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« Il y a quelques jours,» dit Louis Veui!lot, a M. le curé de Saint-Maurice d'Angers vit entrer chez lui un paysan de Genêt, son ancienne paroisse. C'était un homme fort vigoureux, qui n'avait pas trente ans. Sa figure annonçait la bonté, la droiture et la piété.

-« C'est toi, Pierre, » s'écria M. le curé tout joyeux de le voir. « Comment va-t-on au Genet? Les récoltes s'annoncent-elles bien? Ta famille est-elle en bonne santé ?... Mais tu as l'air bien grave, mon garçon ?

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« Ahl monsieur le curé, » dit le paysan, avec un certain embarras, « c'est que je fais une grande entreprise. Je m'en vais à la Trappe, qui est par de1à le Mans, sur le chemin de Paris.

« Tu vas à la Trappe!

- « Mon Dieu, ouí. Vous nous disiez si souvent qu'on n'en pouvait trop faire pour le bon Dieu, à la fin, je me suis décidé de tout quitter pour lui.

- Mais tu étais bien nécessaire à ta mère. C'est une pauvre veuve, et la métairie est lourde chez vous.

-« C'est pourquoi je ne me suis point hâté, monsieur le curé. Il y a plus de dix ans que ça me tonne dans le cœur de me faire moine. J'attendais que mon petit frère Jean eût passé à la conscription. Il a tiré un bon numéro, et le voilà libre. J'ai pensé que je pouvais m'en aller.

- «Ta bonne femme de mère dont tu étais l'appui, comment lui as-tu fait prendre cela?

«Ah! monsieur le curé, j'en ai encore le cœur en sang... Non, j'ai cru que je n'en viendrais jamais au bout. Elle me soupçonnait un dessein que je ne voulais pas dire. L'hiver, au coin du feu, que nous étions là, elle à filer, moi à penser, souvent son fuseau s'arrêtait. Elle me regardait, j'ouvrais la bouche, pas possible! mes genoux frémissaient, mes lèvres tremblaient, mon cœur me glaçait Le reste du corps, et la parole manquait dans ma bouche. Je faisais compassion à ma mère. Pierre, me dit-elle, holà! mon fils, si tout ne t'agrée pas, dis le moi. Veux-tu l'établir à ton ménage? Nous ne sommes pas riches, mais nous avons bon renom. Ton père a vécu et est mort comme un saint, et toute famille honnéte du pays estimera notre alliance.

Plus

ma mère me pressait, et plus je craignais de lui avouer que je pensais bien à autre chose, et que je voulais m'en aller moine. Enfin, l'autre soir, ma mère nous ayant réunis pour ouvrir en famille le mois de la bonne Vierge, resta en prières, seule avec moi, les autres étant partis. Il me passa dans l'idée que c'était le moment, et ma pensée m'échappa tout d'un coup. Ma mère, lui dis-je, si vous le permettez, je vais à la Trappe, je vais prier pour vous et faire pénitence. Ahl mon Dieu, quand on pensé qu'il faut dire des choses comme ça !

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«Ma mère resta un moment à tressaillir, là, sous mes yeux, sans parler et comme sans respirer; puis, demeurant à genoux, et les yeux tournés vers le ciel, tranquille : Pierre, dit-elle, le bon Dieu est ton premier père, la religion la première mère; ils passent avant

DICTIONN. DES OBJECT. POPUL.

moi. Vas y, puisqu'ils t'appellent dans ton cœur. Si je l'arrêtais un quart d'heure, quand il s'agit de la perfection de ton âme, j'en mourrais de chagrin. Tu m'as bien aimée, et bien assistée, je t'en bénis. Elle ramena ses yeux sur l'image de la bonne Vierge et se remit à prier. Je n'en pouvais plus, monsieur le curé. Je sortis pour respirer quasi plus à l'aise. Mais c'était l'heure que l'on rentrait le bétail, et voilà que mes boeufs, qui marchaient leur allure, viennent à moi et se mettent à me regarder, comme s'ils m'avaient dit Notre maître, pourquoi l'en vas-tu? Je me sau vai dans les champs, sans pouvoir échapper à ma peine. Il n'était pas jusqu'aux arbres que j'avais plantés et taillés, jusqu'à la terre que j'avais ensemencée, qui voulaient comme ines pauvres bœufs m'arrêter au pays... Sainte Vierge! que notre cœur a donc de racines ici-bas! Je me jetai à genoux, je priai, je pris mon crucifix, et je lui demandai secours, car le courage allait me manquer. Là, regardant Notre-Seigneur en croix, il vint en honte d'être si lâche, et ce fut fini. Je n'ai pas couché au logis. Je ne voulais plus revoir ce qui m'avait ébranlé; et le matin, avant le jour, je suis parti. J'ai passé par notre paroisse, comme on y disait la première Messe, ça m'a tout remis le calme au cœur ; et me voilà, pour vous dire adieu et bien merci des bons sentiments que vous m'avez donnés dans ma jeunesse.

