sonnables, d'autant que l'amour-propre nous détraque ordinairement de la raison, nous conduisant insensiblement à mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquités, qui, comme les petits renardeaux, desquels il est parlé aux Cantiques, démolissent les vignes; car, parce qu'ils sont petits, on n'y prend pas garde, et parce qu'ils sont en quantité, ils ne laissent pas de beaucoup nuire. Ce que je m'en vais vous dire sont-ce pas iniquités et déraisons? Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup; nous voulons vendre fort cher et acheter à bon marché ; nous voulons que l'on fasse justice en la maison d'autrui, chez nous et miséricorde et connivence; nous voulons que l'on prenne en bonne part nos paroles, et sommes chatouilleux et douillets à celles d'autrui; nous voudrions que le prochain nous lâchât son bien en le payant, n'est-il pas plus juste qu'il le garde en nous laissant notre argent? nous lui savons mauvais gré de quoi il ne nous veut pas accommoder; n'a-t-il pas plus de raison d'être fàché de quoi nous le voulons incommoder? Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et contrôlons tout ce qui vient à notre goût. S'il y a quelqu'un de nos inférieurs qui n'ait pas bonne grâce, ou sur lequel nous ayons mis une fois la dent, quoi qu'il fasse, nous le recevons à mal, nous ne cessons de le contrister, et toujours nous sommes à le calanger. Au contraire, si quelqu'un nous est agréable d'une grâce sensuelle, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfants vertueux, que leurs pères et mères ne peuvent presque voir, pour quelque imperfection corporelle. Il y en a de vicieux, qui sont les favoris pour quelque grâce corporelle. En tout, nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu'ils ne soient ni de meilleure condition, ni si vertueux; nous préférons même les mieux vêtus; nous voulons nos droits exactement, et que les autres soient courtois en l'exaction des leurs; nous gardons notre rang pointilleusement, et vou lons que les autres soient humbles et condescendants; nous nous plaignons aisément du prochain, et ne voulons qu'aucun se plaigne de nous. Ce que nous faisons pour autrui nous semble toujours beaucoup; ce qu'il fait pour nous n'est rien, ce nous semble. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs, car nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en notre endroit, et un cœur dur, sévère et rigoureux envers le prochain. Nous avons deux poids, l'un pour peser nos commodités avec le plus d'avantage que nous pouvons ; l'autre pour peser celles du prochain, avec le plus de désavantage qu'il se peut. Or, comme dit l'Écriture, les lèvres trompeuses ont parlé en un cœur et un cœur, c'est-à-dire, elles ont deux cœurs ; et d'avoir deux poids, l'un fort pour recevoir, et l'autre faible pour délivrer, c'est chose abominable devant Dieu. Philothée, soyez égale et juste en vos actions; mettezvous toujours en la grâce du prochain et le mettez en la vôtre, et ainsi vous jugerez bien; rendez-vous vendeuse en achetant et acheteuse en vendant, et vous vendrez et acheterez justement. Toutes ces injustices sont petites, parce qu'elles n'obligent pas à restitution, d'autant que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais elles ne laissent pas de nous obliger à nous en amender; car ce sont de grands défauts de raison et de charité, et au bout de là ce ne sont que tricheries; car on ne perd rien à vivre généreusement, noblement, courtoisement et avec un cœur royal, égal et raisonnable. Ressouvenez-vous donc, ma Philothée, d'examiner souvent votre cœur, s'il est tel envers le prochain comme vous voudriez que le sien fût envers vous, si vous étiez en sa place, car voilà le point de la vraie raison. Trajan étant censuré par ses confidents, de quoi il rendait, à leur avis, la Majesté impériale trop accostable. Oui-dà, dit-il, ne dois-je pas être tel Empereur à l'endroit des particuliers, que je désirerais rencontrer un Empereur, si j'étais particulier moi-même ? CHAPITRE XXXVI. Des desirs. Chacun sait qu'il se faut garder du desir des choses vicieuses, car le desir du mal nous rend mauvais. Mais je vous dis de plus, ma Philothée, ne desirez point les choses qui sont dangereuses à l'âme, comme sont les bals, les jeux et tels autres passe-temps, ni les honneurs et charges, ni les visions et extases, car il y a beaucoup de péril, de vanité et de tromperie en telles choses. Ne desirez pas les choses fort éloignées, c'est-à-dire, qui ne peuvent arriver de longtemps, comme font plusieurs, qui, par ce moyen, lassent et dissipent leurs cœurs inutilement, et se mettent en danger de grande inquiétude. Si un jeune homme desire fort être pourvu de quelque office avant que le temps soit venu, de