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tache à façonner quelques chefs de parti sur lesquels on s'appuiera; mais à peine on se félicite de cette prudence, que leur docîlité fatigue: on ne trouvera en eux rien de suffisant pour des besoins plus nobles..

C. Vous le voyez, s'il paraît bon à celui qui veut parvenir de calculer les faiblesses de ses rivaux, d'en tirer parti, et même de provoquer quelquefois chez les subalternes un plus grand abaissement, un homme digne d'une baute destinée ne croira l'accomplir qu'en élevant au contraire ceux qui doivent le seconder; au lieu de dire, avec un triste et froid amour-propre : Je pourrai avilir ce qui m'entoure, donc tout est vil, il ne se verrait à son aise qu'au milieu de l'élite des citoyens, et c'est ainsi qu'il entraînerait les autres. Pour s'agrandir lui-même, il affermirait sa patrie; il la rendrait l'exemple des peuples, et il ne l'exposerait pas à une chute nouvelle.

.

N. Ainsi, selon vous, on achève de grandes choses par des principes différens de ceux qui serviront presque toujours à les préparer, à les commencer. Il fallait boire sur la rive du N....n, les eaux de l'oubli, il était temps de dépouiller le vieil homme. Après avoir employé beaucoup d'art pour être poussé vers le but par des personnages prépondérans, il faut s'arrêter à propos, se retourner pour ainsi dire, et, par un autre art plus grand et plus juste, les conduire eux-mêmes, les réprimer, les réformer ou les remplacer.

Il y a du vrai dans cela; mais a-t-on le temps d'y songer? Tranquille comme vous l'étiez, j'aurais pu le sentir, mais nous autres qui nous croyons les fils de la fortune, nous nous agitons pour lui obéir, et, quand elle nous laisse du repos, nous n'y sommes pas préparés. On

devrait nous plaindre; nos heures de triomphe ont usé nos jours. Le présent a trop de force, et l'avenir nous échappe. Voulez-vous que nous aimions à réfléchir dans le silence d'un palais, après avoir entendu, au moment de notre arrivée sous les tentes, le cri de joie de trois cent mille hommes célébrant notre nom, heurtant le fer et jurant de vaincre.

C. Après de tels instans, il n'y a plus rien, si l'on n'est pas assez fort pour se rappeler que cela même est peu de chose. Ces acclamations passent, et l'ascendant moral subsisterait. Oui, c'est après de semblables émotions qu'il faut examiner et comprendre ce qui nous est offert en partage. Un homme hardi se fait suivre tant qu'il est heureux; mais on soutiendra jusqu'au dernier jour celui qui aura su inspirer une profonde estime, une admiration sans mélange.

N. Que vous dirai-je? J'étais né pour le jeu austère des combats, et non pour l'assiduité de l'administration. Je parais avoir fa la guerre afin de fonder un empire: la vérité est que je captivais les peuples pour réunir des braves. J'ai été législateur, mais par condescendance; il m'eût convenu d'écrire sur mes drapeaux les courtes pages d'une autre loi je n'étais pas un Européen.

La discussion dégénère en bavardage; mais le fait et l'impulsion subite mettent à sa place un homme qui a - besoin de commander.

C. Je crains que tout besoin ne décèle une faiblesse. Vous avez généralement apprécié les hommes par leurs différences : cette étude convenait à vos desseins; mais elle n'était pas complète; vous avez oublié à la fois, et leur commune misère, et leurs sentimens les plus profonds.

N. C'est seulement ici qu'on sent bien ce que nous

sommes.

C. Il n'aurait pas été inutile de le soupçonner plutôt. Une année à Sainte-H..... avant T....t....

N. Ah! ce serait maintenant une autre Europe, et j'y serais!

C. Voilà justement pourquoi le bandeau a été mis sur vos yeux, et il s'en est suivi que rien de vous n'a pu subsister, excepté votre nom impérissable. Vous étiez parvenu à vous entourer d'un prestige immense; mais n'en serait-ce pas un plus certain de n'en point prépade n'en vouloir aucun ?

rer,

N. Je n'aurais pas même commandé un escadron.

C. Aussi ne doit-on pas vous imputer, sans réserve, l'imperfection du rôle éblouissant que vous eûtes à remplir. Outre la difficulté de faire toujours bien en employant un million d'hommes, d'autres raisons s'y opposent sans doute, et on conçoit que ce serait trop bien faire. Si vous eussiez réalisé tout ce qui semblait possible de votre part, que de choses seraient finies, que 'd'incertitudes seraient terminées, que de mensonges auraient passé de mode!

