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darder plus puissamment. Il semble que ceux-ci retirent. leur médisance à eux, mais ce n'est que pour la décocher plus fermement, afin qu'elle pénètre plus avant dans les cœurs des écoutants. La médisance, dite par forme de gausserie, est encore plus cruelle que toutes, car, comme la ciguë n'est pas de soi un venin fort pressant, mais assez lent, et auquel on peut aisément remédier, mais étant pris avec le vin, il est irremédiable, ainsi, la médisance, qui de soi passerait légèrement dans une oreille et sortirait par l'autre, comme l'on dit, s'arrête fermement en la cervelle des écoutants, quand elle est présentée dans quelque mot subtil et joyeux : « Ils ont, dit David, le venin de l'aspic » sous leurs lèvres.» L'aspic fait sa piqûre presque imperceptible, et son venin d'abord rend une démangeaison délectable, au moyen de quoi le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, contre lequel, par après, il n'y a plus de remède.

Ne dites pas: Un tel est un ivrogne, encore que vous l'ayez vu ivre; ni il est adultère, pour l'avoir vu en ce péché; ni il est inceste, pour l'avoir trouvé en ce malheur; car comme un seul acte ne donne pas le nom à la chose, le soleil s'arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur; nul ne dira pourtant qu'il soit ou immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois, et Loth une autre fois, et celui-ci de plus commit un grand inceste; ils ne furent pourtant ivrognes ni l'un ni l'autre, ni le dernier ne fut pas inceste, ni saint Pierre sanguinaire, pour avoir une fois répandu du sang, ni blasphémateur pour avoir une fois blasphémé. Pour prendre le nom d'un vice ou d'une vertu, il faut y avoir fait quelque progrès et habitude. C'est donc une imposture de dire qu'un homme est colère, ou larron, pour l'avoir vu courroucé ou dérober une fois.

Encore qu'un homme ait été vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux. Simon

le Lépreux appelait Madeleine pécheresse, parce qu'elle l'avait été naguère ; il mentait néanmoins, car elle ne l'était plus, mais une très-sainte pénitente. Aussi notre Seigneur prend en protection sa cause. Ce fou Pharisien tenait le publicain pour grand pécheur, ou peut-être même pour injuste, adultère, ravisseur; mais il se trompait grandement, car tout à l'heure même il était justifié. Hélas ! puisque la bonté de Dieu est si grande, qu'un seul moment suffit pour impétrer et recevoir sa grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui était hier pécheur, le soit aujourd'hui ? Le jour précédent ne doit pas juger le jour présent, ni le jour présent ne doit pas juger le jour précédent; il n'y a que le dernier qui les juge tous. Nous ne pouvons donc jamais dire qu'un homme soit méchant, sans danger de mentir; ce que nous pouvons dire en cas qu'il faille parler, c'est qu'il fit un tel acte mauvais, il a mal vécu en tel temps, il fait mal maintenant; mais on ne peut tirer nulle conséquence d'hier à aujourd'hui, ni d'aujourd'hui au jour d'hier, et moins encore au jour de demain.

Encore qu'il faille être extrêmement délicat à ne point. médire du prochain, il faut bien se garder d'une extrémité en laquelle quelques-uns tombent, pour éviter la médisan

louant et disant bien du vice. S'il se trouve une personne vraiment médisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche; une personne manifestement vaine, ne dites pas qu'elle est généreuse et propre; et les privautés dangereuses, ne les appelez pas simplicités ou naïvetés; ne fardez pas l'outrecuidance du nom de zèle, ni l'arrogance du non de franchise, ni la lasciveté du nom d'amitié. Non, chère Philothée, il ne faut pas, pensant fuir le vice de la médisance, favoriser, flatter ou nourrir les autres; mais il faut dire rondement et franchement mal du mal, et blâmer les choses blâmables; ce que faisant nous glorifions Dieu, moyennant que ce soit avec les conditions suivantes.

Pour louablement blâmer les vices d'autrui, il faut que

l'utilité, ou de celui duquel on parle, ou de ceux à qui l'on parle, le requière. On récite devant des filles les privantés indiscrètes de tels et de telles, qui sont manifestement périlleuses; la dissolution d'un tel ou d'une telle, en paroles ou en contenances, qui sont manifestement lubriques; si je ne blâme librement ce mal et que je veuille l'excuser, ces tendres âmes qui écoutent prendront occasion de se relâcher à quelque chose pareille. Leur utilité donc requiert que tout franchement je blâme ces choses-là sur-le-champ, à moins que je puisse réserver à faire ce bon office plus à propos et avec moins d'intérêt de ceux de qui on parle, en une autre occasion.

