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n'avait pas encore trop d'embonpoint, comme lors de son départ pour la Suède, et elle était une fort agréable personne. Elle devait donc être assez sûre d'elle-même pour ne pas avoir les atteintes d'une maladie aussi rare qu'extraordinaire. Elle aimait son mari. Jusque-là c'est assez naturel; mais cet amour devint un vrai fléau pour le pauvre Béarnais, qui, n'ayant rien d'un héros de roman, se trouvait même fort embarrassé quelquefois de son rôle. C'étaient des larmes continuelles. Lorsqu'il était sorti, c'était parce qu'il était absent. Lorsqu'il devait sortir, encore des larmes, et lorsqu'il rentrait, elle pleurait encore parce qu'il devait ressortir, peut-être huit jours après... mais enfin il devait ressortir. Combien l'excellente reine d'Espagne est naturelle et bonne auprès de tout cet étalage!.....

Lucien et sa femme arrivèrent à Paris en même temps, je crois, que madame Lætitia et Caroline Bonaparte. Le général était venu à Paris, puis il était reparti pour Toulon. L'expédition d'Égypte s'organisait. Tout marchait avec une rapidité magique. De toutes parts il y avait des demandes formées par une multitude de jeunes gens, qui dans l'ignorance du but de l'expédition, mais espérant que ce serait pour Constantinople ou pour l'Angleterre, se faisaient inscrire en foule. Tout le monde voulait partir.

Dans les différens portraits que j'ai tracés de la famille Bonaparte, je n'ai parlé ni de Louis, ni de Jérôme, ni de Caroline. Les deux derniers étaient bien jeunes à l'époque dont je parle maintenant.

Louis Bonaparte n'était pas mal à l'âge de dix-huit ans; mais ensuite ses infirmités lui donnèrent avant l'âge un aspect de vieillard qui le rendait morose en apparence et effectivement malheureux. Il ressemblait à la reine de Naples lorsqu'il était jeune et bien portant. C'é

tait la même forme de figure et la même expression dans le regard lorsque la figure de la reine de Naples était en repos; mais aussitôt que son sourire ou son regard animait ses traits, toute ressemblance disparaissait.

Louis est bon. Il a les goûts simples et doux. L'empereur, avec sa marotte de faire des rois de tous ses frères, n'en a pas trouvé un qui voulût l'être. Ses sœurs le secondaient, car elles étaient dévorées d'ambition; mais les hommes ont toujours eu à cet égard une volonté ferme et déterminée. Louis le lui dit lorsqu'il partit pour la Hollande. «Je veux faire à ma volonté, dit le jeune roi à son frère. Laissez-moi agir, ou laissez-moi ici. Je ne veux pas aller gouverner un pays qui ne me connaîtra que par le malheur. »

L'empereur était absolu dans sa volonté. Il a envoyé Louis en Hollande; le malheureux jeune homme a trouvé une agonie lente et cruelle au milieu de ses canaux et de ses marais. La plus grande partie de ses douleurs actuelles viennent de cette atmosphère humide et malsaine, surtout pour un enfant du midi comme lui. Il a obéi, et sa femme y a éprouvé la plus affreuse des douleurs : son pauvre cœur de mère a été brisé par la mort de son premier-né1.

1 L'aîné des enfans de Louis et d'Hortense Beauharnais mourut da croup à La Haye, en 1804.

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Le besoin de s'amuser, et la bonne compa

La famille Bona

gnie aux guinguettes. Les réunions à la mode. parte à Paris. - Portrait de Lucien Bonaparte. - Bonaparte se faisant le chef de sa famille. - Arrivée à Paris de madame Bonaparte la mère et de Caroline. -Portrait de Caroline Bonaparte.-Madame Bacciochi. Madame Leclerc et Paulette.

NOTRE Société présentait après le 18 fructidor un aspect assez singulier; parmi les émigrés rentrés, comme je l'ai dit plus haut, se trouvait une foule d'anciennes connaissances de ma mère, qui, remplies encore de craintes, et de craintes assez justes, étaient tout heureuses de trouver un salon dans lequel, pouvant parler avec assez de liberté, elles rencontraient plusieurs notabilités du jour, de vieux amis, de jeunes connaissances, tout cela marchant du même pied, parlant de la même voix, parce que la maîtresse de la maison tenait son sceptre d'une main ferme et n'entendait pas que des discussions dégénérassent en disputes. C'était une manière d'être méritoire à cette époque où les gens s'enrouaient à force de crier, dès qu'il était question de politique.

