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ces temps derniers très violente et très agressive, revient à une appréciation plus calme de la situation.

Le Temps du 21 juin a publié une conversation très intéressante du professeur Schiemann, que nous croyons devoir reproduire à cause de son importance. Il semble bien, en effet, que l'on trouve là l'expression officieuse de la politique allemande dans le conflit actuel. Voici ce document :

La conférence, dit M. Schiemann, l'incident marocain, tout cela se reglera vraisemblablement à la satisfaction des intéressés, grâce à de bonnes volontés réciproques. Je ne connais pas le résultat de la dernière conversation du prince Radolin avec votre ministre des Affaires étrangères, mais d'après ce que je lis, les négociations suivent leur cours et la France n'a pas refusé formeilement la conférence dont évidemment la réunion dépend d'elle. Mais si les négociations préalables aboutissent à un accord entre les deux pays et si l'Angleterre ne suscite pas d'obstacle à cet accord, cette conférence ne sera plus qu'une consécration de nos conventions par les puissances. Cette solution, qui parait en bonne voie, n'est-elle pas la meilleure pour tous?

Que veut la France au Maroc? Voudrait-elle le conquérir par la force et y envoyer son armée d'Algérie, voudrait-elle le « tunisifier »? M. Delcassé s'est placé devant le sultan comme le représentant de l'Europe pour lui imposer la suprématie de la France; mais l'Allemagne, qui n'a pas consenti à être traitée plus longtemps en quantité négligeable, a rappelé à M. Delcassé, qui feignait de l'oublier, qu'il existait une convention de Madrid. La pénétration pacifique, l'introduction de réformes par la France, tout cela n'équivaudrait-il pas à une sorte de protectorat? Mais nous aussi, nous voulons avoir notre mot à dire et nous avons des intérêts à sauvegarder. D'ailleurs, continue le Pr Schiemann, il y a un autre intérêt bien plus général à ne rien brusquer au Maroc, à ne pas y apporter sans grands ménagements une influence civilisatrice européenne. Le fanatisme musulman, qui apparaît moins dans des régions voisines, n'a rien perdu au Maroc de sa vigueur ni de sa violence; une révolte ne serait pas longue à suivre une action trop prépondérante d'une puissance chrétienne, et cette révolte ne tarderait pas à gagner tout le Nord de l'Afrique et au delà. Il y a un danger musulman qui subsiste et dont il faut tenir compte. Et si le commerce anglais croyait avoir intérêt à vendre des armes à ces populations comme aux nègres de l'Afrique occidentale ou d'ailleurs jusqu'où s'étendrait cette guerre sainte? Mais ce sont là des périls qui comme d'autres seront écartés par les conversations diplomatiques en cours. Et ce sera l'un des effets heureux de cette crise qu'elle nous aura permis d'examiner sérieusement une série de questions et de parler de nos ententes respectives!

- Vous êtes donc aussi d'avis, monsieur le professeur, que l'affaire du Maroc n'est qu'un incident dans un ensemble beaucoup plus général et d'une portée plus vaste que l'intérêt présenté par cet empire marocain?

Evidemment. Ce qui importe avant tout, c'est de fixer l'état des relations franco-allemandes. Après la question du Maroc, nous en avons bien d'autres où un échange de vues entre les deux pays aura pour eux une importance de premier ordre. Et pour n'en citer qu'une, que des événe

ments récents ont mise à l'ordre du jour, je vous signalerai la question de la neutralité sur mer.

La France et l'Allemagne, qui sont dans une position identique visà-vis de l'Angleterre, maintiendront-elles leurs anciennes règles, les feront-elles reconnaitre? Ou accepteront-elles celles de l'Angleterre, ce qui reviendrait à rendre impossible pour elles une guerre dans les mers lointaines?

- Mais cette entente embrassant un champ plus large que le Maroc, ne croyez-vous pas qu'il eût été plus sûr de la chercher autrement qu'en brusquant un état de quiétude dont l'opinion s'est réveillée en France avec un certain énervement, peut-être même de l'irritation?

