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ment de cette passion, tandis qu'elle sera proche de l'autre qui aura été atteinte de la même piqûre. Le changement de lieu sert extrêmement pour apaiser les ardeurs et inquiétudes, soit de la douleur, soit de l'amour. Le garçon duquel parle saint Ambroise, au livre second de la Pénitence, ayant fait un long voyage, revint entièrement délivré des folles amours qu'il avait exercées, et tellement changé, que la sotte amoureuse le rencontra, et lui disant: Ne me connais-tu pas? je suis bien moi-même. Oui-da, répondit-il, mais moi je ne suis pas moi-même. L'absence lui avait apporté cette heureuse mutation. Et saint Augustin témoigne que, pour alléger la douleur qu'il eut en la mort de son ami, il s'ôta de Tagaste, où celui-ci était mort, s'en alla à Carthage.

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Mais qui ne peut s'éloigner, que doit-il faire? Il faut absolument retrancher toute conversation particulière, tout entretien secret, toute douceur des yeux, tout sourire, et généralement toutes sortes de communications et amorces qui peuvent nourrir ce feu puant et fumeux. Ou, pour le plus, s'il est forcé de parler au complice, que ce soit pour déclarer par une hardie, courte et sévère protestation, le divorce éternel que l'on a juré. Je crie tout haut à quiconque est tombé dans ces piéges d'amourettes: Taillez, tranchez, rompez; il ne faut pas s'amuser à découdre ces folles amitiés; il les faut déchirer; il n'en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper; aussi bien les cordons et les liens n'en valent rien. Il ne faut point ménager pour un amour qui est si contraire à l'amour de Dieu.

Mais après que j'aurai ainsi rompu les chaînes de cet infâme esclavage, encore m'en restera-t-il quelque ressentiment, et les marques et traces des fers en demeureront encore imprimées en mes pieds, c'est-à-dire, en mes affections. Non feront, Philothée, si vous avez conçu autant de détestation de votre mal comme il mérite; car, si cela est, vous ne serez plus agitée d'aucun mouvement que de celui d'une extrême horreur de cet infâme amour et de tout ce

qui en dépend, et demeurerez quitte de toute autre affection envers l'objet abandonné, que de celle d'une très-pure charité pour Dieu. Mais si pour l'imperfection de votre repentir, il vous reste encore quelques mauvaises inclinations, procurez, pour votre âme, une solitude mentale, selon ce que je vous ai enseigné ci-devant, et retirez-vous-y le plus que vous pourrez, par mille réitérés élancements d'esprit; renoncez à toutes vos inclinations; reniez-les de toutes vos forces; lisez plus qu'à l'ordinaire de saints livres; confessez-vous plus souvent que de coutume et vous communiez; conférez humblement et naïvement de toutes les suggestions et tentations qui vous arriveront pour ce regard, avec votre directeur, si vous pouvez, ou au moins avec quelque âme fidèle et prudente. Et ne doutez point que Dieu ne vous affranchisse de toutes passions, pourvu que vous continuiez fidèlement en ces exercices.

Ah! me direz-vous, mais ne sera-ce point une ingratitude de rompre si impétueusement une amitié? Oh ! que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend agréables à Dieu. Non, de par Dieu, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand bénéfice que vous ferez à l'amant; car en rompant vos liens, vous romprez les siens, puisqu'ils vous étaient communs, et bien que pour l'heure il ne s'aperçoive pas de son bonheur, il le reconnaîtra bientôt après et avec vous chantera pour action de grâces : « O Seigneur, vous » avez rompu mes liens, je sacrifierai l'hostie de louange et invoquerai votre saint nom.

CHAPITRE XXI.

Quelques autres avis sur le sujet des amitiés.

J'ai encore un avertissement d'importance sur ce sujet. L'amitié requiert une grande communication entre les amants, autrement elle ne peut ni naître ni subsister. C'est pourquoi,

