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quand il importe de contredire quelqu'un, et d'opposer son opinion à celle d'un autre, il faut user de grande douceur et dextérité, sans vouloir violenter l'esprit d'autrui ; car, aussi bien ne gagne-t-on rien, prenant les choses âprement.

Le parler peu, tant recommandé par les anciens sages, ne s'entend pas qu'il faille dire peu de paroles, mais de n'en pas dire beaucoup d'inutiles; car, en matière de parler, on ne regarde pas la quantité, mais la qualité, et me semble qu'il faut fuir les deux extrémités; car, de faire trop l'entendu et le sévère, refusant de contribuer aux devis familiers qui se font dans les conversations, il semble qu'il y ait, ou manquement de confiance, ou quelque sorte de dédain; de babiller aussi et cajoler toujours, sans donner ni loisir, ni commodité aux autres de parler à souhait cela tient de l'éventé et du léger.

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Saint Louis ne trouvait pas bon, qu'étant en compagnie l'on parlât en secret et en conseil, et particulièrement à table, afin que l'on ne donnât soupçon que l'on parlât des autres en mal. « Celui, disait-il, qui est à table en bonne >> compagnie, qui a à dire quelque chose joyeuse et plai» sante, la doit dire que tout le monde l'entende; si c'est » chose d'importance, on la doit taire sans en parler. »>

CHAPITRE XXX.

Des passe-temps et récréations, et premièrement des loisibles
et louables.

Il est force de relâcher quelquefois notre esprit et notre corps encore à quelque sorte de récréation. Saint Jean l'Évangéliste, comme dit le bienheureux Cassian, fut un jour trouvé par un chasseur, qui tenait une perdrix sur son poing, laquelle il caressait par récréation; le chasseur lui demanda pourquoi, étant homme de telle qualité, il passait le temps en chose si basse et vile; et saint Jean lui dit :

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Pourquoi

ne portes-tu ton arc toujours tendu? De peur, répondit le chasseur, que demeurant toujours courbé il ne perde la force de s'étendre, quand il en sera métier. Ne t'étonne pas donc, répliqua l'apôtre, si je me démets quelque peu de la rigueur et attention de mon esprit, pour prendre un peu de récréation, afin de m'employer par après plus vivement à la contemplation. C'est un vice, sans doute, que d'être si rigoureux, agreste et sauvage, qu'on ne veuille prendre pour soi, ni permettre aux autres aucune sorte de récréation.

Prendre l'air, se promener, s'entretenir de devis joyeux et aimables, jouer du luth ou autres instruments, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont récréations si honnêtes, que, pour en bien user, il n'est besoin que de la commune prudence, qui donne à toutes choses le rang, le temps, le lieu et la mesure.

Les jeux auxquels le gain sert de prix et récompense à l'habileté et industrie du corps ou de l'esprit, comme les jeux de la paume, ballon, palemaille, les courses à la bague, les échecs, les tables, ce sont récréations de soi-même bonnes et loisibles; il se faut seulement garder de l'excès soit au temps que l'on y emploie, soit au prix que l'on y met; car, si on y emploie trop de temps, ce n'est plus récréation, c'est occupation; on n'allège pas ni l'esprit ni le corps; au contraire, on l'étourdit, on l'accable. Ayant joué cinq ou six heures aux échecs, au sortir on est tout recru et las d'esprit. Jouer longuement à la paume, ce n'est pas créer le corps, mais l'accabler. Or, si le prix, c'est-à-dire, ce qu'on joue, est trop grand, les affections des joueurs se dérèglent, et, outre cela, c'est chose injuste de mettre de grands prix à des habilités et industries de si peu d'importence et si inutiles, comme sont les habilités des jeux. Mais surtout prenez garde, Philothée, de ne point attacher votre affection à tout cela; car, pour honnête que soit une récréation, c'est vice d'y mettre son cœur et son affection. Je

ne dis pas qu'il ne faille prendre plaisir à jouer pendant que l'on joue, car autrement on ne se récréerait pas, mais je dis qu'il ne faut pas y mettre son affection, pour le désirer, pour s'y amuser et s'en empresser.

CHAPITRE XXXI.

Des jeux défendus.

Les jeux de dés, de cartes et semblables, auxquels le gain dépend principalement du hasard, ne sont pas seulement des récréations dangereuses, comme les danses, mais elles sont simplement et naturellement mauvaises et blåmables; c'est pourquoi elles sont défendues par les lois, tant civiles qu'ecclésiastiques. Mais quel grand mal y a-t-il; me direz-vous? Le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison, mais selon le sort qui tombe bien souvent à celui qui, par habilité et industrie, ne méritait rien; la raison est donc offensée en cela. Mais nous avons ainsi convenu, me direz-vous? cela est bon pour montrer que celui qui gagne ne fait pas tort aux autres; mais il ne s'ensuit pas que la convention ne soit déraisonnable, et le jeu aussi; car le gain, qui doit être le prix de l'industrie, est rendu le prix du sort, qui ne mérite nul prix, puisqu'il ne dépend nullement de nous.

