livres, discours publics, lettres particulières, notes fugitives; on forme du tout un ensemble, d'où l'on extrait la physionomie particulière de l'auteur: comme ferait un sculpteur ou un peintre qui n'ayant plus le modèle sous les yeux, au moyen de traits épars recueillis çà et là, recompose une figure et crée encore un portrait fidèle. Cette disposition du public est encore plus naturelle, quand celui qui la lui inspire s'offre à son souvenir sous des aspects plus divers; lorsque l'écrivain dont la mémoire lui est chère a été tout à la fois homme de lettres et homme politique; que, célèbre comme publiciste, il a joué un rôle dans l'État, et qu'il a, ne fût-ce qu'un instant, comme ministre tenu dans ses mains le pouvoir. On aime à juger du même coup d'œil quelle influence curent les spéculations du philosophe sur sa participation aux affaires; si l'homme privé eut une autre morale que l'homme public; comment il mit ses théories d'accord avec sa pratique et comment le penseur sut agir. Alors on envisage l'écrivain sous toutes ses faces. On ne sépare point l'homme d'action du moraliste. Après avoir écouté le savant à l'Institut, on va l'entendre à la tribune. On juge ainsi le secours que les lettres prêtent à la politique, l'autorité que la pratique offre à la science et l'influence que la moralité privée exerce sur les vertus publiques. L'édition dont ce volume forme le tome premier, contiendra les œuvres complètes d'Alexis de Tocqueville : celles qui ont déjà été publiées, et celles qui sont encore inédites. Ces œuvres sont en petit nombre: car Tocqueville, dont l'esprit était toujours en travail écrivait peu, et il ne publiait pas tout ce qu'il écrivait; mais il est permis de dire qu'il n'a publié que des chefs-d'œuvre. On peut apparemment donner ce nom à ses deux grands ouvragės sur la Démocratie en Amérique, et à son livre l'Ancien Régime et la Révolution. Et si les deux volumes de Correspondance et d'Œuvres diverses, qui ont paru après sa mort, n'attestent pas la même puissance de composition et les mêmes efforts de génie que les précédents ouvrages, peut-être ne leur sont-ils pas inférieurs en mérite littéraire. Ils leur ressemblent du moins par le succès égal qu'ils ont obtenu. Ce n'est pas le nombre des œuvres d'un grand écrivain qui fait sa puissance et la durée de sa gloire : c'est la fixité et la permanence du but vers lequel tendent toutes ses pensées, quand ce but est celui du bonheur de ses semblables et de leur dignité. Les hommes peuvent aimer un jour l'écrivain qui les intéresse et qui travaille à leur plaire tout en les méprisant; mais ils ne gardent un souvenir durable que pour l'écrivain qui lui-même les aime, les estime, les charme sans les corrompre, les reprend sans les abaisser, aspire sans cesse à les grandir, et qui, mettant de nobles facultés au service de leurs destinées, consacre tout ce qu'il a d'intelligence et de cœur à les rendre tout à la fois meilleurs, plus heureux et plus libres. C'est ce caractère, particulier aux écrits de Tocqueville qui, malgré leur petit nombre, explique leur autorité et la renommée de leur auteur, grande en France, non moins grande à l'étranger; renommée toujours croissante, et dont le bruit retentit partout où se fait un écho; dans la presse quotidienne et périodique; dans les journaux et dans les revues comme dans les livres; à la tribune française comme dans le parlement anglais; à Bruxelles, à Berlin, à Madrid et à Vienne, comme à Paris et à Londres; partout enfin où la pensée qui se produit croit avoir besoin, pour se fortifier, d'une autorité universellement admise et respectée. C'est cet effort continu de la pensée vers l'amélioration ét la grandeur de ses semblables qui, également visible dans la Démocratie en Amérique, dans le livre l'Ancien Régime et la Révolution, et dans les deux volumes déjà publiés de Correspondance, établit entre ces ouvrages si différents par eux-mêmes un lien commun et explique leur succès égal et leur pareille popularité. Cette unité morale qui relie entre eux tous les écrits de Tocqueville, est telle que, si dans la polémique qui chaque jour les invoque, on n'indiquait pas avec précision la source à laquelle on a puisé, la citation ellemême ne ferait point reconnaître le livre auquel elle a été empruntée. Les pensées extraites de la Correspondance ne sont point d'un autre ordre que celles qui sont tirées des grands ouvrages. Alors même que les extraits sont différents par la forme et par le ton du style, ils sont pareils par le fond du sentiment et de l'idée. Le même esprit anime tous les écrits de Tocqueville. Ils sont pleins de la même passion, et leur forme est toujours celle de ce style charmant et grave dont il lui était impossible de ne pas revêtir sa pensée. Et si l'on osait ici porter un pronostic, on se permettrait de prédire aux trois volumes nouveaux que contiendra cette édition une faveur égale à celle de leurs devanciers. Ces trois volumes se composeront : 1o D'un nouveau volume de Correspondance entièrement inédite; 2o D'un volume intitulé : Mélanges littéraires, Souvenirs et Voyages; 5o D'un volume intitulé : Mélanges académiques, économiques et politiques. L'édition entière formera neuf volumes. En tête des œuvres de Tocqueville devait naturellement se placer la Démocratie en Amérique. Il n'y a plus rien à dire sur le mérite et sur le succès d'un livre qui a subi toutes les épreuves de la critique', et une épreuve plus décisive que toutes les autres, celle 1 Il serait presque impossible de noter tous les journaux et revues qui, en Europe et en Amérique, ont rendu compte de la Démocratie, depuis que ce livre a paru; et la difficulté serait plus grande encore de signaler les écrits de toute nature, livres ou brochures, dans lesquels l'ouvrage a été commenté ou invoqué. On se bornera à rappeler ici les noms de quelquesuns des écrivains qui, les premiers, proclamèrent le mérite de la Démocratie et prédirent son succès. Je les cite avec leurs articles sous les yeux : Léon Faucher (le Courrier français, du 24 décembre 1834); Le vicomte de Blosseville (l'Écho français, 11 février 1835); Lutteroth (le Semeur, 25 février 1835); F. de Champagny (Revue européenne, 1er avril 1855); Sainte-Beuve (le Temps, 7 avril 1855); Salvandy (Journal des Débats, du 25 mars, du 2 mai et du 6 décembre 1835): Louis Blanc (Revue républicaine, du 10 mai 1855); F. de Corcelle (Revue des Deux Mondes, du 15 juin 1855); John-Stuart Mill (London-Review, octobre 1835); Lockart (gendre de Walter Scott) (Quaterly-Review, du 7 septembre 1856); Sir Robert Peel (Banquet de Glascow, 13 janvier 1837); Discours prononcé par sir Robert Peel à l'occasion de sa réception comme recteur de l'université de cette ville, en présence de tout ce que l'Angleterre possédait de plus éminent dans les lettres, dans les sciences et dans la politique; