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pour l'Espagne tout autant d'ordre psychologique et sentimental que d'ordre matériel. On parla de l'union de la grande famille hispanique, de la restauration du foyer sacré des ancêtres, des espérances communes de la race nobles idées, mots pleins d'images, pour lesquels le peuple espagnol s'enflamma avec tout l'enthousiasme dont il est capable... Sans doute, il ne s'agissait plus de faire de nouvelles conquêtes, de chercher à reprendre des territoires à jamais perdus : l'influence de la Péninsule sur ses filles d'Amérique ne saurait désormais s'établir que de façon pacifique, en gagnant les intelligences, en s'attachant les cœurs, en faisant revivre les souvenirs glorieux du passé. Au lendemain des désastres de Cavite et de Santiago-de-Cuba, on put ainsi parler d'une « plus grande Espagne >>... Mais quelques esprits plus positifs continuaient de nourrir au fond d'eux-mêmes l'idée plus substantielle d'un rapprochement vraiment pratique sur le terrain économique entre la métropole et ses anciennes possessions, de nature à développer la richesse et la grandeur de l'Espagne.

Toutefois tant de généreuses déclarations, tant de discours enflammés, dont les échos traversaient les mers, ne pouvaient manquer d'aboutir à des faits dans le domaine de la réalité. Peu après le Congrès de Madrid et celui de Mexico de 1902, toujours sous l'impulsion de l'Union ibéro-américaine, furent signés les fameux traités d'arbitrage permanent entre l'Espagne et les républiques hispano-américaines d'un grand intérêt dans l'histoire de l'arbitrage international'. A ces actes assez platoniques devait se borner le rapprochement politique de la Péninsule avec ses sœurs latines. Il ne peut être, en effet, question d'alliance entre Etats qui n'ont point d'adversaires communs, qui n'ont pas de politique mondiale, dont quelques-uns même (c'est encore le cas, hélas! de bien des républiques sudaméricaines) sont trop absorbés par leurs dissensions intestines. pour songer à agir efficacement au dehors.

Au contraire, il est possible de resserrer davantage les biens intellectuels et moraux qui rattachent le peuple espagnol à ses frères d'au delà des mers. Le Congrès de Madrid, en 1900, avait voté toute sorte de résolutions dans cet ordre d'idées. Ce n'étaient encore que des vœux. Depuis lors, plusieurs d'entre

1 Voir GABRIEL LOUIS-JARAY, La politique franco-anglaise et l'arbitrage international (Perrin, 1904), p. 290 et suiv.

eux ont été réalisés. D'autres sont l'objet de projets de loi en Espagne. Quelles que soient en fait leur valeur et leur importance, il est intéressant de les signaler parce qu'ils traduisent un aspect de l'âme populaire espagnole, parce qu'ils montrent une des directions les plus importantes où la politique, souvent incertaine et obscure, du cabinet de Madrid paraît s'engager, dont certains hommes d'Etat de l'autre côté des Pyrénées voudraient même faire sa principale règle de conduite. Il ne faut pas oublier que l'ancien président de l'Union ibéro-américaine, M. Rodriguez San-Pedro, était, il y a un an encore, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Maura.

Parmi les vœux du Congrès de 1900 et des Congrès ultérieurs qui ont reçu déjà la sanction des gouvernements, il faut citer : la mise en vigueur des règles du Congrès de Montevideo sur la propriété littéraire (traités signés par l'Espagne avec le Mexique, le Guatemala, le Pérou, le 26 mars 1903), la suppression de la législation consulaire dans les commissions rogatoires (traités avec l'Uruguay, le Chili et le Mexique), l'application des règles fixées au même Congrès de Montevideo sur la propriété intellectuelle (accords avec la Bolivie et l'Equateur), surtout le traité de reconnaissance et de validité des titres. académiques, conclu entre l'Espagne et les Etats-Unis du Mexique le 28 mai 1904 1.