Outre cela, ces jeux portent le nom de récréation et sont faits pour cela; néanmoins ils ne le sont nullement mais de violentes occupations. Car, comment peut être récréation un exercice auquel il faut tenir l'esprit bandé et tendu par une attention continuelle, et agité de perpétuelles inquiétudes, appréhensions et empressements? Y at-il attention plus triste, plus sombre et mélancolique que celle des joueurs? C'est pourquoi il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser; autrement les voilà à dépiter.

Enfin, il n'y a point de joie au jeu qu'en gagnant; et cette joie n'est-elle pas inique, puisqu'elle ne se peut avoir que par la perte et le déplaisir du compagnon? Cette réjouissance est certes infâme. Pour ces trois raisons, ces jeux sont défendus. Le grand roi saint Louis, sachant que le comte d'Anjou, son frère, et messire Gautier de Nemours jouaient, il se leva, malade qu'il était, et alla tout chancelant en leurs chambres, et là prit les tables, les dés et une partie de l'argent, et les jeta par les fenêtres dans la mer, se courrouçant fort contre eux. La sainte et chaste demoiselle Sara, parlant à Dieu de son innocence: Vous savez, dit-elle, ô Seigneur, que jamais je n'ai conversé entre les joueurs.

CHAPITRE XXXII.

Des bals et passe-temps loisibles, mais dangereux.

Les danses et bals sont choses indifférentes de leur nature; mais selon l'ordinaire façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du côté du mal, et par conséquent plein de danger et de péril. On les fait de nuit et parmi les ténèbres et obscurités ; il est aisé de faire glisser plusieurs accidents ténébreux et vicieux en un sujet qui, de soi-même, est fort susceptible du mal. On y fait de grandes veillées, après lesquelles on perd les matinées des jours suivants, et par conséquent le moyen de servir Dieu en cellesci. En un mot, c'est toujours folie de changer le jour à la nuit, la lumière aux ténèbres, les bonnes œuvres à des folâtreries. Chacun porte au bal de la vanité à l'envi; et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux amours dangereuses et blâmables, qu'aisément tout cela s'engendre dans les danses.

Je vous dis des danses, Philothée, comme les médecins disent des potirons et champignons : les meilleurs n'en valent rien, disent-ils; et je vous dis que les meilleurs bals ne

sont guère bons. Si néanmoins il faut manger des potirons, prenez garde qu'ils soient bien apprêtés. Si, par quelque occasion de laquelle vous ne puissiez pas vous bien excuser, il faut aller au bal, prenez garde que votre danse soit bien apprêtée. Mais comment faut-il qu'elle soit accommodée ? de modestie, de dignité et de bonne intention. Mangez-en peu et peu souvent (disent les médecins parlant des champignons); car, pour bien apprêtés qu'ils soient, la quantité leur sert de venin. Dansez peu et peu souvent, Philothée ; car, faisant autrement, vous vous mettrez en danger de vous y affectionner.

Les champignons, selon Pline, étant spongieux et poreux, comme ils sont, attirent aisément toute l'infection qui leur est autour; étant près des serpents, ils en reçoivent le venin. Les bals, les danses et telles assemblées ténébreuses attirent ordinairement les vices et péchés qui règnent en un lieu : les querelles, les envies, les moqueries et les folles amours. Et comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui les font, aussi ouvrent-ils les pores du cœur. Au moyen de quoi, si quelque serpent sur cela vient souffler aux oreilles quelque parole lascive, quelque muguèterie, quelque cajolerie, ou si quelque basilic vient jeter des regards impudiques, des œillades d'amour, les cœurs sont fort aisés à se laisser saisir et empoisonner.

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O Philothée, ces impertinentes récréations sont ordinairement dangereuses: elles dissipent l'esprit de dévotion alanguissent les forces, refroidissent la charité, et réveillent en l'âme mille sortes de mauvaises affections; c'est pourquoi il en faut user avec une grande prudence.

Mais surtout, on dit qu'après les champignons il faut boire du vin précieux. Et je dis qu'après les danses, il faut user de quelques saintes et bonnes considérations, qui empêchent les dangereuses impressions que le vain plaisir qu'on a reçu pourrait donner à nos esprits. Mais quelles considérations?

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