Outre cela, encore faut-il qu'il m'appartienne de parler sur ce sujet, comme quand je suis des premiers de la compagnie, et que, si je ne parle, il semblera que j'approuve le vice. Que si je suis des moindres, je ne dois pas entreprendre de faire la censure; mais surtout il faut que je sois exactement juste en mes paroles, pour ne dire pas un seul mot de trop. Par exemple, si je blâme la privauté de ce jeune homme et de cette fille, parce qu'elle est trop indiscrète et périlleuse, ô Dieu, Philothée, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne point agrandir la chose, pas d'un seul brin; s'il n'y a qu'une faible apparence, je ne dirai rien que cela; s'il n'y a qu'une simple imprudence, je ne dirai rien davantage; s'il n'y a ni imprudence ni vraie apparence de mal, mais seulement que quelque esprit malicieux en puisse tirer prétexte de médisance, ou je n'en dirai rien du tout, ou je dirai cela même. Ma langue, tandis que je juge le prochain, est en ma bouche comme un rasoir en la main du chirurgien qui veut trancher entre les nerfs et les tendons. Il faut que le coup que je donnerai soit si juste, que je ne dise ni plus ni moins que ce qui en est. Et enfin, il faut surtout observer en blâmant le vice, d'épargner le plus que vous pourrez la personne en laquelle il est. Il est vrai que des pécheurs infâmes, publics et manifes

tes, on en peut parler librement, pourvu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non point avec arrogance et présomption, ni pour se faire au mal d'autrui ; car, pour ce dernier, c'est le fait d'un cœur vil et abject. J'excepte, entre tous, les ennemis déclarés de Dieu et de son Église; car ceux-là il les faut décrier tant qu'on peut, comme sont les sectes des hérétiques et schismatiques, et les chefs de celles-ci. C'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, voire ou qu'il soit.

Chacun se donne liberté de juger et censurer des princes, et de médire des nations tout entières, selon la diversité des affections que l'on a en leur endroit. Philothée, ne faites pas cette faute, car, outre l'offense de Dieu, elle vous pourrait susciter mille sortes de querelles.

Quand vous oyez mal dire, rendez douteuse l'accusation, si vous pouvez le faire justement; si vous ne pouvez pas, excusez l'intention de l'accusé; que si cela ne se peut, témoignez de la compassion sur lui, écartez ce propos-là, vous ressouvenant et faisant ressouvenir la compagnie, que ceux qui ne tombent pas en faute en doivent toute la grâce à Dieu. Rappelez à soi le médisant par quelque douce manière; dites quelques autres biens de la personne offensée, si vous les savez.

CHAPITRE XXIX.

Quelques autres avis touchant le parler.

Que notre langage soit doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle. Gardez-vous des duplicités, artifices et feintises, bien qu'il ne soit pas bon de dire toujours toutes sortes de vérités, si n'est-il jamais permis de contrevenir à la vérité. Accoutumez-vous à ne jamais mentir à votre escient, ni par excuse, ni autrement, vous ressouvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Si vous en dites par mégarde et que vous

puissiez le corriger sur-le-champ, par quelque explication ou réparation, corrigez-le; une excuse véritable a bien plus de grâce et de force pour excuser que le mensonge.

Bien que quelquefois on puisse discrètement et prudemment déguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de parole, si ne faut-il pas pratiquer cela, sinon en chose d'importance, quand la gloire et service de Dieu le requièrent manifestement; hors de là, les artifices sont dangereux;

car,

comme dit la sacrée parole, le Saint-Esprit n'habite point en un esprit feint et double. Il n'y a nulle si bonne et si désirable finesse que la simplicité.

Les prudences mondaines et artifices charnels appartiennent aux enfants de ce siècle; mais les enfants de Dieu cheminent sans détour et ont le cœur sans replis. Qui chemine simplement, dit le sage, chemine confidemment ; le mensonge, la duplicité, la simulation, témoignent toujours un esprit faible et vil.

Saint Augustin avait dit au quatrième livre de ses Confessions, que son âme et celle de son ami n'étaient qu'une seule âme, et que cette vie lui était en horreur après le trépas de son ami, parce qu'il ne voulait pas vivre à moitié; et que aussi, pour cela même, il craignait à l'aventure de mourir, afin que son ami ne mourût du tout. Ces paroles lui semblèrent par après trop artificieuses et affectées, si bien qu'il les révoque au livre de ses rétractations, et les appelle une ineptie. Voyez-vous, chère Philothée, combien cette sainte parobelle âme est douillette au sentiment de l'affèterie des les. Certes, c'est un grand ornement de la vie chrétienne que la fidélité, rondeur et sincérité du langage. « J'ai dit: » Je prendrai garde à mes voies pour ne point pécher en » ma langue. Hé, Seigneur! mettez des gardes à ma bou» che, et une porte qui ferme mes lèvres, » disait David.

C'est un avis du roi saint Louis, de ne point dédire personne, sinon qu'il y eût péché ou grand dommage à consentir. C'est afin d'éviter toutes contestes et disputes. Or,

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