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Le vers est encore défectueux, dit Richelet, quand le premier mot rime avec le premier hémistiche:

L'amour n'a pas toujours respecté la nature.

Ou enfin le second mot du vers avec la fin:

Les rois de l'univers sont au-dessus des lois.

CRÉBILLON.

Si cependant la rime des hémistiches entre eux, ou de l'hémistiche avec la fin de l'un des vers, ou si la rime du premier pied avec l'hémistiche ou la fin du vers faisait image, cette rime, loin d'être un défaut, deviendrait une beauté qui communiquerait à l'expression plus ou moins de grâce et de force. Mais, comme l'a fort bien remarqué M. Chapsal (1), le poète vulgaire ne doit point se permettre cette licence: il n'appartient qu'au génie de transformer les défauts en beautés.

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Nous avons déja divisé les rimes en rimes masculines et fémi nines, en rimes riches et en rimes suffisantes; à présent que nou les envisageons comme faisant partie d'une pièce de poésies, e par conséquent comme devant se suivre dans un nombre plus o moins grand, nous les partagerons en rimes suivies, en rime croisées et en rimes mélées.

(1) Dictionnaire grammatical, pag. 331.

Les rimes suivies ou plates, comme plusieurs les nomment, sont celles où deux rimes masculines sont alternativement suivies de deux rimes féminines, ou bien deux rimes féminines de deux rimes masculines, comme on le voit dans les vers suivans:

Que j'aime le mortel, noble dans ses penchants,
Qui cultive à la fois son esprit et ses champs!

Lui seul jouit de tout. Dans sa triste ignorance,

Le vulgaire voit tout avec indifférence.

Des desseins du grand être atteignant la hauteur,

Il ne sait point monter de l'ouvrage à l'auteur;

Mais ce n'est point pour lui qu'en ses tableaux si vastes,
Le grand être forma d'harmonieux contrastes;
Il ne sait pas comment, dans ses secrets canaux,
De la racine au tronc, du tronc jusqu'aux rameaux,
Des rameaux au feuillage accourt la sève errante;
Comment naît des cristaux la masse transparente.

DELILLE, l'Homme des champs, ch. III.

J'ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine;
Allez, partez, mes vers, dernier fruit de ma veine;
C'est trop languir chez moi dans un obscur séjour.
La prison vous déplaît, vous cherchez le grand jour ;
Et déjà chez Barbin, ambitieux libelles,

Vous brulez d'étaler vos feuilles criminelles.
Vains et faibles enfants dans ma vieillesse nés,
Vous croyez, sur les pas de vos heureux aînés,

Voir bientôt vos bons mots, passant du peuple aux princes,
Charmer également la ville et les provinces;

Et, par le prompt effet d'un sel réjouissant,
Devenir quelquefois proverbes en naissant.

BOILEAU, Épitre X.

Le poème épique ou didactique, la tragédie, la comédie, la satire, l'épître, surtout l'épître morale et sérieuse, sont en possession de cette espèce de rime; mais non pas exclusivement.

Quelles que soient les rimes dont un ouvrage se compose, l'auteur doit éviter les consonnances entre les rimes masculines et les rimes féminines qui se suivent. C'est cette consonnance qui blesse l'oreille dans les vers que nous allons citer, vers pleins d'ailleurs de nombre, de noblesse et de force :

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
Et qu'à vos yeux, seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troye.

Tels des autres du nord échappés sur la terre,
Précédés par les vents, et suivis du tonnerre,
D'un tourbillon de poudre obscurcissant les airs,
Les orages fougueux parcourent l'univers.

RACINE.

Les rimes croisées sont celles où une rime masculine est alternativement suivie d'une féminine, ou bien une rime féminine d'une masculine, selon le choix du poète, en voici un exemple commençant par une rime féminine:

Chercher l'esprit dans un drame,

Le bon sens dans un roman,
La raison chez une femme,
L'honneur chez un charlatan,

La froideur chez une fille,
Mille écus dans un besoin,
Ah! c'est chercher une aiguille
Dans une botte de foin.

DÉSAUGIERS.

ce

» Si cet ordre 's'interrompt, dit M. Ph. de la Madelaine, » sont alors des rimes mélées. A l'égard du mélange des rimes, >> il n'est aucune règle à prescrire; le versificateur est le maître » de les disposer à son gré, pourvu qu'il ne mette jamais, l'un >>> à côté de l'autre, deux vers masculins ou deux vers féminins » de rimes différentes (1), qu'il ne fasse pas rimer le premier >> hémistiche avec le second, et qu'il ne ramène les mêmes rimes qu'après un intervalle de dix vers au moins (2); ce qui est une règle essentielle de la versification française.»>

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(1) Rousseau est tombé dans cette faute en rapprochant, dans ces vers, alarmer et heureux :

Le dieu qui vous fait aimer

Vous enivre de ses charmes ;
Mais d'un bonheur sans alarmes,
On doit toujours s'alarmer,
Craignez, amant trop heureux,
Votre félicité même.