-«C'est bien, mon cher enfant, »> dit le curé; «<tu obéis au bon Dieu. Mais pourquoi as-tu préféré la Trappe de Mortagne, qui est si éloignée de ton village, quand tu avais tout proche la Trappe de Bellefontaine?

« J'ai pensé cela souvent, monsieur le curé, c'eût été plus commode, comme vous dites. Mais, voyez-vous, j'ai fait l'expérience que je suis lâche à l'amitié. Si une fois sous le capuchon, nos gens étaient venus me voir en pleurant, y aurais-je tenu? J'étais dans le cas de jeter la robe, et tout pour le moins d'avoir longtemps le cœur tracassé. Or, quand on se donne au service du bon Dieu, m'est avis qu'il faut s'y mettre joyeux et s'y tenir content. Vaut-il pas mieux prendre tout de suite au plus dur, pour persévérer davantage.

«En effet, mon ami, » observa le curé, « c'est à la persévérance qu'il faut tendre. Tu es jeune et fort, et dans les austérités de la Trappe, la vie pourra te sembler longue!

-Ah! monsieur le curé, pour ça c'est plus tôt fini qu'on n'a coutume d'y penser; et on ne tarde guère à être au bout. Tout nous dit dans ce monde que la vie est courte. L'autre semaine, je faisais la pêche d'un étang. Il était large, profond, un amas d'eaux terrible; enfin, vous le savez, l'étang des Deux-Ormeaux. Eh bien! quand nous avons enlevé l'écluse et que ça s'est mis à courir, en un rien de temps, toute cette eau a disparu; et je me suis dit: Voilà comme la vie de ce monde court et s'écoule pour aller s'engloutir dans l'éternité du bon Dieu, qui nous regarde immobile, comme je suis là sur le bord de cet étang. Et puis, monsieur le curé, à la course ou pas à pas. on vient tout de même à son

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Bretagne qui a donné ce nouvel élan à la pratique de la charité!

heure dernière. Vous nous le disiez bien. Et alors, qu'est-ce qui peut donner du renfort à l'âme que d'avoir fait pour le bon Dieu tout ce qu'on a pu faire? Voilà ce qui me pousse à la pénitence. Par ainsi, adieu, mon père, bénissez-moi; l'eau coule, la vie s'en va, j'ai hâte de porter quelque chose au bon Dieu.

Le curé bénit Pierre, le vit partir et se mit en prières; et, lorsqu'il eut prié, il écrivit ce qu'avait dit le paysan pour se souvenir el repaître son cœur des œuvres de Dieu dans les âmes qu'il s'est choisies. >>

Nous avons là, à peu près, ce qui se passe dans toute vocation religieuse. Trouvezvous que l'action du prêtre y soit excessive. qu'il se mette à la place de Dieu, qu'il néglige les intérêts qu'il est obligé de sauvegarder, et, pour tout dire en un mot, qu'il fasse autre chose que ce qu'il doit faire? Non assurément; et de là vous conclurez combien sont injustes les reproches qu'on lui adresse quelquefois à cette occasion, reproches que, par une injustice plus grande encore, on fait retomber sur la religion elle-même. Mais racontons encore, avant de clore cet article, l'entrée dans la congrégation des Petites-Sœurs des Pauvres d'une jeune fille, noble de naissance, plus noble encore de sentiments.

« Vous apprendrez sans doute avec un vif intérêt, écrit-on à ce propos au Messager de l'Ouest, « que la congrégation continue à prospérer au de là de toute attente sa fondation remonte à peine à dix-sept années, et déjà elle compte plus de sept mille sœurs !