Entre les autres résolutions de l'Union ibéro-américaine encore à l'état de projet, j'en distingue une qui mérite, tant par son originalité que par les discussions dont elle a été l'ob

1 Voici les principaux articles de ce traité, dont l'importance vient de ce que c'est le premier acte diplomatique de ce genre, à ma connaissance :

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« ARTICLE PREMIER. Les nationaux de chacune des Hautes Parties contractantes « pourront exercer sur le territoire de l'autre la profession pour laquelle ils sont habi<<lités par un diplôme ou un titre délivré par l'autorité compétente de leur pays. « ART. 2. Pour que le titre ou diplôme auquel se réfère l'article précédent pro« duise l'effet énoncé, il faut : 1° son exhibition, après légalisation par le ministre « chargé de l'instruction publique ; 2° que celui qui l'exhibe atteste, par un certificat « délivré par la légation ou le con sulat le plus voisin de son pays, être la personne << en faveur de qui il a été rédigé ; 3° que, quand on demande pour l'intéressé dans un « des pays la reconnaissance de validité d'un diplôme ou titre professionnel délivré « par l'autre pays pour exercer une profession déterminée, on prouve que le diplôme << ou titre susdit habilite aussi pour exercer cette même profession dans le pays où on << l'a délivré. « ART. 3.

Les certificats d'études partielles délivrés par l'autorité compétente de « l'un des deux pays seront valables dans l'autre et serviront pour continuer dans << celui-ci les études subséquentes, après l'accomplissement des conditions suivantes... « ART. 6. — Quand il s'agit des professions de médecin, defchirurgien et de pharma<«< cien ou de toute autre profession en rapport avec elles, on pourra exiger, dans le « pays où on prétend exercer de telles professions, que le sollicitant se soumette à un << examen prévu, selon le plan d'études en vigueur dans chaque pays... » Ce traité est valable pour cinq ans, à partir du jour de l'échange des signatures. Il peut être dénoncé par une des parties dix mois à l'avance.

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jet, une mention à part : je veux parler du projet de création d'une Université hispano-américaine à Salamanque.

Cette idée fut émise dès 1892, lors du centenaire de Colomb. Le ministre des Affaires étrangères d'alors, le duc d'Almodovar, s'en était fait le zélé promoteur. Depuis, elle a été reprise, étudiée et approfondie par nombre d'Espagnols et d'Américains de grand mérite. L'un de ces derniers, le Dr Francisco de los Cobos, « représentant des sociétés espagnoles de Buenos-Aires auprès du gouvernement espagnol », a employé une grande partie de l'année à exposer son thème favori dans toute la Péninsule. La pensée de rapprocher dès la tendre jeunesse les frères latins des deux continents, de leur donner la même culture et un seul cœur, en même temps que de ramener vers la métropole ces fils oublieux qui vont aujourd'hui compléter leur instruction dans toutes les universités d'Europe... sauf en Espagne, ce rêve de ressusciter avec un esprit nouveau cette antique Université de Salamanque, l'un des quatre grands foyers de lumière de la chrétienté au moyen âge, a de quoi attendrir les foules et provoquer leurs applaudissements. Parfois cependant quelque auditeur mal convaincu émet des objections. Les moins intéressantes, assurément, ne sont pas celles du propre recteur de l'Université de Salamanque, M. Miguel de Unamuno. Le projet, il le déclare sans détour, lui semble fantastique et absurde. « C'est, dit-il, une nouvelle forme « de l'erreur en vertu de laquelle nous avons fait de nos colo<<nies des consommateurs forcés de nos produits et qui nous a «< conduit à importer à Barcelone du blé des Etats-Unis pour «<l'expédier ensuite à Cuba, transformé en farine. » C'est une sotte vanité que de vouloir faire des Etats d'Amérique des sortes de «< colonies spirituelles» de la métropole, que de «< traiter « nos frères de race autrement que sur le pied de l'égalité ». L'enseignement en Espagne est-il si développé qu'elle puisse appeler chez elle les Américains pour s'instruire?... A quelles difficultés donnerait lieu, au reste, la création d'une Université hispano-américaine! Que l'on songe seulement, pour s'en faire une idée, que dans l'Amérique espagnole l'enseignement est laïcisé, tandis que dans la Péninsule il est encore sous la surveillance et dans la dépendance étroitedu clergé... «Il pourrait «bien se faire, conclut M. Unamuno, qu'au lieu qu'ils eussent << à venir ici pour s'imprégner de la culture moderne, ce fût à << nous d'aller chez eux... »

