Images de page
PDF
ePub

sont peut-être ce qu'il a fait de plus de mauvais, à raison de l'opposition formelle de ce genre à l'esprit de l'auteur, l'un demandant surtout du naturel et de la vérité, et l'autre étant presque toujours hors de la nature et du vrai. Ses romans sont au-dessous de ceux de Mouhy. La Déclamation théâtrale vaut mieux que tout cela. Ce poëme, en quatre chants, quoique faible et défectueux, n'est pas sans mérite, et c'est au moins ce qu'il a fait de plus passable dans le genre sérieux. Il n'était pas encore aussi gâté qu'il le fut depuis par les plates adulations de journal et de coterie, espèces de séductions dont il n'était que trop susceptible; car il ne faut pas douter que le caractère et les entours n'influent beaucoup en bien ou en mal sur le talent de l'écrivain : nous en avons une foule d'exemples. Dorat s'était borné d'abord à la déclamation tragique; et ce morceau, l'un des premiers qu'il publia dans sa jeunesse, avait donné des espérances : il y avait quelques endroits assez bien versifiés. Au bout de quelques années, il donna successivement trois chants nouveaux, la Comédie, l'Opéra et la Danse; et dès lors il aurait dû changer son titre, car, de tout cela, l'on ne déclame proprement que la tragédie: mais il ne faut pas y regarder de si près avec Dorat.

bien d'autres petites pièces dont les auteurs sont à peine

connus.

Il ne faut pas s'attendre non plus à trouver ici une disposition des parties bien entendue, ni l'élévation et la force des tableaux, ni la belle invention des épisodes : tout cela était trop au-dessus de lui. Il ne s'y est pas même généralement garanti de ses défauts accoutumés, le vide, le vague et le faux. Mais, dans les deux derniers chants, qui se rapprochaient davantage de ses goûts et de ses idées, l'Opéra et la Danse, on rencontrera des détails ingénieux, des peintures gracieuses et de fort jolis vers, entre autres ceux où il décrit l'espèce de danse qu'on appelle l'allemande, que je cite ailleurs, et ceux-ci, qui ne sont pas moins bons:

Et Jupiter lui-même, armé de son tonnerre,
Se verrait dans sa gloire insulté du parterre,
S'il venait, s'annonçant par un timbre argentin,
Annoncer en fausset les arrêts du destin.

Mais si l'on veut ici même, dans un sujet où il pouvait se croire dispensé de persifler, des traces bien marquées de ce détestable goût dont il ne pouvait pas se défendre, il n'y a qu'à se rappeler des vers tels que ceux-ci :

Et le parterre enfin renvoie avec justice

Ces petits vents honteux souffler dans la coulisse.

Ces petits vents honteux, quand il s'agit des danseurs qui représentent mal les vents, ressemblent

merveilleusement à ce vers de l'abbé de Beaugénie, si connu :

Il semble que ce vent ait de la connaissance.

(Merc. gal.)

Le chant de la Tragédie est celui où les fautes sont le plus choquantes : il s'y montre trop souvent étranger aux idées du sujet. Se douterait-on, par exemple, de ce qu'il a vu dans le rôle et la situation de Zaïre? Deux vers vous en instruiront :

Me rendrez-vous sensible aux larmes de Zaïre,
Qui, d'un culte nouveau craignant l'austérité,
Pleure au sein de son Dieu l'amant qu'elle a quitté P

Concevez ce que fait ici l'austérité d'un culte nouveau, et Zaïre qui a quitté son amant! Il faut avoir la tête bien remplie de cette phrase banale, d'amant quitté, aussi commune que la chose, pour l'appliquer à Zaire et à Orosmane. Il suffirait d'un pareil trait pour juger l'esprit d'un auteur, et il en a dans tous ses écrits des milliers de cette espèce, qui sont pires que tous les solecismes et tous les barbarismes possibles; car ils prouvent l'écrivain n'a rien pensé, rien vu, rien senti, ce qui est pis que d'ignorer la grammaire. On n'est pas plus barbare que Crébillon, et pourtant, quoique méchant écrivain, suivant le principe et les terme de Boileau, il aura toujours sa place

que

parmi les hommes de génie, parce que son génie lui a fourni du tragique, et du grand tragique, et que le tragique lui a inspiré de beaux vers. Mais quel génie inspirait Dorat' quand il a voulu nous peindre Ninias sortant du tombeau de Ninus? Tout ce qui a été au spectacle se retrace ici le grand acteur dans cet instant terrible où, venant de frapper sa mère sans la connaître, saisi d'un trouble involontaire, poursuivi par des cris plaintifs qu'il croit entendre, égaré, chancelant, il tombe sur une colonne du tombeau dont il sort, au bruit du tonnerre, et à la lueur des éclairs qui se réfléchissent sur son visage pâle et effrayé, et sur ses mains ensanglantées. Tel est le tableau dans l'optique théâtrale.Voici ce qu'il est dans les vers de Dorat :

Tel quelquefois Le Kain, dans sa fougue sublime,
Sait arracher la palme et ravir notre estime.
Combien j'aime à le voir, échevelé, tremblant,
Du tombeau de Ninus s'élancer tout sanglant,
Pousser du désespoir les cris sourds et funèbres,
S'agiter, se heurter à travers les ténèbres!...

L'auteur n'aimait pas Le Kain, ce qui était tout simple, car Le Kain n'aimait pas ses tragédies; et c'est ce qui peut seul expliquer ces mots, tel quelquefois Le Kain, qui, pour restreindre l'éloge, offensent l'oreille autant que la vérité. Je passe sur cette fougue qui arrache la palme et ravit notre estime : c'est bien de cela qu'il s'agit ici!

C'est là le vague et le vide dont je parlais tout à l'heure; et voici le faux et l'excès du faux. Comment Ninias peut-il s'élancer en tremblant? II est si loin de s'élancer, qu'il ne saurait se soutenir. Comment peut-il pousser les cris du désespoir quand il n'est nullement au désespoir, et qu'il se demande à lui-même d'où lui vient l'espèce d'horreur qu'il éprouve? Où sont ces cris sourds et funèbres qu'apparemment Dorat seul avait entendus, quand Ninias peut à peine respirer, et qu'il se contente de dire d'une voix étouffée : Ciel! où suis-je ? Et Ninias qui s'agite et se heurte! y a-t-il là un seul mot qui ne soit un contre-sens? Je ne m'étonne pas si Dorat disait que Sémiramis était une tragédie ennuyeuse : ne l'avait-il pas bien vue et bien écoutée, ainsi que Zaïre? Et c'est ainsi qu'il voyait, qu'il écoutait, qu'il sentait, qu'il peignait. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un être plus froid, un esprit plus étourdi : aussi parlait-il sans cesse de sensibilité.

SECTION V.

Les Saisons; l'Agriculture.

Le premier de ces deux poëmes essuya beaucoup de critiques dans sa naissance; il n'a même jamais eu un succès de vogue, et a encore beaucoup de détracteurs. Mais il a été et est encore

« PrécédentContinuer »