« Ce progrès, qui n'a été surpassé que dans les premiers siècles de l'Eglise et au commencement du moyen âge, démontre évidemment la protection d'en haut: Digitus Dei est hic. (Exod. vi, 19.) Quel sujet de consolation pour les Catholiques, quel honneur pour la France, pour notre chère

« La France n'est pas, du reste, la seule contrée qui fournisse des sujets aux PetitesSœurs; il y a peu de mois, une jeune fille appartenant à une famille distinguée de la Belgique, Mademoiselle Robiano, fille du comte Robiano, sollicita avec tant d'instance son père de lui permettre d'entrer dans l'ordre qu'il la conduisit lui-même au noviciat. A leur arrivée à la Tour, les novices étaient, pour la plupart, occupées à délayer et à pétrir avec leurs mains de la terre fraîche, destinée à la fabrication des tuiles. Comment pourras-lu, ma chère enfant, dit le père, te faire à des travaux si durs, si désagréables, qui sont si opposés à tes habitudes, à ton éducation? Je n'ai qu'un regret, répondit la jeune patricienne, c'est de ne pouvoir, à l'instant même, étre admise à partager les occupations de ces bonnes filles, et de ne pouvoir encore les appeler mes sœurs. Le père qui, d'ailleurs, est un fervent Catholique, ne s'opposa plus à la vocation de son enfant, qui entra immédiatement au noviciat. >>

On voit par là d'où viennent ces vocations qui se révèlent, extraordinairement quel. quefois, dans les plus riches familles comme dans les plus pauvres. Non, elles ne viennent pas du prêtre, je vous l'ait déjà dit; car, s'il en était ainsi; elles ne seraient point écoutées et suivies avec autant de docilité. Elles descendent de plus haut, elles viennent de Dieu lui-même; et voilà pourquoi celui à qui elles s'adressent répond presque toujours, comme Samuel à Héli : Me voici, car vous m'avez appelé · « Ecce ego. quia vocasti me »(I Reg. 111, 6.); ou bien au Seigneur lui-même : Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute: « Loquere, Domine, quia audit servus tuus. » (Ibid, 10.)

VOEUX.

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à la délivrance des Chrétiens d'Orient. Combien de vœux ont été faits, sinon dans des circonstances semblables, du moins pour le même motif, je veux dire la reconnaissance. Les hommes ne le voient pas toujours, mais Dieu le sait, et cela suffit. « Où va ce jeune homme? Où va cette jeune fille?» se demande-t-on quelquefois. Où ils vont? Où les appelle la reconnaissance. Peuvent-ils avoir un meilleur guide?

Vous allez me dire sans doute que Dieu n'a pas besoin de notre reconnaissance.

C'est vrai, mais nous avons besoin, nous, de la lui témoigner. C'est l'ordre d'ailleurs. Et depuis quand la supériorité du bienfaiteur dispense-t-elle l'obligé de lui témoigner sa reconnaissance? N'en doit-il pas résulter, au contraire, une obligation plusrigoureuse.

Ce n'est pas toujours la reconnaissance envers Dieu qui nous guide dans l'énsion de nos vœux, c'est aussi la considération de ses perfections, le désir de lui plaire, et de nous assurer les récompesnes qu'il promet à

ses fidèles serviteurs. Que Dieu est grand! se dit-on quelquefois, dans le feu de la méditation, qu'il est saint, puissant, généreux! Qu'il nous promet de magnifiques récompenses en cette vie et en l'autre ! je veux faire, pour lui être agréable, telle chose à laquelle je ne suis point obligé pourtant; je veux même me donner à lui entièrement. De là encore, je ne dirai pas nos vœux, car l'Eglise, dans sa sagesse, exige de ses faibles enfants de plus mûres et plus sérieuses réflexions, mais du moins le principe. et, en quelque sorte, le germe de nos vœux.

Vous allez me dire encore ici peut-être, que Dieu ne saurait guère être touché d'un tel dévouement.