1 Lettre au directeur de l'Heraldo de Madrid, le 27 décembre 1904.

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Je laisse à l'éminent recteur la responsabilité de sa conclusion. Bien qu'il ait des adversaires, M. Unamuno est sans conteste un des esprits les plus originaux de l'Espagne actuelle. J'ai cru intéressant de citer sa façon de voir qui tranche si nettement avec l'enthousiasme de la plupart de ses compatriotes.

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L'Espagne, selon lui, doit diriger ses efforts d'un autre côté. Elle ne doit pas, en poursuivant des chimères, risquer de perdre de vue la réalité.

Il est certain que les deux grands rameaux de la famille espagnole des deux rives de l'Atlantique exercent l'un sur l'autre une puissante attraction. Il appartient au gouvernement de Madrid de savoir en profiter. Pour cela, sans cesser de fortifier les liens intellectuels qui lui rattachent encore ses anciennes possessions, il ne doit pas oublier que, dans l'état actuel du monde, c'est l'intérêt qui unit les peuples, et que cet intérêt, c'est le commerce, l'échange des produits qui le crée. Comme le dit un consul d'Espagne en Colombie, M. Fernando Velez,

dont on est heureux de lire les justes observations dans l'intéressant Bulletin de l'Union ibéro-américaine', « le seul échange d'idées, alors même qu'il se fait dans un langage divin, le <«<souvenir des gloires passées, en un mot tant d'idéals qui nous séduisent finiront par disparaître, par s'effacer, s'ils «ne reposent pas sur le fondement solide de l'intérêt com«<mercial... »

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Sans doute, cette question des relations économiques est grosse de difficultés. On a été jusqu'à dire que ces relations entre l'Espagne et l'Amérique latine n'étaient guère susceptibles de développement, en raison précisément de la nature de leurs produits d'un côté comme de l'autre, on exporte surtout des denrées agricoles, des matières premières, tandis que l'importation comprend principalement des objets manufacturés. C'est pourquoi, à l'heure actuelle, le commerce espagnol avec les pays de Sud-Amérique est presque insignifiant. Il risque même de perdre encore de son importance, s'il est vrai que pour ceux de ses produits susceptibles d'être exportés, les fruits, les vins, les huiles, l'Espagne se heurte sur les marchés hispano-américains à la concurrence de plus en plus redoutable des puissances étrangères, ainsi qu'aux progrès incessants de la production. américaine qui réussira bientôt à se suffire à elle-même. L'Espagne devrait donc faire que son exportation consiste surtout en produits manufacturés.

Le peut-elle? Sans prétendre que l'industrie espagnole soit très avancée, je crois cependant hors de doute qu'elle a fait de très notables progrès depuis la guerre de Cuba. Elle se développera encore bien davantage le jour où les fabricants de Catalogne auront consenti à abaisser leurs barrières douanières

1 Bulletin du 31 décembre 1904, page 71.

2 C. BEGUIN, dans l'Economiste français du 14 janvier 1905.

3 Mouvement des échanges entre l'Espagne et les Etats hispano-américains, en 1903 :

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4 Voir notamment J.-E. BERGE, Le relèvement économique de l'Espagne, dans le Correspondant, 10 septembre 1904, p. 890 et suiv.

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