il

arrive souvent qu'avec la communication de l'amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de cœur en cœur, par une mutuelle infusion et réciproque écoulement d'affections, d'inclinations et d'impressions. Mais surtout, cela arrivé quand nous estimons grandement celui que nous aimons; car alors nous ouvrons tellement le cœur à son amitié, qu'avec celle-ci ses inclinations et impressions entrent aisément tout entières, soit qu'elles soient bonnes ou qu'elles soient mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d'Héraclée, ne cherchent que le miel, mais avec le miel elles suçent insensiblement les qualités vénéneuses de l'aconit, sur lequel elles font leur cueillette. Or donc, Philothée, il faut bien pratiquer en ce sujet la parole que le Sauveur de nos âmes voulait dire, ainsi que les anciens nous ont appris. Soyez bons changeurs et monnayeurs; c'est-à-dire, ne recevez pas la fausse monnaie avec la bonne, ni le bas or avec le fin or; séparez le précieux d'avec le chétif; oui, car il n'y a presque celui qui n'ait quelque imperfection. Et quelle raison y a-t-il de recevoir pêle-mêle les tares et les imperfections de l'ami avec son amitié? Il le faut, certes, aimer nonobstant son imperfection; mais il ne faut ni aimer, ni recevoir son imperfection; car l'amitié requiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier du Tage en séparent l'or qu'ils y trouvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage, de même, ceux qui ont la communication de quelque bonne amitié, doivent en séparer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer en leur âme. Certes, saint Grégoire de Nazianze témoigne que plusieurs, aimant et admirant saint Basile, s'étaient laissé porter à l'imiter, même en ses imperfections extérieures, en son parler lentement et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe et en sa démarche. Et nous voyons des maris, des femmes, des enfants, des amis, qui ayant en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs maris et leurs femmes,

car

acquièrent, ou par condescendance ou par imitation, mille mauvaises petites humeurs au commerce de l'amitié qu'ils ont ensemble. Or, cela ne se doit aucunement faire, chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se surcharger de celles des autres; et non-seulement l'amitié ne requiert pas cela, mais au contraire, elle nous oblige à nous entr'aider, pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut sans doute supporter doucement l'ami en ses imperfections, mais non pas le porter en celles-ci et beaucoup moins les transporter en nous,

Mais je ne parle que des imperfections; car, quant aux péchés, il ne peut ni les porter, ni les supporter en l'ami. C'est une amitié ou faible ou méchante de voir périr l'ami et ne le point secourir; de le voir mourir d'une apostème et n'oser lui donner le coup de rasoir de correction pour le sauver. La vraie et vivante amitié ne peut durer entre les péchés. On dit que la salamandre éteint le feu dans lequel elle se couche, et le péché ruine l'amitié en laquelle il se loge. Si c'est un péché passager, l'amitié lui donne soudain la fuite par la correction; mais s'il séjourne et s'arrête, tout aussitôt l'amitié périt; car elle ne peut subsister que sur la vraie vertu. Combien moins donc doit-on pécher pour l'amitié? L'ami est ennemi, quand il nous veut conduire au péché, et mérite de perdre l'amitié, quand il veut perdre et damner l'ami. Mais c'est l'une des plus assurées marques d'une fausse amitié, que de la voir pratiquer envers une personne vicieuse, de quelque sorte de péché que ce soit. Si celui que nous aimons est vicieux, sans doute notre amitié est vicieuse : car puisqu'elle ne peut regarder la vraie vertu, il est force qu'elle considère quelque vertu folâtre et quelque qualité sensuelle.

La société, faite pour le profit temporel entre les marchands, n'a que l'image de la vraie amitié; car elle se fait, non pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain. Enfin, ces deux divines paroles sont deux grandes co

lonnes pour bien assurer la vie chrétienne, l'une est du sage: « Qui craint Dieu aura pareillement une bonne amitié.» L'autre est de saint Jacques : « L'amitié de ce monde est >> ennemie de Dieu. »

CHAPITRE XXII.

Des exercices de la mortification extérieure.

Ceux qui traitent des choses rustiques et champêtres assurent que, si on écrit quelque mot sur une aman de bien entière et qu'on la remette dans son noyau, la pliant et serrant bien proprement, et la plantant ainsi, tout le fruit de l'arbre qui en viendra se trouvera écrit et gravé du même mot. Pour moi, Philothée, je n'ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui, pour réformer l'homme, commencent par l'extérieur, par les contenances, par les habits et par les cheveux.

Il me semble, au contraire, qu'il faut commencer par l'intérieur : « Convertissez-vous à moi, dit Dieu, de tout votre » cœur ; mon enfant donne-moi ton cœur. » Car aussi le cœur étant la source des actions, elles sont telles qu'il est. L'Époux divin invitant l'âme : « Mets-moi, dit-il, comme » un sachet sur ton cœur, comme un sachet sur ton bras.»> Oui, vraiment; car quiconque a Jésus-Christ en son cœur, il l'a bientôt après en toutes ses actions extérieures. C'est pourquoi, chère Philothée, j'ai voulu, avant toutes choses, graver et inscrire sur votre cœur ce mot saint et sacré : VIVE Jésus! assuré que je suis, qu'après cela votre vie, laquelle vient de votre cœur, comme un amandier de son noyau, produira toutes ses actions, qui sont ses fruits, écrites et gravées du même mot de salut. Et que comme ce doux Jésus vivra dans votre cœur, il vivra aussi en tous vos déportements, et paraîtra en vos yeux, en votre bouche, en vos mains, voire même en vos cheveux, et pourrez sainte

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