reconnaissance. Mais si voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sorte de vanité nous venait chatouiller, le remède infaillible sera de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections, de nos misères. Si nous considérons ce que nous avons fait, quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connaîtrons bien que ce que nous faisons, quand il est avec nous, n'est pas de notre façon ni de notre cru; nous en jouirons vraiment et nous en réjouirons, parce que nous l'avons; mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur. Aussi, la sainte Vierge confesse que Dieu lui a fait choses très-grandes; mais ce n'est que pour s'en humilier et magnifier Dieu: «Mon âme, dit-elle, magnifie le Seigneur, » parce qu'il m'a fait choses grandes. >> Nous disons maintes fois que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même et l'ordure du monde; mais nous serions bien marris qu'on nous prît au mot et que l'on nous publiât tels que nous disons. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin qu'on coure après nous et qu'on nous cherche; nous faisons contenance de vouloir être les derniers et assis au bas bout de la table, mais c'est afin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraie humilité ne fait pas semblant de l'être, et ne dit guère de paroles d'humilité; car elle ne désire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle souhaite de se cacher soi-même. Et s'il lui était loisible de mentir, de feindre ou de scandaliser le prochain, elle produirait des actions d'arrogance et de fierté, afin de se recéler sur celle-ci et y vivre du tout inconnue et à couvert. Voici donc mon avis, Philothée; ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons-les avec un vrai ressentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons extérieurement; n'abaissons jamais les yeux qu'en humiliant nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir être les derniers, que de bon cœur nous ne voulussions l'être. Or, je tiens cette règle si générale, que je n'y apporte nulle exception; seulement, j'ajoute que la civilité requiert que nous présentions quelquefois l'avantage à ceux qui, manifestement, ne le prendront pas, et ce n'est pourtant pas ni duplicité ni fausse humilité; car alors le seul offre de l'avantage est un commencement d'honneur, et puisqu'on ne peut le leur donner entier, on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J'en dis de même de quelques paroles d'honneur ou de respect, qui, à la rigueur, ne semblent pas véritables; car elles le sont néanmoins assez, pourvu que le cœur de celui qui les prononce ait une vraie intention d'honorer et respecter celui pour lequel il les dit; car encore que les mots signifient avec quelques excès ce que nous disons, nous ne faisons pas mal de les employer, quand l'usage commun le requiert. Il est vrai qu'encore voudrais-je que les paroles fussent ajustées à nos affections, au plus près qu'il nous serait possible, pour suivre en tout et partout la simplicité et candeur cordiales. L'homme vraiment humble aimerait mieux qu'un autre dît de lui qu'il est misérable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que non pas de le dire lui-même; au moins s'il sait qu'on le dit, il ne contredit point, mais acquiesce de bon cœur ; car croyant fermement cela, il est bien aise qu'on suive son opinion. Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale pour les parfaits, et qu'eux ne sont pas dignes de la faire; les autres protestent qu'ils n'osent pas souvent communier, parce qu'ils ne se sentent pas assez purs; les autres, qu'ils craignent de faire honte à la dévotion s'ils s'en mêlent, à cause de leur grande misère et fragilité; et les autres refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain, parce, disent-ils, qu'ils connaissent leur faiblesse, et qu'ils ont peur de s'enorgueillir s'ils sont instruments de quelque bien, et qu'en éclairant les autres ils se consument. Tout cela n'est qu'artifice, et une sorte d'humilité non-seulement fausse, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blamer les choses de Dieu, ou au moins couvrir d'un prétexte d'humilité l'amour de son opinion, de son humeur et de sa páresse. « Demande à Dieu un signe au ciel d'en haut, ou au pro« fond de la mer en bas,» dit le prophète au malheureux Achab, et il répondit : « Non, je ne le demanderai point et je ne tenterai point le Seigneur. » O le méchant ! il fait semblant de porter grande révérence à Dieu, et sous couleur d'humilité s'excuse d'aspirer à la grâce, de laquelle sa divine bonté lui fait semonce. Mais ne voit-il pas que quand Dieu nous veut gratifier, c'est orgueil de refuser que les dons de Dieu nous obligent à les recevoir, et que c'est humilité d'obéir et suivre au plus près que nous pouvons ses désirs. Or, le désir de Dieu est que nous soyons parfaits, nous unissant à lui et l'imitant au plus près que nous pouvons. Le superbe qui se fie en soi-même a bien occasion