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CHAPITRE III

L'apparition des nationalités et des minorités nationales avant la Révolution française

Avant de passer à l'examen des notions de l'Etat et de la communauté internationale dans leurs rapports avec les minorités, nous allons attirer l'attention sur un fait qui va compliquer notre étude en y apportant un élément nouveau, qui va jouer un rôle des plus importants dans l'évolution de cette question du Droit des gens.

Nous faisons allusion au principe des nationalités qui commence déjà à apparaître dans les relations internationales, bien que timidement encore. Eclipsé pendant l'ancien régime par l'idée de l'Etat et aussi par l'idée de l'équilibre entre les Etats, l'idée puissante, née bien avant la Révolution française, va se réveiller avec une force étonnante au XIXe siècle.

SI.

L'antiquité n'a pas connu la Nation, au sens que nous lui donnons aujourd'hui. Mais elle a connu un groupe ethnique déterminé, infiniment pénétré par l'idée religieuse, l'idée qui la différenciait des autres, un groupe organisé, avec ses caractères propres, ses mœurs, ses traditions, sa langue, son esprit de culture spéciale

- une cité, une patrie. Il suffit d'élargir cette notion de cité sans en modifier le contenu et voici née la Patrie moderne (1).

La Patrie peut être Etat, à la condition d'ajouter à la notion de patrie le caractère d'une existence politique

(1) V. Henri HAUSER, Le Principe des Nationalités, Ses origines historiques, p. 14.

libre, mais ce n'est pas la nation. La terra patria, c'est la terre où l'on est né, c'est donc, remarquons-le, un fait naturel et non pas volontaire qui nous y attache. Pour arriver à l'idée abstraite de la nation, il faut débarrasser la notion de la patrie de ce caractère territorial, de ce lien de l'homme avec le sol et y ajouter un élément psychologique, une conscience collective. Or l'Antiquité et le Moyen-Age en étaient incapables. La culture nationale supérieure, indispensable à la formation des nationalités, manquait naturellement aux peuples anciens (1).

On voit par là que l'idée des nationalités ne peut pas être une idée très ancienne. Elle exige un état de civili sation assez avancé, une culture supérieure, indispensable pour la formation de la conscience individuelle, un effort de vaste abstraction, pour la création d'une conscience politique collective.

Pour qu'il y eût vraiment des nations, il fallut qu'au préalable fût rompue l'unité chrétienne, et que le sentiment d'unité morale d'un groupe existât en dehors des liens religieux. Nous croyons que Holtzendorff a raison en disant que la base historique du principe des nationalités ne peut se trouver que dans le déclin des idées de suprématie spirituelle et temporelle (2).

-

$ 2. Avant le schisme, il y a bien eu, sous l'unité religieuse apparente, des diversités réelles, mais c'étaient

(1) V. dans le même sens : HAUSER, ouvrage cité; Ramsay MUIR, Natio. nalisme et Internationalisme; FIORE, Droit international public, t. 2, pp. 5, 6 et 7; RENAN, Qu'est-ce qu'une Nation, dans Discours et Conférences, p. 280.

(2) V. HOLTZENDORFF, Le principe des nationalités et la littérature italienne du Droit des gens, dans la R. D. I, année 1870, p. 105.

des diversités féodales. Rien là qui ressemble à la fois à un groupement étendu et stable. Il y a eu bien des éléments susceptibles de former des nationalités éléments ethniques, linguistiques, culturels et ceux qui lient un groupe au sol; on s'y attacha fortement, on l'aima naturellement, instinctivement, d'une façon primitive, inconsciente. Ce sentiment spontané, irréfléchi du peuple envers la terre où il vit, où il est né, où il se perpétuera, contribuera à la formation de l'idée de patrie. Il suffit de rendre ce sentiment conscient, de le réveiller et voici née la nationalité de ce groupe. Une nation n'existe pas comme telle, tant qu'elle n'arrive à concevoir son existence collective. « Dans la psychologie collective comme dans la psychologie individuelle le moi ne prend cons cience de soi qu'en s'opposant au non-moi » (1). Ce qui a créé les nations c'est la lutte, le conflit entre les groupements organisés. On voit par là qu'à l'origine de la nation nous trouvons l'Etat. C'est une idée à laquelle nous sommes très attachés et suivant laquelle nous considérons l'organisation étatique, comme un des éléments le plus important à la formation des nationalités, à la formation de la conscience collective des groupes.

