autres par une sainte et sacrée amitié; c'est par le moyen de celle-ci qu'ils s'animent, s'aident et s'entre portent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prêter la main, mais ceux qui sont dans les chemins scabreux et glissants s'entre-tiennent l'un l'autre pour cheminer plus sûrement, ainsi, ceux qui sont en religion n'ont pas besoin des amitiés particulières; mais ceux qui sont au monde en ont nécessité, pour s'assurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas à même fin, tous n'ont pas le même esprit; il faut donc sans doute se tirer à part et faire des amitiés selon notre prétention; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division, sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des abeilles et des frelons: séparation nécessaire. Certes, on ne saurait nier que notre Seigneur n'aimât d'une plus douce et plus spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, Madeleine; car l'Écriture le témoigne. On sait que saint Pierre chérissait tendrement saint Marc et sainte Pétronille, comme saint Paul faisait saint Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire de Nazianze se vante cent fois de l'amitié non-pareille qu'il eût avec le grand saint Basile, et la décrit en cette sorte : « Il semblait qu'en l'un et l'autre de nous il n'y eût qu'une seule âme portant deux corps. Que s'il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, nous faut-il pourtant ajouter foi que nous étions tous deux en l'un de nous, et l'un en l'autre ; une seule prétention avions-nous tous deux, de cultiver la vertű et accommoder les desseins de notre vie aux espérances futures, sortant ainsi hors de la terre mortelle, avant que d'y mourir. » Saint Augustin témoigne que saint Ambroise aimait uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu'il voyait en elle, et qu'elle, réciproquement, le chérissait comme un ange de Dieu. Mais j'ai tort de vous amuser en chose si claire. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard et tous les plus grands serviteurs de Dieu, ont eu de très-particulières amitiés, sans intérêt de la perfection. Saint Paul, reprochant le détraquement des Gentils, les accuse d'avoir été gens sans affection, c'est-à-dire, qui n'avaient aucune amitié. Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié est une vertu. Or, il parle de l'amitié particulière, puisque, comme il dit, la parfaite amitié ne peut s'étendre à beaucoup de personnes. La perfection donc ne consiste pas à n'avoir point d'amitié, mais à n'en avoir point que de bonne, de sainte et sacrée. CHAPITRE XIX. De la différence des vraies et des vaines amitiés. Voici donc le grand avertissement, ma Philothée; le miel d'Héraclée, qui est si vénéneux, ressemble à l'autre qui est si salutaire; il y a un grand danger de prendre l'un pour l'autre ou de les prendre mêlés, car la bonté de l'un n'empêcherait pas la nuisance de l'autre. Il faut être sur ses gardes pour n'être point trompé en ses amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexes, sous quelque prétexte que ce soit, car bien souvent Satan donne le change à ceux qui aiment. On commence par l'amour vertueux; mais si on n'est fort sage, l'amour frivole se mêlera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel; oui, même il y a danger en l'amour spirituel, si on n'est bien sur ses gardes, quoiqu'en celui-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus reconnaissables les souillures que Satan y veut mêler; c'est pourquoi, quand il l'entreprend, il fait cela plus finement et essaie de glisser les impuretés presque insensiblement. Vous connaîtrez l'amitié mondaine d'avec la sainte et vertueuse, comme l'on connaît le miel d'Héraclée d'avec l'autre. Le miel d'Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l'aconit qui lui donne un surcroît de douceur; et l'amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellées, une cajollerie de petits mots passionnés et de louanges tirées de la beauté, de la grâce et des qualités sensuelles; mais l'amitié sacrée a un langage simple et franc et ne peut louer que la vertu et grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d'Héraclée, étant avalé, excite un tournoiement de tête; et la fausse amitié provoque un tournoiement d'esprit, qui fait chanceler la personne en la chasteté et dévotion, la portant à des regards affectés, mignards et immodérés ; à des caresses sensuelles, à des soupirs désordonnés, à de petites plaintes de n'être pas aimée, à de petites, mais recherchées, mais attrayantes contenances, galanteries, poursuite de baisers et autres privautés et faveurs inciviles, présages certains et indubitables d'une prochaine ruine de l'honnêteté; mais