de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se reconnaît plus impuissant, et à mesure qu'il s'estime chétif, il devient plus hardi, parce qu'il a toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à magnifier sa toutepuissance en notre infirmité et élever sa miséricorde sur notre misère. Il faut donc humblement et saintement oser tout ce qui est jugé propre à notre avancement par ceux qui conduisent nos âmes. Penser savoir ce qu'on ne sait pas, c'est une sottise expresse; vouloir faire le savant de ce qu'on connaît bien que l'on ne sait pas, c'est une vanité insupportable. Pour moi, je ne voudrais pas même faire le savant de ce que je saurais, comme au contraire, je n'en voudrais non plus faire l'ignorant. Quand la charité le requiert, il faut communiquer rondement et doucement avec le prochain, nonseulement ce qui lui est nécessaire pour son instruction, mais aussi ce qui lui est utile pour sa consolation. Car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait néanmoins paraître quand la charité le commande pour les accroître, agrandir et perfectionner. En quoi elle ressemble à cet arbre des îles de Tylos, lequel, de nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates, et ne les ouvre qu'au soleil levant, de sorte que les habitants du pays disent que ces fleurs dorment de nuit; car ainsi l'humilité couvre et cache toutes nos vertus et perfections humaines et ne les fait jamais paraître que pour la charité, qui étant une vertu non plus humaine, mais céleste, non point morale, mais divine, est le vrai soleil des vertus, sur lesquelles elle doit toujours dominer. Aussi les humilités qui préjudicient à la charité, sont indubitablement fausses. 1 Je ne voudrais ni faire du fou ni faire du sage; car si l'humilité m'empêche de faire le sage, la simplicité et rondeur m'empêcheront aussi de faire le fou; et si la vanité est contraire à l'humilité, l'artifice, l'affèterie et feintise sont contraires à la rondeur et simplicité. Que si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous pour se rendre plus abjects devant le monde, il les faut admirer et non pas imiter; car ils ont eu des motifs pour passer à cet excès, qui leur ont été si particuliers et extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune conséquence pour soi. Quant à David, s'il dansa et sauta un peu plus que l'ordinaire bienséance ne requérait devant l'arche de l'alliance, ce n'était pas qu'il voulût faire le fou, mais tout simplement et sans artifice il faisait ces mouvements extérieurs, conformes à l'extraordinaire et démesurée allégresse qu'il sentait en son cœur. Il est vrai que quand Michol, sa femme, lui en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas marri de se voir avili: ainsi, persévérant en sa naïve et véritable représentation de sa joie, il témoigna de recevoir un peu d'opprobre pour son Dieu. Ensuite de quoi je vous dirai que, si pour les actions d'une vraie et naïve dévotion on vous estime vile, abjecte ou folle, l'humilité vous fera réjouir de ce bienheureux opprobre, duquel la cause n'est pas en vous, mais en ceux qui le font. CHAPITRE VI. Que l'humilité nous fait aimer notre propre abjection. Je passe plus avant et vous dis, Philothée, qu'en tout et par tout vous aimiez votre propre abjection. Mais, me direz-vous, que veut dire cela: Aimez votre propre abjection? En latin, abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection; ainsi, quand Notre-Dame, en son sacré cantique, dit que, parce que notre Seigneur a vu l'humilité de sa servante, toutes les générations la diront bienheureuse, elle veut dire que notre Seigneur a regardé de bon cœur son abjection, vileté et bassesse, pour la combler de grâces et faveurs. Il y a néanmoins différence entre la vertu d'humilité et l'abjection ; car l'abjection c'est la petitesse, bassesse et vileté qui est en nous, sans que nous y pensions; mais quant à la vertu d'humilité, c'est la véritable connaissance et volontaire reconnaissance de notre abjection. Or, le haut point de cette humilité gît à non-seulement reconnaître volontairement notre abjection, mais à l'aimer et s'y complaire, et non point par manquement de courage et générosité, mais pour exalter tant plus la divinc Majesté et estimer beaucoup plus le prochain en comparaison de nous-mêmes. Et c'est cela à quoi je vous exhorte. Pour mieux entendre, sachez qu'entre les maux que nous souffrons, les uns sont abjects et les autres honorables; plusieurs s'accommodent aux honorables, mais presque nul ne veut s'accommoder aux abjects. Voyez un dévot ermite, tout déchiré et plein de froid; chacun honore son habit gâté avec compassion de souffrance; mais si un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre demoiselle en est de même, on l'en méprise, on s'en moque; et voilà comme sa pauvreté est abjecte. Un religieux reçoit dévotement une âpre censure de son supérieur, ou un enfant de son père : chacun appellera cela mortification, obédience et sagesse; un chevalier |