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Est-ce nous qui avons cherché querelle à qui que ce fût au Maroc ? M. Delcassé ne nous a pas laissé d'autre moyen de mettre fin à une situation intolérable que ce petit coup d'éclat. Notre patience a été longue, mais le moment était venu de rompre les liens dont il voulait nous envelopper. Nous n'avons pas été animés d'intentions hostiles à la nation française, qui n'y était pour rien; je dirai plus nous n'avons jamais cessé de désirer nous entendre avec elle.

En réalité, poursuit M. Schiemann après quelques instants de réflexion, ce que nous demandons tous ici, c'est une entente, un rapprochement avec la France. Depuis dix ans, nous n'avons pas laissé échapper une occasion de le montrer. Nous avons suivi cette politique sans en dévier, et jamais la France ne nous a trouvés sur sa route; nous n'avons jamais contrarié son expansion au dehors que dernièrement, lorsque M. Delcassé nous y a forcés. A plusieurs reprises, nous avons pu nous croire de part et d'autre sur la bonne voie, mais chaque fois ont été soulevées des questions qui renversaient le travail patiemment édifié... Vous voyez cette revue ? me dit Schiemann en me désignant un rayon de sa bibliothèque. C'est la National Review, soutenue par le Times; elle est l'organe d'un véritable syndicat organisé contre nos bons rapports.

Notez que je ne parle pas en ce moment du gouvernement anglais luimême, quoiqu'il ait un intérêt évident à avoir comme amie la France sur le continent.

Mais nous aussi, nous tenons à de bons rapports, à une entente avec elle. Et au moment où tout l'équilibre européen est modifié par la crise russe, qui condamne cette puissance à une longue inactivité, sans parler d'une paix plus ou moins lointaine, quand nous assistons à l'ascension d'une nouvelle grande puissance à l'horizon politique de l'Extrême-Orient, lorsque bien des problèmes vont se poser, nous sommes aussi d'avis qu'une bonne entente avec la France est un gage de paix.

La politique allemande est avant tout pacifique, commerciale et coloniale.

A ce sujet, dis-je, sont-ce les coloniaux qui ont poussé l'Allemagne à rechercher la concession du port d'Agadir?

Je n'ai pas encore de renseignements sur ce point qui reste assez vague, répond le professeur. Mais je sais que depuis longtemps les coloniaux ont poussé M. de Bülow à demander quelque port sur la côte occidentale du Maroc. Il a toujours refusé, et je ne sais pas s'il aurait trouvé opportun de changer d'opinion en ce moment. N'oubliez pas que l'Allemagne n'a cessé de réclamer l'égalité pour tous, et que, partisan convaincu de la politique de la porte ouverte, elle l'a même toujours préférée à celle des zones d'influence qui, elle, aboutit toujours à l'exclusion des non-privilégiés.

Mais croyez une chose, insiste M. Schiemann, la politique de l'Alle

magne est absolument pacifique du haut en bas, on veut la paix. Le peuple allemand le sait, et c'est pourquoi vous le voyez si calme et si tranquille.

Mais, monsieur le professeur, vous-même n'avez-vous pas fait, dans votre dernier article de la Gazette de la Croix, allusion au danger de guerre qui aurait récemment existé?

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- J'ai simplement dit que l'Allemagne n'aurait pas reculé devant les conséquences de l'attitude qu'elle a dû prendre pour mettre fin à une situation où son prestige était menacé, sa politique de grande puissance mondiale exposée à un irréparable échec.

N'oubliez pas que cette paix, à laquelle nous tenons pour des raisons supérieures d'humanité et de civilisation, nous en avons aussi un incontestable besoin pour notre commerce, notre industrie. Nous avons des questions importantes à régler en Afrique ; nous avons besoin de la paix pour notre politique polonaise et enfin pour mener à bien l'immense travail de nos canaux qui absorbera des centaines de millions et demandera des années.

Pour être certains de conserver cette paix nécessaire, nous ferons les sacrifices que comporte notre sécurité, tant pour notre armée que pour notre marine.