L'homme le plus entreprenant désespérerait de, se placer au-dessus de vous; l'ambition n'aurait plus d'objet. Au contraire, tout est resté problématique, et, malgré ce que vous eûtes d'étonnant, la terre civilisée attendra encore un grand homme. Beaucoup s'offriront: ils se flatteront à peine de reproduire la rapidité de vos pas; mais il leur semblera facile de s'égarer moins. Cependant ils s'éloigneront aussi des voies; ils travailleront pour eux-mêmes.

N. C'est-à-dire qu'ils succomberont comme moi. Mais

savez-vous, si je n'avais pas projeté d'être juste et grand après le succès?

C. Comment devinerais-je un secret que vous avez bien gardé, lors même que l'avenir, devenu menaçant, vous invitait du moins à le faire pressentir, de peur qu'on ne vous connut jamais? Quant aux révélations publiécs chez les vivans depuis que vous les avez quittés, elles ont expliqué peu de chose à cet égard. Il me semble done que vous avez ordinairement confondu avec les rêves de l'imagination toutes les impressions morales, sans lesquelles l'ame n'a plus d'énergie que dans la passion, et le cœur n'a plus de vraie fidélité. Vous avez connu cet ascendant qui fait disposer des intérêts matériels d'une multitude d'hommes; mais la véritable grandeur influerait sur leurs pensées les plus intimes, parce qu'ayant pour but l'avantage de tous, et non l'éclat d'un seul, ou le triomphe d'une faction, elle fuirait les extrêmes, et la manie de tout conserver, comme celle de tout boule

verser.

N. Vous voici dans un monde chimérique.

C. Prenez garde! beaucoup d'esprits froids auraient trouvé chimérique ce qui vous a réussi, parce que vous aviez plus d'étendue.

N. Mais vous disiez tout à l'heure....

C. Je conjecturais que rien de vraiment grand ne pouvait s'achever dans le cours actuel du monde. La ruse, l'artifice doivent prévaloir jusque vers la fin de la période qui leur est consacrée ; mais on pourra s'approcher du but en la finissant. Le but est le bien général, la dignité de l'homme, le règne de la vérité. Un de vos successeurs saisira ce rôle que vous avez méconnu; ce sera, sans doute, quand les régions sublunaires touche

ront à une grande catastrophe, de sorte que l'exemple du bien sera perdu en un sens, et qu'il faudra recommencer dans un autre âge vos ébauches brillantes et stériles.

N. Ainsi vous osez prétendre qu'on m'éclipsera tôt ou tard.

C. Oser n'est pas le mot. Ici la franchise ne demande point de courage : je ne suis pas auprès de vous; nous sommes ensemble.

N. Vous abusez de cette situation.

C. Ou peut-être vous abusiez d'une autre. D'ailleurs, ne craignez rien pour votre gloire; j'ignore quelle satisfaction elle vous procure ici; mais, à en juger par la marche des choses sur la terre, le grand homme que nous supposons est loin d'y apparaître. Nul autre n'y ni effacera ni vous, ni le Tartare du douzième siècle, même cet Annibal pour qui vous montrâtes une juste prédilection. Il est vrai que quelqu'un a déjà découvert en Europe un capitaine plus grand que vous; mais cette plaisanterie, imaginée en France, n'a pas même réussi dans le pays de lord W., où elle n'aboutira qu'à faire placer sous la main, dans sa bibliothèque, le livre de madame de S.

N. Avant qu'un rival me soit suscité en Occident, je demande mille années; Charlemagne les a bien eues.

C. On ne peut vous les promettre; il y a aujourd'hui tant d'activité dans les esprits! Mais vous vous consolerez d'être imité, tant qu'on ne pourra vous surpasser. Or, jusqu'à ce qu'on approche de la consommation des temps, il est à croire que vos émules seront, comme vous, passionnés pour la gloire, et non pas guidés par le sentiment des choses immortelles. Au lieu de....

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