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rer à ces collectivités l'exercice de leur droit. Ces institutions apparaissaient plutôt comme le produit spontané de la coutume, qui, dans le cas des communautés juives, devaient agir avec une force irrésistible. La coutume seule, par un travail inconscient et lent, pouvait grouper les éléments juifs dans une organisation collective forte, en face d'un Etat hostile. Et cette organisation devait revêtir, par la force des choses, la forme de collectivité généralement connue alors la corporation. Le privilège de la vie corporative, qui venait ensuite de la concession expresse de l'Etat local, ne faisait que confirmer un état de choses déjà considéré comme tout à fait normal; et, une fois ces privilèges concédés, la communauté était libre de s'organiser à sa guise.

Cela a une énorme importance pour les Juifs. Dans l'Etat ils furent des étrangers; et comme tels, individuellement, ils ne jouissaient d'aucune protection spéciale. Nous remarquons une analogie frappante avec la condition des minorités chrétiennes en Turquie. D'abord, pas d'assimilation possible: loin de chercher à les amener à sa foi, comme il faisait pour les dissidents, le souverain, à peu près partout, leur reconnut, contre paiement d'une taxe spéciale, le droit à l'autonomie étendu aux matières religieuses, scolaires, judiciaires et charitables. Cette autonomie nous aurons l'occasion d'en parler d'une façon plus ample par la suite - prenait la forme d'une corporation. La communauté juive était une véritable personne du droit public, une minorité organisée. C'est dans la vie corporative que les Juifs trouvaient leur refuge, parce que seule, la communauté était prise en considération par

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l'Etat; le Juif pris individuellement, était juridiquement inexistant; donc, la question des minorités juives sous l'aspect individuel ne se posait pas.

Cette politique, générale jusqu'au xix° siècle, a conditionné tout le développement ultérieur du problème juif. Groupés forcément entre eux, ils ont été naturellement amenés à s'organiser et c'est grâce à cette vie corporative qu'ils ont pu conserver leur caractère ethnique, leur mentalité particulière, leurs mœurs, leurs traditions religieuses et culturelles. D'autre part, exclus de la vie rurale, forcés à se réfugier dans certains quartiers des villes, ils se sont spécialisés dans certaines branches de la production sociale et sont arrivés à en prendre le monopole de fait; « de là l'aspect économique du problème » (1).

A la fin de cette partie de notre étude, constatons que la question des minorités n'est pas résolue, tant que la notion des droits individuels, suffisamment dégagée par le Droit international, ne s'impose pas à l'Etat, pour lui dire qu'il y a un élément, l'homme et les droits imprescriptibles à sa religion, à sa langue, à son caractère ethnique ou à sa nationalité, qui doit limiter et régler l'action étatique.

(1) V. DUPARC, loc. cit., p. 24.

DEUXIÈME PARTIE

LES MINORITÉS, L'ÉTAT ET LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE, DU TRAITÉ DE WESTPHALIE JUSQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Cette époque, qui s'étend de la guerre de Trente Ans et de la paix de Westphalie, a engendré presque toutes les théories classiques du Droit international. Les trois notions qui font l'objet de notre étude vont subir une nouvelle évolution.

CHAPITRE Ior

Minorités religieuses dans l'Europe chrétienne

SI. La Réforme, suivie de la guerre de Trente Ans a abouti, nous le savons, à la proclamation de l'égalité des confessions dans le traité de Westphalie (1648). En confirmant les accords enregistrés par les traités précédents, relatifs aux réglements des différends religieux de la Réforme (l'accord de Passau en 1552, la paix religieuse d'Augsbourg en 1555, le traité de Vienne en 1606, et le traité de Lintz en 1647) il a mis un terme aux guerres de religion. Ce fut le premier acte international auxquel prirent part presque tous les Etats européens. A ce titre, et aussi à raison de son contenu, nous devons nous y arrêter.

Le principe que l'on appliqua dans cette paix solennelle de l'Europe fut la règle bien connue : cujus regio, ejus religio. Le catholicisme et les confessions réformées furent traités sur un pied d'égalité dans les relations entre Etats. A chaque souverain appartint le droit de fixer la foi de sea sujets. Mais aucune autre doctrine que le christianisme ne fut tolérée dans beaucoup de pays. Cela signifie que le traité de Westphalie, auquel on fait remonter parfois la consécration de la liberté de conscience, est loin de mériter cet honneur. Après 1648, comme avant, chaque souverain eut droit de soumettre ses sujets à une législation oppressive. Le principe de liberté religieuse est bien établi pour les princes, non pour les sujets. Le jus emigrationis tempérait seul cette intolérance. Les Etats pouvaient choisir chacun sa religion, mais les individus ne le pouvaient pas. Il fallait attendre encore deux siècles, avant qu'on leur reconnût ce droit.

La théorie juridique de cette époque n'était, du reste, pas plus avancée que la pratique. Les précurseurs de Grotius ne s'occupèrent pas de la liberté de conscience. Cependant ils comprirent qu'une guerre fondée uniquement sur la différence de religions n'était pas une guerre juste.

Le traité de Westphalie amène la conséquence suivante : les Etats s'étant reconnus respectivement souverains dans leur sphère d'action, malgré la différence des confessions qu'ils professaient, se croyaient par cela même autorisés à intervenir dans les affaires des autres nations quand celles-ci opprimaient leurs nationaux ou leurs coreligionnaires par suite de considérations religieuses. Nous voyons même les auteurs discuter longuement la légi

timité de l'intervention religieuse. L'Etat qui intervenait ainsi pour défendre ses coreligionnaires contre l'oppression ne s'inspirait pas des considérations tirées de la nécessité de garantir le libre exercice du droit individuel. L'Etat intervenant l'ignorait lui-même, dans sa propre législation. Holtzendorff (1) s'est donc trompé, en prétendant que c'est du principe de la liberté religieuse proclamé en Westphalie, devenu l'apanage de la Société entière que dérivèrent d'autres libertés, qu'on peut considérer comme les bases morales et intellectuelles du Droit des gens moderne.

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§ 2. Nous verrons que le droit de l'individu, dont les principes se trouvent inscrits tantôt dans la législation interne, tantôt dans les actes internationaux de cette époque est presque nul.

Inutile de rappeler qu'il y a eu à cette époque une portion de l'humanité qui en fait, et en droit, se trouvait dans une position lamentable. Nous faisons allusion à la traite des noirs et à l'esclavage, dont étaient victimes les habitants du continent noir. Nous trouvons les raisonnements tendant à justifier cet état de choses dans l'ancienne doctrine religieuse et nous y voyons des affirmations comme celle-ci : l'homme noir est né pour la servitude, la couleur de nuance foncée justifie tout. « Du reste, ce n'est un secret pour personne, que les rois très chrétiens. et très catholiques, les fils aînés de l'Eglise, comme les hérétiques se faisaient de gros revenus avec la traite des noirs >> (2).

(1) V. Introduction, p. 332.
(2) V. TCHERNOFF, op. cit., p. 68.

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