Précédemment, on vous faisait passer votre mal de gorge en vous la coupant. On s'était pourtant lassé de ce remède par trop héroïque, comme on dit dans la médecine moderne. On commençait à pouvoir mettre du linge blanc sans se cacher de sa femme-de-chambre; on n'était,

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plus mandé au tribunal révolutionnaire parce qu'on avait cinquante mille livres de rente; et, pour dire la vérité, c'est que personne ne les avait, du moins en apparence. Le Moniteur, il est vrai, n'était plus déshonoré quotidiennement par des listes sanglantes; mais il y avait encore le Temple, la plaine de Grenelle et les déportations, qui étaient là pour ranimer les goûts émoussés de ceux qui se seraient blasés sur les dangers à force d'en avoir courus; et quoique l'horizon se fût éclairci, on entendait encore souvent, comme à la fin des grands orages, de ces coups de tonnérre isolés qui suivent presque toujours la tempête.

Malgré tout cela, on redevenait gai; on était avide de plaisirs; on allait dîner au cabaret, on allait danser dans des guinguettes, prendre des glaces dans un café, car il re s'agit pas d'ennoblir les choses en leur donnant d'autres noms pour se faire illusion. Verry, le bal de Richelieu, les bals de Tivoli et de Marbeuf, le pavillon de Hanovre et Frascati, n'étaient au fond que ce que je viens de dire; ce qui n'empêchait pas la bonne compagnie d'y aller en foule et de s'y amuser.

Au milieu de cette vie vagabonde, de ces joies où l'on cherchait des distractions contre le souvenir de tant de douleurs passées et de tant de craintes pour l'avenir, il s'opérait une étrange fusion : elle commença dans la maison de ma mère, et, chose assez remarquable, c'est la famille Bonaparte qui la première s'est trouvée en présence de l'ancien régime.

Maintenant, pour mettre les choses à leur place, je dois parler encore de Lucien Bonaparte, dont, comme on l'a vu, j'avais fait depuis peu la connaissance. La destinée de Lucien est peut-être plus bizarre que la destinée d'aucun des membres de sa famille, par la manière dont il-l'a gouvernée. Presque jusqu'au 18 brumaire il resta

dans une demi-teinte assez nuageuse, ainsi qu'on a pu en juger précédemment.

A l'époque dont je parle, c'est-à-dire en 1797, Lucien pouvait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans ; il était grand, mal fait, ayant des jambes et des bras comme des pattes de fauchenx, une petite tête; ce qui, avec sa grande taille, l'aurait rendu dissemblable aux autres Bonaparte, si sa physionomie n'avait répondu de la confraternité par ce même type d'après lequel les huit enfans ont été, pour ainsi dire, frappés comme une médaille. Lucien avait la vue très-basse, ce qui lui faisait cligner les yeux et baisser la tête. Ce défaut lui aurait ainsi donné un air peu agréable, si son sourire, toujours d'accord avec son regard, n'avait donné quelque chose de gracieux à sa physionomie. Ainsi, quoiqu'il fût plutôt laid qu'autrement, il plaisait généralement. Il a eu des succès fort remarquables près de femmes très-remarquables elles-mêmes, et cela long-temps avant la puissance de son frère. Quant à son esprit et à son talent, Lucien en a toujours eu beaucoup et de nature diverse. Dans sa toute première jeunesse, lorsque Lucien Bonaparte rencontrait une question, si elle lui plaisait, il s'identifiait à elle et l'identifiait à lui: il vivait, dès lors, dans un monde métaphysique, tout autre que notre pauvre monde intellectuel. C'est ainsi qu'à dix-huit ans la lecture de son Plutarque le fit errer dans le Forum, sur le Pyrée. Il était Grec avec Démosthènes, Romain avec Cicéron; il épousait toutes les gloires antiques: mais il était ivre des nôtres. Et ceux qui, pour ne pas connaître cette chaleur, ce délire qui fait des gens de cœur, ont prétendu qu'il était jaloux de son frère, ont proféré le plus indigne mensonge, s'ils ne sont pas tombés dans la plus grande erreur. C'est une vérité que je puis garantir. Mais ce dont je ne me rendrais pas caution, c'est la rectitude de sa raison à cette même

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