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jugements, l'audace et l'appétit de continuer s'accroît tellement en eux, que l'on a peine de les en détourner. Les autres jugent par passion et pensent toujours bien de ce qu'ils aiment, et toujours mal de ce qu'ils haïssent, sinon en un cas admirable, et néanmoins véritable, auquel l'excès de l'amour provoque à faire mauvais jugement de ce qu'on aime; effet monstrueux, mais aussi provenant d'un amour impur, imparfait, troublé et malade, qui est la jalousie; laquelle, comme chacun sait, sur un simple regard, sur le moindre sourire du monde, condamne les personnes de perfidie et d'adultère. Enfin, la crainte, l'ambition et telles autres faiblesses d'esprit contribuent souvent beaucoup à la production du soupçon et jugement téméraire.

Mais quels remèdes : ceux qui boivent le suc de l'herbe ophiusa d'Éthiopie, pensent partout voir des serpents et choses effroyables; ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne voient rien qu'ils ne trouvent mauvais et blåmable. Ceux-là, pour être guéris, doivent prendre du vin de palme; et j'en dis de même pour ceux-ci. Buvez le plus que vous pourrez le vin sacré de la charité; elle vous affranchira de ces mauvaises humeurs qui vous font faire ces jugemeuts tortus. La charité craint de rencontrer le mal; tant s'en faut qu'elle l'aille chercher, et quand elle le rencontre, elle en détourne sa face et le dissimule; mais elle ferme ses yeux avant que de le voir, au premier bruit qu'elle en aperçoit, et puis croit, par une sainte simplicité, que ce n'était pas le mal, mais seulement l'ombre ou quelque fantôme de mal. Que si par force elle reconnaît que c'est lui-même, elle s'en détourne incontinent et tâche d'en oublier la figure. La charité est le grand remède à tous maux, mais spécialement pour celui-ci. Toutes choses paraissent jaunes aux yeux des ictériques et qui ont la grande jaunisse; l'on dit que pour guérir de ce mal il leur faut faire porter de l'éclaire sous la plante de leurs pieds. Certes, ce péché de jugement téméraire est une jau

nisse spirituelle, qui fait paraître toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont atteints: mais qui en veut guérir, il faut qu'il mette les remèdes, non aux yeux, non à l'entendement, mais aux affections, qui sont les pieds de l'âme. Si vos affections sont douces, votre jugement sera doux; si elles sont charitables, votre jugement le sera de même. Je vous présente trois exemples admirables. Isaac avait dit que Rebecca était sa sœur; Abimélech vit qu'il se jouait avec elle, c'est-à-dire, qu'il la caressait tendrement, et il jugea soudain que c'était sa femme; un œil malin eût plutôt jugé qu'elle était sa garce, ou que si elle était sa sœur, qu'il eût été un inceste; mais Abimélech suit la plus charitable opinion qu'il pouvait prendre d'un tel fait. Il faut toujours faire de même, Philothée, jugeant en faveur du prochain autant qu'il nous sera possible. Que si une action pouvait avoir cent visages, il la faut regarder en celui qui est le plus beau. Notre-Dame était grosse; saint Joseph le voyait clairement; mais parce que d'autre côté il la voyait toute sainte, toute pure, toute angélique, il ne put jamais croire qu'elle eût pris sa grossesse contre son devoir; et il se résolvait, en la laissant, d'en laisser le jugement à Dieu; quoique l'argument fut violent pour lui faire concevoir mauvaise opinion de cette vierge, si ne voulut-il jamais l'en juger. Mais pourquoi ? parce, dit l'esprit de Dieu, qu'il était juste. L'homme juste quand il ne peut plus excuser ni le fait ni l'intention de celui que d'ailleurs il connaît homme de bien, encore n'en veut-il pas juger; il ôte cela de son esprit et en laisse le jugement à Dieu. Mais le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser du tout le péché de ceux qui le crucifiaient, au moins en amoindrit-il la malice, alléguant leur ignorance. Quand nous ne pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion, l'attribuant à la cause la plus supportable qu'il puisse avoir, comme à l'ignorance ou à l'infirmité.

Mais ne peut-on donc jamais juger le prochain? non, certes, jamais. C'est Dieu, Philothée, qui juge les criminels en justice. Il est vrai qu'il se sert de la voix des magistrats pour se rendre intelligible à nos oreilles; ils sont ses truchements et interprètes et ne doivent rien prononcer que ce qu'ils ont appris de lui, comme étant ses oracles. Que s'ils font autrement, suivant leurs propres passions, alors c'est vraiment eux qui jugent et qui, par conséquent, seront jugés; car il est défendu aux hommes, en qualité d'hommes, de juger les autres.

