tant qu'il faut préférer le fruit aux feuilles, c'est-à-dire, le bien intérieur et spirituel à tous les biens extérieurs. Il faut être jaloux, mais non pas idolâtre de notre renommée, et comme il ne faut offenser l'œil des bons, aussi ne faut-il pas vouloir contenter celui des malins. La barbe est un ornement au visage de l'homme, et les cheveux à celui de la femme si on arrache du tout le poil du menton et les cheveux de la tête, malaisément pourra-t-il jamais revenir; mais si on le coupe seulement, voire qu'on le rase, il recroîtra bientôt après et reviendra plus fort et touffu; ainsi, bien que la renommée soit coupée, ou même tout à fait rasée par la langue des médisants, qui est, dit David, comme un rasoir affilé, il ne se faut point inquiéter, car bientôt elle renaîtra, non-seulement aussi belle qu'elle était, mais encore plus solide. Que si toutefois nos vices, nos lâchetés, notre mauvaise vie nous ôtent la réputation, il sera malaisé qu'elle revienne, parce que la racine en est arrachée. Or, la racine de la renommée, c'est la bonté et la probité, laquelle, tandis qu'elle est en nous, peut toujours reproduire l'honneur qui lui est dû. Il faut quitter cette vaine conversation, cette inutile pratique, cette amitié frivole, cette hantise folâtre, si cela nuit à la renommée; car la renommée vaut mieux que toutes sortes de vains contentements. Mais si pour l'exercice de piété, pour l'avancement en la dévotion et acheminement au bien éternel, on murmure, on gronde, on calomnie, laissons aboyer les mâtins contre la lune. Car, s'ils peuvent exciter quelque mauvaise opinion contre notre réputation, et par amsi couper et raser les cheveux et la barbe de notre renommée, bientôt elle renaîtra, et le rasoir de la médisance servira à notre honneur, comme la serpe à la vigne, qu'elle fait abonder et multiplier en fruits. Ayons toujours les yeux sur Jésus-Christ crucifié; marchons en son service avec confiance et simplicité; mais sagement et discrètement ; il sera le protecteur de notre re nommée, et s'il permet qu'elle nous soit ôtée, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire profiter en la sainte humilité, de laquelle une seule once vaut mieux que mille livres d'honneurs. Si on nous blâme injustement, opposons paisiblement la vérité à la calomnie; si elle persévère, persévérons à nous humilier, remettant ainsi notre réputation avec notre âme dans les mains de Dieu : nous ne saurions la mieux assurer. Servons Dieu par la bonne et mauvaise renommée, à l'exemple de saint Paul, afin que nous puissions dire avec David: «O mon Dieu, c'est par » vous que j'ai supporté l'opprobre et que la confusion a » couvert mon visage. J'excepte néanmoins certains crimes, si atroces et infâmes que nul n'en doit souffrir la calomnie, quand il s'en peut justement décharger; et certaines personnes, de la bonne réputation desquelles dépend l'édification de plusieurs; car, en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la réparation du tort reçu, suivant l'avis des théologiens. CHAPITRE VIII. De la douceur envers le prochain, et remède contre l'ire. Le saint chrême, duquel, par tradition apostolique, on use en l'Église de Dieu, pour les confirmations et bénédictions, est composé d'huile d'olive mêlée avec baume, qui représente, entre autres choses, les deux chères et bienaimées vertus qui reluisaient en la sacrée personne de notre Seigneur; lesquelles il nous a singulièrement recommandées, comme si par celles-ci notre cœur devait être spécialement consacré à son service et appliqué à son imitation. Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de » cœur. » L'humilité nous perfectionne envers Dieu, et la douceur envers le prochain. Le baume qui, comme j'ai dit ci-dessus, prend toujours le dessous parmi toutes les liqueurs, représente l'humilité; l'huile d'olive, qui prend toujours le dessus, représente la douceur et débonnaireté, laquelle surmonte toutes choses et excelle entre les vertus, comme étant la fleur de la charité; laquelle, selon saint Bernard, est en sa perfection, quand non-seulement elle est patiente, mais quand outre cela elle est douce et débonnaire. Mais prenez garde, Philothée, que ce chrême mystique, composé de douceur et d'humilité, soit dans votre cœur ; car c'est un des grands artifices de l'ennemi de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et contenances extérieures de ces deux vertus, et n'examinant pas bien leurs affections intérieures, pensant être humbles et doux, ne le sont néanmoins nullement en effet; ce que l'on reconnaît par ce que, nonobstant leur cérémonieuse douceur et humilité, à la moindre parole qu'on leur dit de travers, à la moindre petite injure qu'ils reçoivent, ils s'élèvent avec une arrogance non-pareille. On dit que ceux qui ont pris le préservatif que l'on appelle communément la graisse de saint Paul, n'enflent point étant mordus et piqués de la vipère, pourvu