysostôme : « Il est mort généralement pour tous les hommes, parce que ce prix leur suffit. Et si tous ne croient pas, il a fait ce qu'il falloit de sa part. » Ce qui montre non-seulement la valeur du prix, mais encore la volonté de le donner.

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On peut rapporter ici, à l'occasion de saint Thomas, le sentiment de Scot, son antagoniste; mais qui est pourtant d'accord avec lui sur ce point, comme il paroît par ces paroles: « Quoique cette parole de l'Apôtre : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, se puisse entendre par une distribution accommodée à tous ceux qui sont sauvés (qui est une des explications restrictives de saint Augustin), on la pourroit bien mieux entendre de la volonté antécédente, en cette sorte: Il veut que tous les hommes soient sauvés de son côté et autant qu'il est en lui, en tant qu'il a donné à tous des dons naturels et des lois justes, et des secours communs - 3 In I Cor., cap.

1 In Joan., cap. XVIII, lect. 2, VIII,In Rom., cap. XIV.

2 Ibid., cap. XIX, lect. 5. 5 Hebr., II, 9.

suffisans pour le salut1; » qui sont presque les mêmes paroles dont nous avons vu que saint Thomas s'est servi sur les Sentences. Après le consentement de ces deux docteurs, on peut tenir pour certain que tous les autres parlent de même, encore qu'ils fassent tous une égale profession de suivre saint Augustin.

On voit par là que la pente de toute l'Eglise, après Pélage comme devant, et de saint Augustin comme des autres, est d'entendre généralement de tous les hommes, ces paroles de saint Paul Pour tous, tant à l'égard de Dieu considéré en lui-même, qu'à l'égard de Jésus-Christ selon sa volonté humaine, sans préjudice de la volonté de prédilection qui regarde en particulier uniquement les élus; et que, selon ces deux volontés, on a formé deux sortes d'interprétations, qui bien loin d'être opposées l'une à l'autre, sont conciliées par les saints docteurs selon les principes et les sentimens de saint Augustin: de sorte qu'il n'y a rien de plus faux ni de plus injuste, que d'attribuer à saint Augustin d'avoir introduit du changement dans la doctrine de la volonté universelle, qui est ce que nous avions à prouver contre M. Simon.

CHAPITRE XII.

Dieu n'abandonne pas ceux qu'une fois il a justifiés, s'il n'en est le premier abandonné: principe de saint Augustin sanctionné par le concile de Trente.

Saint Augustin a reconnu en Dieu et en Jésus-Christ de ces volontés générales et conditionnelles, qui manquent d'avoir leur effet par le défaut de notre libre arbitre. La suite de ce principe l'oblige pareillement à reconnoître des grâces qui soient inutiles par notre faute; aussi les trouve-t-on dans ce Père autant ou plus qu'en aucun autre. Ce qu'il y a de plus démonstratif pour établir de telles grâces, c'est cette maxime canonisée par le concile de Trente: « Dieu n'abandonne pas ceux qu'il a une fois justifiés par sa grâce, s'il n'en est le premier abandonné2. » Car ce beau principe, si digne

1 In I, dist. XLVI, qu. LXXI, art. 1.

2 Sess. VI, cap. II.

de la bonté et de la fidélité de Dieu, fait voir qu'il donne toujours les moyens absolument nécessaires pour conserver la grâce une fois reçue; en sorte que nul des justes ne périt que par sa faute et pour s'être volontairement retiré de l'observance des commandemens, qu'il pourroit garder s'il vouloit. Aussi est-ce là précisément le dogme que le saint concile veut établir par ce principe, lorsqu'il dit : « Que personne n'ose avancer cette proposition téméraire et défendue par les Pères sous peine d'anathème, que les commandemens de Dieu sont impossibles à l'homme justifié : car Dieu ne commande pas des choses impossibles, mais il avertit en commandant de faire ce que l'on peut et de demander ce que l'on ne peut pas, et il aide afin qu'on le puisse1. » Ce qui présuppose des secours actuels qui nous donnent un vrai pouvoir suffisant, non-seulement de conserver la justice, mais encore d'y profiter, comme parle ce saint concile, quò proficere possint. Et il prouve enfin cette vérité par le principe qu'on vient de voir: « Dieu ne quitte les justifiés que lorsqu'ils le quittent eux-mêmes les premiers, nisi ab ipsis priùs deseratur. » Or il est certain non-senlement que c'est de saint Augustin et de ses disciples que le saint concile a pris de mot à mot ce principe, mais encore qu'ils s'en sont servis dans le même sens et pour le même dessein. C'est ce qui paroît dans ces paroles du livre de la Nature et de la grâce: « Le céleste médecin, dit-il, ne guérit pas seulement nos maux afin qu'ils ne soient plus, mais afin que dans la suite nous puissions marcher droit, ce que nous ne pouvons faire, même dans la santé, que par son secours. » Par là donc il est manifeste qu'il parle du secours actuel, puisqu'il parle non de celui par lequel nous avons la santé, c'est-à-dire la grâce habituelle et sanctifiante, mais de celui par lequel nous pouvons dans la suite marcher droit dans la voie des commandemens. Ce qui est confirmé par les paroles suivantes: en poussant la comparaison du médecin, il parle ainsi : « Les médecins mortels, après avoir guéri leur malade, lui laissent recouvrer ses forces par les alimens corporels et le remettent entre les mains de Dieu qui les leur fournit, comme il a fourni

1 Sess. VI, cap. II.-2 Lib. De Nat. et grat., cap. xxvi, n. 29.

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