Impiété folie! Impiété, car ce serait détruire toute religion; folie, car ce serait dire que le plus parfait des ouvriers, le Créateur de toutes choses, ne s'occupe en aucune manière de ses créatures, et même du chefd'œuvre de la création terrestre

Pourquoi des vœux? Pour Dieu avant tout, ai-je déjà répondu, puisque c'est à lui qu'ils sont faits; mais c'est en même temps pour la société dont nous faisons partie, et à laquelle le Seigneur veut ordinairement que nous appliquions les fruits du zèle dont nous brûlons pour lui. Qui ne le sait ? qui ne le voit de ses yeux? qui n'en a, à chaque instant, les preuves les plus touchantes. Ce religieux que je vois s'enfermer dans un bagne pour réhabiliter, s'il est possible, une partie si profondément déchue de l'humanité, ou bien quitter sa patrie pour aller évangéliser, c'est-à-dire appeler à la vertu et au bonheur de pauvres sauvages qu'il ne connaît point, dont il n'attend guère, en échange des biens de tout genre qu'il leur apporte, que l'ingratitude, la haine, de mauvais traitements, la mort peut-être; cette sœur de Charité que je vois s'enfermer dans une école pour soigner avec une douceur et une patience plus que maternelles des enfants sales et méchants, qui la maudiront peut-être au moment même où elle les bénira, ou bien dans un hôpital où elle ne voit que plaies dégoûtantes, où elle n'entend que plaintes et gémissements, où elle est continuellement exposée à gagner les maladies qu'elle soigne, si ce n'est même la mort, que font-ils ? Ils cherchent à s'assurer le ciel, me direz-vous. Sans doute, mais savez-vous pourquoi ils ne suivent pas la voie ordinaire, pourquoi ils ont une conduite si pure, si désintéressée, si héroïque quelquefois ? C'est qu'ils accomplis

sent un vou.

On voit par là combien peu sont fondées les déclamations de ceux qui nous disent quelquefois, quand ils voient un religieux ou une religieuse faire leurs vœux: « Encore de bons sujets perdus désormais pour la société » Dites plutôt, qu'ils sont gagnés à la société; car, sans cela, qu'auraient-ils fait dans e monde, je vous prie. Ils auraient suffi à leurs propres besoins, et encore difficilement peut-être. Actuellement, ils ne s'appartiennent plus, ils sont à Dieu et à

l'humanité. Est-il une œuvre difficile ou répugnante qu'ils n'embrassent avec amour, qu'ils ne poursuivent avec courage? Ils font partie de la milice sainte engagée, sous les étendards de la religion, au service de la société, et, comme l'autre milice, ils sont à elle désormais à la vie et à la mort.

Pourquoi des voeux? Mais pour l'homme. lui-même, pour son perfectionnement, pour son bonheur même, non-seulement en l'autre vie, ce qui est incontestable, mais en celle-ci. Car, malgré son renoncement aux plaisirs charnels, malgré son dépouillement de toutes choses, malgré sa soumission la plus complète au joug de l'autorité, ou plutôt à cause de cela il goûte un bonheur calme et pur, un bonheur solide et durable, inconnu, la plupart du temps, à ceux qui se trouvent dans une position différente.

- Il me semble, dites-vous, que l'homme n'a pas le droit d'enchaîner la liberté que Dien lui a donnée.

L'homme n'aurait pas le droit, prétendezvous, d'enchaîner par des voeux la liberté que Dieu lui a donnée ! Pourquoi donc tant de vœux partout et toujours? Car vous ne l'ignorez pas, il y en a eu sous l'ancienne loi comme sous la nouvelle; nous en voyons jusque dans les ténèbres du paganisme, au milieu desquelles nous apparaissent toujours quelques lueurs de l'indestructible vérité.

Les promesses que nous faisons à nos semblables n'enchaînent pas moins notre liberté que celles que nous faisons à Dieu. Or, personne ne nie ni ne peut songer à nier que nous ayons le droit d'en faire à nos semblables. C'est un besoin de notre nature, c'est une nécessité des relations qui nous attachent les uns aux autres. Nous le pratiquons tous ce droit, et même formellement. Nous devons donc avoir le même droit à l'égard de Dieu, quelque restriction qu'il en résulte pour notre liberté.