Notre marine surtout a besoin d'inspirer assez de respect pour que certains milieux anglais cessent d'avoir envie de faire avec elle comme avec la flotte danoise.

L'Allemagne redoute-t-elle quelque agression de ce côté ?

Nous tenons compte de l'influence de la politique intérieure, de la lutte des partis, dans la campagne d'excitation menée contre nous de l'autre côté de la Manche. Les électeurs anglais passent pour ne pas confier le pouvoir au parti libéral lorsque les affaires extérieures sont troublées. Il semble que les Anglais préfèrent, dans ces moments critiques, s'en remettre à la direction des conservateurs. Or, le gouvernement et le Parlement actuels, qui ne sont peut-être pas bien certains de refléter les opinions de la majorité du pays, peuvent bénéficier des campagnes menées contre nous. Mais s'il n'y a pas lieu de s'inquiéter outre mesure, notre devoir n'en est pas moins de prévoir toutes les hypothèses, et à ce sujet je puis vous assurer que nous sommes préparés. Ne vous figurez pas, d'ailleurs, que, comme certains amiraux anglais le disent, notre flotte actuelle ne soutiendrait pas son rôle défensif; notre protection des côtes est assez forte pour que Hambourg et Brême n'aient rien à craindre, et pour la guerre de course nos bateaux sont aussi rapides que d'autres.

Mais, je le répète, ce sont là hypothèses pures, et même si l'Angleterre pouvait être tentée de prévenir par une guerre quelques déceptions à prévoir dans son empire colonial et ailleurs, il est à espérer qu'elle sacrifierait cet avantage problématique en présence des désastres qu'entrainerait le conflit pour elle, et qui ne seraient d'ailleurs pas moindre pour nous, ni même pour la France!

-La France évidemment subirait le contrecoup des ruines qui s'accumuleraient sur ses deux voisines. Mais n'aurait-elle pas aussi le bénéfice de sa neutralité?

- Dans un conflit éventuel entre l'Angleterre et l'Allemagne, il me paraît difficile que la France reste neutre. Cela me semble même impossible, entre deux adversaires ayant également intérêt à l'avoir avec soi Et l'Allemagne, après le ministère de M. Delcassé, n'aurait-elle pas à bon droit quelques raisons de méfiance et ne pourrait-elle pas se rappeler les traités éventuels de Napoléon III? Entre l'Allemagne et l'Angleterre, en

cas de conflit, la France se verrait donc amenée à choisir; et de quelque côté que ses intérêts pussent lui indiquer d'aller, elle se verrait entraînée dans les hostilités et menacée d'avoir la guerre chez elle.

Mais, conclut M. Schiemann, l'examen d'une situation que règlent en ce moment des négociations pleines de bonne volonté, des conversations empreintes d'un ton tout amical et pacifique, nous a entraînés bien loin vers d'horribles hypothèses qui, j'en ai le ferme espoir, ne se réaliseront pas. D'ailleurs, si la France veut résolument la paix, comme M. Rouvier nous en donne la ferme confiance et l'entière conviction, ces sanglantes perspectives doivent rester dans le domaine de la spéculation pure.

Au Maroc, la situation reste assez confuse; il est très difficile de dégager quelque idée précise de toutes les dépêches plus ou moins tendancieuses que les journaux étrangers se font télégraphier de Tanger ou de Fez. Ce qui semble établi, c'est que le sultan, très ennuyé lui-même et très inquiet des conséquences que peut avoir pour lui le conflit franco-allemand, ne sait trop que faire pour ne mécontenter personne et pour jouer tout le monde. L'assassinat de M. Madden, sujet anglais, qui exerçait à Mazagan depuis de longues années les fonctions de vice-consul d'Autriche-Hongrie et du Danemark, et qui a été tué par des indigènes, dans sa propre maison, le 6 juin, a provoqué les sévères réclamations des représentants français, anglais et autrichiens. Le sultan a promis tout ce qu'on lui demandait comme réparation; mais il n'a rien pu faire, et son impuissance en cette occasion a démontré une fois de plus la désorganisation lamentable de l'empire.