Et M. Hénault, dans le sonnet de l'Avorton, en finissant le dernier vers du par crime: premier quatrain par être, et le premier vers du second

Toi qui meurs avant que de naître,
Assemblage confus de l'être et du néant,
Triste avorton, informe enfant,
Rebut du néant et de l'étre;

Toi que l'amour fit par un crime,

Et que l'honneur, etc.

(2) Voltaire a violé cette règle, également applicable à toutes sortes d rimes, dans ce passage de la Henriade, où il coupe quatre vers féminins d même rime par quatre vers masculins également de même rime, c'est un double faute :

Soudain Potier se lève et demande audience;
Chacun à son aspect garde un profond silence.
Dans ce temps malheureux, par le crime infecté,
Potier fut toujours juste, et pourtant respecté.
Souvent on l'avait vu, par sa mâle éloquence,
De leurs emportements réprimer la licence;
Et, conservant sur eux sa vieille autorité,
Leur montrer la justice avec impunité.

Les rimes mélées sont donc disposées selon le goût ou le besoin du versificateur; tantôt ce sont deux rimes masculines entre deux rimes fémines; tantôt une rime féminine entre deux rimes masculines précédées et suivies elles-mêmes de deux rimes féminines, etc.

Fortune dont la main couronne
Les forfaits les plus inouis,
Du faux éclat qui t'environne
Serons-nous toujours éblouis?
Jusques à quand, trompeuse idole,
D'un culte honteux et frivole
Honorerons-nous tes autels?
Verrons-nous toujours tes caprices
Consacrés par des sacrifices,
Et par l'hommage des mortels.

J.-B. ROUSSEAU.

Les odes, les chansons, les fables, et généralement toutes les pièces que l'on nomme fugitives, se composent ordinairement en rimes mêlées. On trouve des épitres dont les auteurs ont suivi cette espèce de rime, et Voltaire a cru devoir l'adopter dans sa tragédie de Tancrède qui commence ainsi :

Généreux chevaliers, l'honneur de la Sicile,
Qui daignez, par égard au déclin de mes ans,
Vous assembler chez moi pour punir nos tyrans,
Et fonder un état triomphant et tranquille;
Syracuse en nos murs a gémi trop long-temps
Des efforts avortés d'un courage inutile, etc.

Il ne faut pas croire toutefois que cette espèce de rimes ne comporte jamais de suite plus de deux rimes masculines ou féminines, elle peut en présenter trois, quatre, et même un plus grand nombre, d'après le rhythme que le poète aura adopté. Dans le style sublime, Racine et Rousseau; dans le genre léger, nos aimables chansonniers en offrent de nombreux exemples:

O mont de Sinaï, conserve la mémoire
De ce jour à jamais auguste et renommé,
Quand sur ton sommet enflamme”,

Dans un nuage épais le Seigneur enferme

Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire.

RACINE, Athalie, act. I, sc. 4.

A leur réveil (ô réveil plein d'horreur!)
Pendant que le pauvre à ta table

Goûtera de la paix la douceur ineffable,
Ils boiront dans la coupe affreuse, inépuisable,
Que tu présenteras, au jour de ta fureur,

A toute la race coupable.

Le même, act. II, sc. g.

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Dans les beaux jours de l'été,

Un petit moineau volage,

Tout bouffi de vanité,

Insultait à l'esclavage
D'un serin né dans la cage.

O charmante liberté!
Disait-il en son ramage,
Au sein des airs je voyage,
Je dors couvert d'un feuillage,
Je folâtre sous l'ombrage;
Là sur des grains je fourrage;
Ici je trouve un rivage
Où sur un sable argente
L'eau coule en sa pureté;
J'y bois avec volupté.
Après ce grand étalage,
Il va d'un autre côté.
Le serin, en oiseau sage,
Ne l'avait pas écouté.
L'hiver tout change de face;

La beauté des cieux s'efface;

Rien dans les champs, l'eau se glace;

Aux oiseaux on fait la chasse.

Le moineau revint enfin,
Transi, demi-mort de faim,
Prier qu'on lui donne place
Dans la cage du serin,

En tout temps pleine de grain.
Le serin à son tour le fronde,
Et lui dit avec équité:

Gentil moineau qui cours le monde,
Tu reviens bien gras de la ronde!

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