Je dis restriction, car il ne faut pas s'imaginer que celui qui a fait des vœux, même perpétuels, ait, à proprement parler, enchaîné sa liberté, qu'il soit un esclave, un automate, bien loin de là. Voyez-le plutôt. Quand il sent le besoin d'élever son esprit et son cœur vers Dieu, de travailler à son avancement spirituel, de pratiquer la charité à l'égard du prochain, ne le fait-il pas? Malgré ses vœux, ou plutôt à cause de ses vœux qui, le liant à d'autres lui-mêmes, multiplient ses forces à l'infini, n'a-t-il pas pour cela une facilité que d'autres n'auront pas? La pensée vient à un Jésuite d'aller donner une mission dans nos bagnes. La chose paraissait impraticable. Il la fait cependant avec une promptitude et un succès inattendus. Croyez-vous qu'il en fût venu à hout, s'il n'eût pas été Jésuite, c'est-à-dire s'il n'eût pas fait ces vœux qui enchaînent, prétendez-vous, notre liberté?

Il n'a pas du moins une liberté complète.

Qui donc en a une telle en ce monde? Les enfants, les parents, les serviteurs, les maîtres, les soldats, le capitaine, tous sont liés ici-bas les uns à l'égard des autres, naturelle

ment, nécessairement liés; tous ajoutent encore à ces liens naturels et nécessaires d'autres liens volontaires. Qui ne le voit? Qui ne le comprend? Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit, en propres termes, à ses disciples, que celui qui voudrait être le premier parmi eux serait le serviteur des autres. — Qui voluerit inter vos primus esse, erit vester servus. (Matth. xx, 27.) Aussi le souverain Pontife, successeur de Pierre, chef visible de l'Eglise, prend-il pour premier titre celui de Serviieur des serviteurs de Dieu : « Servus servorum Dei. »

Les vœux restreignent encore notre liberté déjà si restreinte, objectez-vous.

Soit; mais si cela est permis, très-légitimement permis, comme nous venons de le reconnaître, si cela est utile, souverainement utile même, comme nous l'avons montré plus haut, pourquoi ne le ferions - nous pas?

Les vœux restreignent encore notre liberté déjà si restreinte.

Oui, pour le bien ou pour un plus grano bien. Quel inconvénient trouvez-vous à cela? Au lieu d'abaisser notre liberté, n'est-ce pas l'élever, au contraire, en la rapprochant de la liberté angélique, et même de la liberté divine? Par les vœux, par ceux principalement qui sont d'usage en religion, je veux dire par les vœux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance, que fait l'homme ? Il brise ou relâche considérablement du moins les liens des passions, il met de côté, autant que possible, les embarras du siècle. Il devient donc plus libre, en réalité, qu'il n'était auparavant, comme celui dont on vient de briser ou de relâcher les chaînes, qu'on a débarrassé en tout ou en partie du moins du lourd fardeau qu'il était obligé de porter. Ecoutez le religieux, il vous parlera presque toujours dans ce sens et sa conduite habituelle vous montrera qu'il parle bien sincèrement. On dirait que son âme a commencé déjà à laisser de côté le fardeau des sens et à briser les liens terrestres qui ne le feront plus gémir, quand il lui sera donné de voir, d'aimer et de louer Dieu, au jour si désiré de l'éternité.

Moraris, heu! nimis diu
Moraris, optatus dies:
Ut te fruamur, noxii
Linquenda moles corporis.
His cum soluta vinculis
Mens evolarit, o Deus,
Videre te, laudare te,
Amare te non desinet.

(Hymn. Dominic. ad Vesperas.)

Se lier pour un acte en particulier, pour quelques jours, passe encore, nous disent certaines personnes, mais pour des années entières, pour toute sa vie, quelle présomption et quelle imprudence de la part d'un être qui ne veut plus le soir, la plupart du temps, ce qu'il voulait le matin.

Si faire des vœux est un droit pour l'homme, droit fondé sur la nature comme sur la religion, ainsi que nous l'avons établi, pourquoi l'homme n'en userait-il pas de la manière qu'il l'entend? C'est-à-dire pourquoi

ne ferait-il pas des vœux pour plusieurs années, et même pour sa vie entière, aussi bien que pour un acte en particulier, ou pour quelques jours? Il y a droit, ou non. S'il y a droit, ce n'est point à vous qu'il appartient de le restreindre, à vous surtout qni ne cessez de proclamer la liberté de l'homme, et qui nous la vantez même outre mesure. Ce serait une singulière liberté que celle qui nous obligerait à l'exercer complétement sans qu'il nous fut permis d'en restreindre l'usage, si ce n'est pour un temps très-limité.