D'autre part, un incident s'est produit récemment à la frontière algéro-marocaine, qui a fait couler beaucoup d'encre et qui a donné naissance à toute une série de fausses nouvelles dues à l'imagination malveillante de certains journalistes étrangers. L'incident a d'ailleurs été ramené à ses véritables proportions par la dépêche Havas suivante, datée d'Alger, 26 juin :

Depuis plusieurs années, le gouverneur général de l'Algérie, d'après des ordres reçus, a autorisé le transit en franchise sur le territoire algérien des armes, munitions et approvisionnements de toute sorte débarqués à Nemours, destinés aux troupes marocaines d'Oudjda et de Figuig; il avait néanmoins signalé, à plusieurs reprises, aux autorités chérifiennes de la frontière, que trop souvent les armes et cartouches ainsi transitées étaient bientôt revendues par des soldats du Makhzen aux pillards qui inquiètent sans cesse nos frontières; mais désireux de seconder l'action du sultan pour le rétablissement de l'ordre, il avait continué jusque dans ces derniers temps de faciliter le transport des approvisionnements. Or, il y a trois semaines environ, la tribu des Angads, fidèle au Makhzen et à qui ce dernier distribua des armes, attaqua aux environs de notre frontière des indigènes algériens de Nedromah qui étaient allés faire le commerce au Maroc, les dépouilla et en tua plusieurs. Le même fait se produisit il y a quelques jours; un troupeau de 1.500 moutons fut enlevé à des Algériens par des gens du Makhzen.

Le gouverneur général en référa immédiatement au gouvernement, et il fit connaître au délégué chérifien d'Oudjda qu'il exigeait une juste indempunition des coupables, se réservant, si satisfaction n'était pas donnée, de retenir jusqu'à nouvel ordre, les armes et les cartouches récemment débarquées à Nemours. Ces mesures sont d'autant plus justifiées que la misère régnant au Maroc favorise le développement du banditisme. Pleine satisfaction a êté donnée pour la première réclamation; la seconde est en bonne voie d'arrangement, et dès qu'elle aura reçu une solution, les caisses retenues à Marnia seront remises à l'amel d'Oudjda.

Depuis, le gouverneur général de l'Algérie ayant obtenu entière satisfaction sur tous les points, le transit des armes par Nemours a été de nouveau autorisé.

En résumé, les indications fournies par les informations les plus sûres font prévoir la réunion de la conférence, demandée par le sultan du Maroc à la suggestion de l'Allemagne. L'Angleterre, dont l'attitude en la circonstance était d'une importance capitale, a loyalement déclaré qu'elle conformerait sa conduite aux résolutions de la France.

Quant à l'Italie, qui ne pouvait guère en cette occasion se soustraire à la pression de l'Allemagne, son adhésion est certaine. L'Autriche, les Etats-Unis et les autres puissances signataires de la convention de Madrid ont fait prévoir une adhésion conditionnelle, subordonnée à l'entente des grandes puissances.

La réunion de la conférence est donc devenue ainsi très probable. En doit-on déduire la prévision positive d'un dénouement pacifique de la crise actuelle et pas trop désavantageux pour la France? Aucune assurance de ce genre n'est encore permise. Quelques esprits, non des moins informés, expriment discrètement certaines appréhensions dont il n'est pas possible de ne point tenir compte, et qui peuvent s'exprimer par la question suivante: la conférence, où vont se rencontrer, face à face, des rivalités invétérées, n'aura-t-elle pas pour résultat l'aggravation jusqu'au dernier degré des périls de l'heure présente? C'est en effet un instrument bien imparfait qu'une conférence, surtout dans les conditions où celle-ci doit se réunir, alors qu'il s'agit de problèmes d'ordre international, infiniment délicats et scabreux, que seuls les plus grands intéressés auraient dû s'appliquer à résoudre entre soi par de loyales explications et d'équitables transactions.

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