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ACTE QUATRIEME.

SCENE I.

CLEANTE, TARTUFFE.

CLÉANTE.

Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez

UI,

croire.

L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire;
Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose;

Je

passe là-dessus, et prends au pis la chose. Supposons que Damis n'en ait pas bien usé, Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé; N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense, Et d'éteindre en son cœur tout desir de vengeance? Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé, Que du logis d'un pere un fils soit exilé ? Je vous le dis encore, et parle avec franchise, Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise; Et, si vous m'en croyez, vous pacifierez tout, Et ne pousserez point les affaires à bout. Sacrifiez à Dieu toute votre colere,

Et remettez le fils en grace avec le pere.

TARTUFFE.

Hélas! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur;
Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur;
Je lui pardonne tout; de rien je ne le blâme,
Et voudrois le servir du meilleur de mon ame:
Mais l'intérêt du ciel n'y sauroit consentir;

Et, s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale:
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit!
A pure politique on me l'imputeroit:

Et l'on diroit par-tout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zele charitable;
Que mon cœur l'appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir, sous main,

au silence engager.
CLÉANTE.

Vous nous payez ici d'excuses colorées ;

Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances:
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses;
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
Quoi! le foible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire!
Non, non; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.

TARTUFFE.

Je vous ai déja dit que mon cœur lui pardonne;
Et c'est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne:
Mais, après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,
Le ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.

CLÉANTE.

Et vous ordonne-t-il, monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son pere conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien?

TARTUFFE.

Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une ame intéressée.

Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas;

· De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas :
Et si je me résous à recevoir du pere
Cette donation qu'il a voulu me faire,

Ce n'est, à dire vrai, que parceque je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains;
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.

CLÉANTE.

Hé! monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit, à ses périls, possesseur de son bien;
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,
Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que, sans confusion,
Vous en ayez souffert la proposition.
Car enfin le vrai zele a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime?
Et, s'il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu'en personne discrete
Vous fissiez de céans une honnête retraite
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison?
Croyez-moi, c'est donner de votre prud'hommie,
Monsieur...

TARTUFFE.

Il est, monsieur, trois heures et demie : Certain devoir pieux me demande là-haut, Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt. CLEANTE, Seul.

Ah!

SCENE II.

EL MIRE, MARIANE, CLÉANTE, DORINE.

DORINE, à Cléante.

De grace avec nous employez-vous pour elle, Monsieur : son ame souffre une douleur mortelle; Et l'accord que son pere a conclu pour ce soir La fait à tous moments entrer en désespoir. Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie ; Et tachons d'ébranler, de force ou d'industrie, Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

SCENE III.

ORGON, ELMIRE, MARIANE,
CLEANTE, DORINE.

ORGON.

Ah! je me réjouis de vous voir assemblés.
(à Mariane.)

Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déja ce que cela veut dire.

MARIANE, aux genoux d'Orgon.
Mon pere, au nom du ciel qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes voeux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu'à me plaindre au ciel de ce que je vous doi;
Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon pere, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avois pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer;

Au moins, par vos bontés qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.
ORGON, se sentant attendrir.

Allons, ferme, mon cœur! point de foiblesse humaine!

MARIANE.

Vos tendresses pour lui ne me font point de peine; Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,

Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien;

J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne :
Mais, au moins, n'allez pas jusques à ma personne;
Et souffrez qu'un couvent dans les austérités
Use les tristes jours que le ciel m'a comptés.

ORGON.

Ah! voilà justement de mes religieuses,

Lorsqu'un pere combat leurs flammes amoureuses! Debout. Plus votre cœur répugne à l'accepter,

Plus ce sera pour vous matiere à mériter.

Mortifiez vos sens avec ce mariage,

Et ne me rompez pas la tête davantage.

Mais quoi!...

DORINE..

ORGON.

Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot. Je vous défends, tout net, d'oser dire un seul mot.

CLÉANTE.

Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...

ORGON.

Mon frere, vos conseils sont les meilleurs du monde;
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas:
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.
ELMIRE, à Orgon.

A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire;
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C'est être bien coeffé, bien prévenu de lui,

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