Si faire des vœux est un bien, si c'est pour la gloire de Dieu, le bonheur de la société, la sanctification de l'homme, ainsi que nous l'avons encore établi, pourquoi restreindre ce bien? Pourquoi ne pas lui laisser toute l'étendue que chacun veut et peut lui donner?

Mais, nous direz-vous, c'est précisément Jà la considération qui nous détermine dans notre opinion. Nous pensons que l'homme ne doit pas faire des voeux pour un temps considérable, et surtout pour toute sa vie, parce qu'il ne pourrait pas les garder.

Il ne pourrait pas les garder, dites-vous? Alors, changez donc la nature de l'homme, ses désirs les plus irrésistibles! détruisez done la société de fond en comble! Que faisons-nous, en effet, chaque jour, tous tant que nous sommes, que voulons-nous, que demande le bonheur de la société, sa gloire, son existence même, si ce ne sont des promesses en tout et pour tout, des promesses, non pas de courte durée, mais pour un temps considérable, pour la vie entière, bien sou. vent? Voyez le militaire ! quand il s'engage, ne fait-il pas une promesse pour plusieurs années? L'instituteur, le professeur, d'autres encore, ne prennent-ils pas un engagement analogue ? Quand l'homme et la femme s'engagent dans les liens du mariage, ne se font-ils pas réciproquement la promesse d'être toujours l'un à l'autre. C'est aussi, en quelque sorte, un vœu perpétuel qui est fait, non pas au Créateur mais à la créature, sous les yeux du Créateur.

Tout cela est bien différent, me direz

vous.

Sans doute, mais la grande différence me semble tout à l'appui de mon opinion.

Quand un jeune homme s engage, par exemple. Qu'est-ce qui le détermine, la plupart du temps? Un coup de tête, moins que cela, un coup de vin. Combien de temps estil à prendre sa détermination définitive? Quelques jours, ou même simplement quelques heures. Quand un homme et une femme se marient, qu'est-ce qui les détermine la plupart du temps à cet acte si important de la vie? Quelques pièces de monnaie, une étendue plus ou moins grande de poussière, une passion aveugle, le caprice d'un instant. Combien sont-ils à prendre leur détermination définitive? Quelques mois, ou même simplement quelques jours.

Pour les vœux, pour les vœux perpétuels surtout, et principalement encore pour les

tracée, voie sainte dans laquelle tant d'autres ont marché avant lui, et marchent encore en même temps que lui! Puisqu'il n'y marche lui-même qu'environné des secous de tout genre dontil peut avoir besoin. Aussi l'expérience de chaque jour prouve-t-elle qu'il n'a été ni présomptueux ni imprudent.

vœux qu'on fait en religion, c'est tout autre chose. Ce qui porte à ces vœux, c'est évidemment la chose la plus respectable qu'il y ait au monde, c'est l'amour de Dieu et du prochain, le désir de travailler plus sérieusement, plus efficacement, à la sanctification de son âme. La détermination à peu près arrêtée, que d'épreuves multipliées, longues, sérieuses, saintes, avant qu'elle devienne définitive!

Ce n'est pas toujours ainsi que les choses se passent, me direz-vous. Ce sont les parents, les prêtres surtout, qui inspirent les vœux et les font prononcer. De là de grands malheurs.

C'est là l'exception, l'abus de la chose, et non la chose. Or, vous n'ignorez pas que c'est en elle-même, et non par l'abus qu'en font les hommes, qu'il faut juger une chose, quelle qu'elle soit. Ne retrouve-t-on pas absolument le même abus dans les promesses dont nous venons de parler. Quand un jeune homine s'engage, par exemple, est-ce bien de lui-même qu'en vient le désir? N'estce pas plutôt d'un camarade qu'il veut imiter, d'un père qui n'est pas fâché de voir son fils embrasser la même carrière que lui, d'une famille dont il est le désespoir et dont il menace de devenir la honte ? Quand des jeunes gens se marient, d'où leur en vient le désir? ou plutôt, car le mal consiste ici à peser d'un trop grand poids sur la volonté, et non à donner de salutaires avis qui, en cette circonstance, pas plus que pour les vœux, ne peuvent être hors de propos, d'où vient la détermination définitive? N'est-ce pas souvent de parents aveugles qui ne songent qu'à contenter leurs intérêts ou leurs caprices, sans s'inquiéter de l'avenir de leurs enfants? De là aussi de très-grands malheurs, des malheurs plus nombreux et plus irréparables encore que pour les vœux prononcés sans volonté propre, ou du moins sans une volonté suffisamment déterminée.