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Le sentiment de l'unité morale, base d'un agrégat de personnes formant un organisme c'est une idée sur laquelle nous insisterons davantage dans la suite peut dériver non seulement d'un fait naturel (race, langue, attachement au sol, identités d'origine, etc.) mais surtout d'un fait artificiel l'action de l'Etat, fait de l'Etat, qui non seulement crée la nationalité en réveillant les

(1) HAUSER, op. cit., p. 11.

affinités naturelles déjà existantes, en les rendant conscientes dans le cerveau du groupe mais encore et surtout nous le soulignons l'Etat nous apparaît comme un facteur créateur de l'unité morale dans la conscience des groupes qui n'ont rien de commun, au point de vue des affinités naturelles.

« Supposons, dit Fiore, que les populations différentes de race, de tradition, de langue, se trouvent réunies sur le même territoire, soumises au même gouvernement, que ce gouvernement devienne peu à peu l'expression de la raison et de l'ordre, qu'il sache employer la force uniquement pour défendre la justice, pour garantir les libertés, provoquer le développement de toutes les forces. sociales et individuelles et assurer le perfectionnement de l'humanité. Un tel gouverenement, qui procéderait correctement, selon les principes de l'ordre social et les intérêts des administrés et qui conserverait toutes les institutions propres à harmoniser et à coordonner les intérêts particuliers de tous avec les intérêts généraux de l'association, pourrait devenir le principe de l'unité morale des populations ainsi réunies, en leur donnant un but commun, une culture uniforme, un caractère distinctif propre » (1).

Cette idée de l'Etat créateur des nationalités, artificiellement, en dehors de tous liens naturels, anthropologiques, religieux, linguistiques est à la base de notre thèse et donne un argument sérieux en faveur de nos conclusions, en ce qui concerne les minorités.

Donc, nous l'avons vu, un Etat peut à l'aide de prin(1) FIORE, Nouveau droit international public, t.

cipes éminemment justes créer cette unité morale de tous les groupes soumis à son autorité, cette unité que nous appellerons la nationalité, tout en permettant à ces différents groupes de garder leur individualité spéciale ethnique, religieuse, linguistique et culturelle. C'est le véritable rôle de l'Etat. C'est dans ce sens que doit agir son action assimilatrice et créatrice de l'unité nationale. C'est grâce à cette action hautement civilisatrice que l'Etat assimile les différents groupes ethniques et les unit dans un principe commun. Le principe de l'unité de l'Etat vient se confondre ainsi avec celui de l'unité nationale. Cette unité ne signifie pas l'uniformité.

Pour nous la notion de nationalité contient un seul élément le vouloir-vivre collectif (1). Et nous ajoutons que le facteur essentiel, contribuant à la formation de ce sentiment, est l'Etat, l'organisation étatique bien conçue, soit qu'il rende conscientes des affinités naturelles déjà existantes chez un groupe, soit qu'il crée, par son action civilisatrice, artificiellement, en séparant la notion des nationalités de tout élément ethnique, religieux, culturel, linguistique ou en le débarrassant du lien avec le sol, cette unité morale.

Personne ne peut nier la puissance de l'intérêt dans la formation des nationalités. La mission essentielle de l'Etat est de créer cet intérêt. L'Etat dans lequel je vis bien est ma nation: Ibi bene, ubi patria (2).

(1) L'expression heureuse est de M. H. Hauser.

(2) « Patria est ubicumque est bene », vers de Pacuvius cité par CICERON dans Fusculaus (t. 37).

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