l'amitié sainte n'a des yeux que simples et pudiques, des caresses que pures et franches, des soupirs que pour le Ciel, des privautés que pour l'esprit, n'a pas de plaintes, sinon quand Dieu n'est pas aimé, marques infaillibles de l'honnêteté. Le miel d'Héraclée trouble la vue, et cette amitié mondaine trouble le jugement; en sorte que ceux qui en sont atteints pensent bien faire en malfaisant, et cuident que leurs excuses, prétextes et paroles soit de vraies raisons. Ils craignent la lumière et aiment les ténèbres; mais l'amitié sainte a les yeux clairvoyants, ne se cache point, et paraît volontiers devant les gens de bien. Enfin, le miel d'Héraclée donne une grande amertume en la bouche; ainsi, les fausses amitiés se convertissent et terminent en paroles et demandes charnelles et puantes, ou, en cas de refus, à des injures, calomnies, impostures, tristesses, confusions et ja lousies, qui aboutissent bien souvent en abrutissement et forcenerie. Mais la chaste amitié est toujours également honnête, civile et amiable, et jamais ne se convertit qu'en une plus parfaite et pure union d'esprits, image vive de l'amitié bienheureuse que l'on exerce au Ciel. Les jeunes gens qui font des contenances, grimaces et caresses, ou disent des paroles en lesquelles ils ne voudraient pas être surpris par leurs pères, mères, maris, femmes ou confesseurs, témoignent en cela qu'ils traitent d'autre chose que de l'honneur et de la conscience. NotreDame se trouble, voyant un ange en forme humaine, parce qu'elle était seule, et qu'il lui donnait des extrêmes quoique célestes louanges. O Sauveur du monde! la pureté craint un ange en forme humaine ; et pourquoi donc l'impureté ne craindra-t-elle un homme, encore qu'il fût en figure d'ange, quand il la loue des louanges sensuelles et humaines? CHAPITRE XX. Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés. Mais quels remèdes contre cette engeance et fourmillière de folles amours, folâtreries, impuretés? Aussitôt que vous en aurez les premiers ressentiments, tournez-vous court de l'autre côté, et avec une détestation absolue de cette vanité, courez à la croix du Sauveur et prenez sa couronne d'épines pour en environner votre cœur, afin que ces petits renardeaux n'en approchent. Gardez bien de venir à aucune sorte de composition avec cet ennemi; ne dites pas Je l'écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu'il me dira; je lui prêterai l'oreille, mais je lui refuserai le cœur. Oh! non, Philothée, pour Dieu, soyez rigoureuse en telles occasions; le cœur et l'oreille s'entretiennent l'un à l'autre, et comme il est impossible d'empêcher un torrent qui a pris sa descente par le penchant d'une montagne, il est aussi difficile d'empêcher que l'amour qui est tombé en l'oreille, ne fasse soudain sa chute dans le cœur. Les chèvres, selon Alcméon, respirent par les oreilles et non par les naseaux. Il est vrai qu'Aristote le nie; or, je ne sais ce qu'il en est; mais je sais pourtant que notre cœur haleine par l'oreille, et que comme il aspire et exhale ses pensées par la langue, il respire aussi par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensées des autres. Gardons donc soigneusement nos oreilles de l'air des folles paroles; car autrement soudain notre cœur en serait empesté. N'écoutez nulle sorte de proposition, sous quelque prétexte que ce soit; en ce seul cas il n'y a pas de danger d'être incivile et agreste. Ressouvenez-vous que vous avez voué votre cœur à Dieu, et que votre amour lui est sacrifié; ce serait donc un sacrilège de lui en ôter un seul brin; sacrifiez-le lui plutôt derechef par mille résolutions et protestations, et vous tenant entre celles-ci comme un cerf dans son fort, réclamez Dieu, il vous secourera, et son amour prendra le vôtre en sa protection afin qu'il vive uniquement pour lui. Que si vous êtes déjà prise dans les filets de ces folles amours, oh Dieu ! quelle difficulté de vous en retirer. Mettezvous devant sa divine Majesté, connaissez en sa présence la grandeur de votre misère, votre faiblesse et vanité; puis, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous sera possible, détestez ces amours commencées, abjurez la vaine préférence que vous en avez faite, renoncez à toutes les promesses reçues, et d'une grande et très-absolue volonté arrêtez en votre cœur et vous résolvez de ne jamais plus rentrer en ces jeux et entretiens d'amour. Si vous pouviez vous éloigner de l'objet, je l'approuverais infiniment, car, comme ceux qui ont été mordus des serpents ne peuvent pas aisément guérir en la présence de ceux qui ont été autrefois blessés de la même morsure, aussi la personne qui est piquée d'amour guérira difficile |