quoi lui sert ce desir? Si une femme mariée desire d'être religieuse, à quel propos? Si je desire d'acheter le bien de mon voisin avant qu'il soit prêt à le vendre, ne perdé-je pas mon temps en ce desir? Si, étant malade, je desire prêcher ou dire la sainte Messe, visiter les autres malades et faire les exercices de ceux qui sont en santé, ces desirs ne sont-ils pas vains, puisqu'en ce temps-là il n'est pas en mon pouvoir de les effectuer? Et cependant ces desirs inutiles occupent la place des autres que je devrais avoir : d'être bien patient, bien résigné, bien mortifié, bien obéissant et bien doux en mes souffrances, qui est ce que Dieu veut que je pratique pour lors; mais nous faisons ordinairement des desirs de femmes grosses, qui veulent des cerises fraîches en automne et des raisins frais au printemps. Je n'approuve nullement qu'une personne attachée à quelque devoir ou vocation, s'amuse à desirer une autre 'sorte de vie que celle qui est convenable à son devoir, ni des exercices incompatibles à sa condition présente; car cela dissipe le cœur et l'alanguit dans ses exercices nécessaires. Si je desire la solitude des Chartreux, je perds mon temps, et ce desir tient la place de celui que je dois avoir de me bien employer à mon office présent. Non, je ne voudrais pas mêmement que l'on desirât d'avoir meilleur esprit, ni meilieur jugement, car ces desirs sont frivoles et tiennent la place de celui que chacun doit avoir de cultiver le sien tel qu'il est ; ni que l'on desirât les moyens de servir Dieu que l'on n'a pas, mais que l'on employât fidèlement ceux qu'on a. Or, cela s'entend des desirs qui amusent le cœur; car, quant aux simples souhaits, ils ne font nulle nuisance, pourvu qu'ils ne soient pas fréquents. Ne desirez pas les croix, sinon à mesure que vous aurez bien supporté celles qui se seront présentées : car c'est un abus de desirer le martyre, et n'avoir pas le courage de supporter une injure. L'ennemi nous procure souvent de grands desirs pour des objets absents et qui ne se présenteront jamais, afin de divertir notre esprit des objets présents, desquels pour petits qu'ils soient nous pourrions faire grand profit. Nous combattons les monstres d'Afrique en imagination, et nous nous laissons tuer en effet aux menus serpents qui sont en notre chemin, à faute d'attention. Ne desirez point les tentations, car ce serait témérité; mais employez votre cœur à les attendre courageusement et à vous en défendre quand elles arriveront. La variété des viandes si principaiement la quantité est grande, charge toujours l'estomac ; et s'il est faible, elle le ruine. Ne remplissez pas votre âme de beaucoup de desirs, ni mondains, car ceux-là vous gâteraient du tout, ni même spirituels, car ils vous embarrasseraient. Quand notre âme est purgée, se sentant déchargée de mauvaises humeurs, elle a un appétit fortgrand des choses spirituelles, et, comme toute affamée, elle se met à desirer mille sortes d'exercices de piété, de mortification, de pénitence, d'humilité, de charité, d'oraison. C'est bon signe, ma Philothée, d'avoir ainsi bon appétit ; mais regardez si vous pourrez bien digérer tout ce que vous voulez manger. Choisissez donc, par l'avis de votre père spirituel, entre tant de desirs, ceux qui peuvent être pratiqués et exécutés maintenant, et ceux-là faites-les bien valoir; cela fait, Dieu vous en enverra d'autres, lesquels, aussi en leur saison, vous pratiquerez, et ainsi vous ne perdrez pas le temps en desirs inutiles. Je ne dis pas qu'il faille perdre aucune sorte de bons desirs, mais je dis qu'il les faut produire par ordre ; et ceux qui ne peuvent être effectués présentement, il les faut serrer en quelque coin du cœur, jusqu'à ce que leur temps soit venu, et cependant effectuer ceux qui sont mûrs et de saison; ce que je ne dis pas seulement pour les spirituels, mais pour les mondains; sans cela nous ne saurions vivre qu'avec inquiétude et empressement. CHAPITRE XXXVII. Avis pour les gens mariés. Le mariage est un grand sacrement, je dis en JésusChrist et en son Eglise : il est honorable à tous, en tous et en tout, c'est-à-dire, en toutes ses parties. A tous, car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité. En tous, car il est également saint entre les pauvres comme entre les riches. En tout, car son origine, sa fin, ses utilités, sa forme et sa manière sont saintes. C'est la pépinière du Christianisme, qui remplit la terre de fidèles, pour accomplir au ciel le nombre des élus; et la conservation du bien du mariage est extrêmement importante à la république, car c'est la racine et la source de tous ses ruisseaux. Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces, comme il fut à celles de Cana. Le vin des consola |