De voir ou connaître une chose, ce n'est pas en juger, car le jugement, au moins selon la phrase de l'Écriture, présuppose quelque petite ou grande, vraie ou apparente difficulté qu'il faille vider. C'est pourquoi elle dit que ceux qui ne croient point sont déjà jugés, parce qu'il n'y a point de doute en leur damnation. Ce n'est donc pas mal fait de douter du prochain? Non, car il n'est pas défendu de douter, mais de juger; mais il n'est pourtant pas permis ni de douter ni de soupçonner, sinon avec rigueur, tout autant que les raisons et arguments nous contraignent de douter; autrement les doutes et soupçons sont téméraires. Si quelque œil malin eût vu Jacob quand il baisa Rachel auprès du puits, ou qu'il eût vu Rebecca accepter des bracelets et pendants d'oreilles d'Éliézer, homme inconnu en ce pays-là, il eût sans doute mal pensé de ces deux exemplaires de chasteté, mais sans raison et fondement; car, quand une action est de soi-même indifférente, c'est un soupçon téméraire d'en tirer une mauvaise conséquence, sinon que plusieurs circonstances donnent force à l'argument. C'est aussi un jugement téméraire de tirer conséquence d'un acte pour blâmer la personne; mais ceci je le dirai tantôt plus clairement.

Enfin, ceux qui ont bien soin de leurs consciences, ne sont guère sujets au jugement téméraire. Car, comme les abeilles, voyant les brouillards ou temps nébuleux, se reti

rent en leurs ruches à ménager le miel, ainsi les cogitations des bonnes âmes ne sortent pas sur des objets embrouillés, ni parmi les actions nébuleuses du prochain, mais, pour en éviter la rencontre, se ramassent dans leur cœur pour y ménager les bonnes résolutions de leur amendement propre.

C'est le fait d'une âme inutile de s'amuser à l'examen de la vie d'autrui ; j'excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu'en la république ; car une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres. Qu'ils fassent donc leur devoir avec amour; passé cela, qu'ils se tiennent en eux-mêmes pour ce regard.

CHAPITRE XXVIII.

De la médisance.

Le jugement téméraire produit l'inquiétude, le mépris du prochain, l'orgueil et complaisance de soi-même, et cent autres effets très-pernicieux, entre lesquels la médisance tient des premiers rangs, comme la vraie peste des conversations. Oh! que n'ai-je un des charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes, afin que leur iniquité fût ôtée, et leur péché nettoyé, à l'imitation du séraphin qui purifia la bouche d'Isaïe! Qui ôterait la médisance du monde, en ôterait une grande partie des péchés et de l'iniquité.

Quiconque ôte injustement la bonne renommée à son prochain, outre le péché qu'il commet, il est obligé à faire la réparation, quoique diversement, selon la diversité des médisances; car nul ne peut entrer au ciel avec le bien d'autrui, et entre tous les biens extérieurs la renommée est le meilleur. La médisance est une espèce de meurtre ; car nous avons trois vies, la spirituelle qui gît en la grâce

de Dieu, la corporelle, qui gît en l'âme, et la civile, qui consiste en la renommée. Le péché nous ôte la première, la mort nous ôte la seconde, et la médisance nons ôte la troisième. Mais le médisant, par un seul coup de sa langue, fait ordinairement trois meurtres, il tue son âme et celle de celui qui l'écoute d'un homicide spirituel, et ôte la vie civile à celui duquel il médit. Car, comme disait saint Bernard, celui qui médit et celui qui écoute le médisant, tous deux ont le diable sur eux; mais l'un l'a en la langue et l'autre en l'oreille. David, parlant des médisants : « Ils ont » affilé leurs langues, dit-il, comme un serpent.» Or, le serpent a la langue fourchue et a deux pointes, comme dit Aristote; et telle est celle du médisant, qui, d'un seul coup, pique et empoisonne l'oreille de l'écoutant, et la réputation de celui de qui elle parle.

Je vous conjure donc, très-chère Philothée, de ne jamais médire de personne, ni directement, ni indirectement; gardez-vous d'imposer de faux crimes et péchés au prochain, ni de découvrir ceux qui sont secrets, ni d'agrandir ceux qui sont manifestes, ni d'interpréter en mal la bonne œuvre, ni de nier le bien que vous savez être en quelqu'un, ni de le dissimuler malicieusement, ni de le diminuer par paroles; car, en toutes ces façons vous offensericz grandement Dieu, mais surtout accusant faussement et niant la vérité au préjudice du prochain; car c'est double péché de mentir et nuire tout ensemble au prochain.

Ceux qui, pour médire, font des préfaces d'honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre eux, sont les plus fins et vénéneux médisants de tous. Je proteste, disent-ils, que je l'aime, et qu'au reste c'est un galant homme ; mais, cependant, il faut dire la vérité, il eut tort de faire une telle perfidie. C'est une fort vertueusė fille; mais elle fut surprise; et semblables petits agencements. Ne voyez-vous pas l'artifice? Celui qui veut tirer à l'arc tire tant qu'il peut la flèche à soi, mais ce n'est que pour la

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