Ajoutons encore que les promesses faites aux créatures le sont à des êtres imparfaits, changeants, incapables souvent de tenir la parole qu'ils nous ont donnée de leur côté, tandis que les promesses faites au Créateur, le sont à l'être parfait, immuable, dont l'inépuisable générosité nous donnera beaucoup plus que nous ne sommes en droit d'attendre; et, de tout cela concluons que, si vous regardez comme légitimes et bonnes les promesses dont nous avons parlé plus haut, quelle qu'en soit la durée, à plus forte raison devez-vous regarder comme légitimes et bonnes les promesses faites à Dieu, quelle qu'en soit aussi la durée.

Quelle présomption et quelle imprudence, avez-vous dit encore, de la part d'un être qui ne veut plus le soir, la plupart du temps, ce qu'il voulait le matin!

Il n'y a nulle présomption de sa part, puisqu'il attend tout, au contraire, de la puissance et de la bonté de Dieu. Il n'y a nulle imprudence non plus, puisqu'il a pris toutes les précautions imaginables, puisqu'il ne s'engage que dans la voie qui lui a été

Quant à ce que vous dites, que l'homme ne veut plus le soir, la plupart du temps, ce qu'il voulait le matin.

C'est une exagération, et même une grande exagération. Beaucoup le disent, je le sais, mais par figure: c'est une hyberbole, et non une manière rigoureuse de s'exprimer.

En tous cas, cela ne serait vrai que d'un petit nombre de personnes, et pour certaines choses de peu d'importance seulement.

Dites-moi donc, cette inconstance si grande, cette incroyable versatilité de l'homme, vous empêche-t-elle de reconnaître la légitimité et l'utilité de ses promesses à l'égard des autres hommes, quelles qu'en soient l'étendue et la durée, pourquoi donc cette inconstance et cette versatilité vous empêcherait-elle de reconnaître la légitimité et l'utilité de ses promesses à l'égard de Dieu.

L'homme est inconstant, et même très-inconstant! remarquez-vous.

Soit. Eh bien! c'est une raison de plus de fixer son inconstance. Or, il n'y a pas de moyen plus propre à cela que le vou. Pourquoi donc toutes les promesses que nous faisons à nos semblables, promesses de vive voix, par écrit, promesses authentiques, si ce n'est pour fixer notre inconstance, et les assurer de notre parole, sur laquelle ils ont besoin. de compter? Il en est de même des vœux pour Dieu. Le vœu perpétuel fait en face de 'Eglise, est bien la promesse la plus authentique qu'il puisse recevoir de nous. Le cœur de l'homme est une girouette, dites-vous. Et pourtant si ce cœur, créé à l'image de Dieu, comme la foi le dit si positivement, et comme la raison le reconnaît, si, malgré son inconstance, ce faible cœur sent en luj un besoin irrésistible de dévouement, si les intérêts de la société le réclament, si Dieu lui-même l'appelle, pourquoi done n'irait-il pas s'enchaîner au pied des autels, pour se dévouer à leur service et au service de l'humanité.

Il s'en repentira, dites-vous; et alors il sera malheureux et fera le malheur des autres.

Qui vous l'a dit? est-ce que tout ne vous assure pas du contraire? Interrogez ceux qui se trouvent dans cette position, vous entendrez leur réponse; et, si vous ne voulez pas en croire leurs paroles, interrogez leurs actions.

Ils seront malheureux, dites-vous, et ils feront le malheur des autres,

Pourquoi donc, dans les communautés où l'on ne fait point de vœux perpétuels, mais des vœux de quelques années seulement, ne voit-on presque aucun religieux sortir, ses vœux expirés, et tous ou presque tous les renouveler, au contraire, avec joie et empres

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