que la graisse soit de la fine; de même, quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vraies, elles nous garantissent de l'enflure et ardeur que les injures ont accoutumé de provoquer en nos cœurs. Que si étant piqués et mordus par les médisants et ennemis, nous devenons fiers, enflés et dépités, c'est signe que nos humilités et douceurs ne sont pas véritables et franches, mais artificieuses et apparentes. Ce saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses frères d'Égypte en la maison de son père, leur donna ce seul avis : « Ne vous courroucez point en chemin. » Je vous en dis de même, Philothée; cette misérable vie n'est qu'un acheminement à la bienheureuse; ne nous courrouçons donc point en chemin les uns avec les autres; marchons avec la troupe de nos frères et compagnons, doucement, paisiblement et amiablement; mais je vous dis nettement et sans exception, ne vous courroucez point du tout, s'il est possible, et ne recevez aucun prétexte, quel qu'il soit, pour ouvrir la porte de votre cœur au courroux ; car saint Jacques dit tout court et sans réserve, que l'ire de l'homme n'opère point la justice de Dieu. Il faut voirement résister au mal et réprimer les vices de ceux que nous avons en charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement. Rien ne mâte tant l'éléphant courroucé que la vue d'un agnelet, et rien ne rompt si aisément la force des canonnades que la laine. On ne prise pas tant la correction qui sort de la passion, quoique accompagnée de raison, que celle qui n'a aucune autre origine que la raison seule; car l'âme raisonnable étant naturellement sujette à la raison, elle n'est sujette à la passion que par tyrannie; et partant, quand la raison est accompagnée de passion, elle se rend odieuse, sa juste domination étant avilie par la société de la tyrannie. Les princes honorent et consolent infiniment les peuples, quand ils les visitent avec un train de paix; mais quand ils conduisent des armées, quoique ce soit pour le bien public, leurs venues sont toujours désagréables et dommageables, parce qu'encore qu'ils fassent exactement observer la discipline militaire entre les soldats, ils ne peuvent jamais tant faire qu'il n'arrive toujours quelque désordre, par lequel le bon homme est foulé. Ainsi, tandis que la raison règne et exerce paisiblement les châtiments, corrections et répréhensions, quoique ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'ai me et l'approuve; mais quand elle conduit avec soi l'ire, la colère et le courroux, qui sont, dit saint Augustin, ses soldats, elle se rend plus effroyable qu'aimable; son propre cœur en demeure toujours foulé et maltraité. Il est mieux, dit le même saint Augustin écrivant à Profuturus, de refuser l'entrée de l'ire juste et équitable, que de la recevoir, pour petite qu'elle soit, parce qu'étant reçue, il est malaisé de la faire sortir; d'autant qu'elle entre comme un petit surgeon, et en moins de rien elle grossit et devient une poutre. Que si une fois elle peut gagner la nuit, et que le soleil couche sur notre ire, ce que l'apôtre défend, se convertissant en haine, il n'y a quasi plus moyen de s'en défaire; car elle se nourrit de mille fausses persuasions, puisque jamais nul homme courroucé ne pensa son courroux être injuste. Il est donc mieux d'entreprendre de savoir vivre sans colère, que de vouloir user modérément et sagement de la colère; et quand par imperfection et par faiblesse nous nous trouvons surpris de celle-ci, il est mieux de la repousser vitement, que de vouloir marchander avec elle; car, pour peu qu'on lui donne de loisir, elle se rend maîtresse de la place et fait comme le serpent qui tire aisément tout son corps où il peut mettre la tête. Mais comment la repousserai-je ? me direz-vous. Il faut, ma Philothée, qu'au premier ressentiment que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non point brusquement ni impétueusement mais doucement, et néanmoins sérieusement; car, comme on voit en les audiences de plusieurs sénats et parlements que les huissiers criant paix-là, font plus de bruit que ceux qu'ils veulent faire taire, aussi il arrive maintes fois, que voulant avec impétuosité réprimer notre colère, nous excitons plus de trouble en notre cœur qu'elle n'avait pas fait, et le cœur étant ainsi troublé ne peut plus être maître de soi-même. Après ce doux effort, pratiquez l'avis que saint Augustin, déjà vieux, donnait au jeune évêque Auxilius: « Fais, » dit-il, ce qu'un homme doit faire. Que s'il t'arrive ce que » l'homme de Dieu dit au psaume Mon œil est troublé » de grande colère, recours à Dieu, criant: Ayez miséricorde » de moi, Seigneur, afin qu'il étende sa dextre pour réprimer ton courroux.» Je veux dire qu'il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de colère, à l'imitation des apôtres tourmentés du vent et de l'orage parmi les eaux; car il commandera à nos passions |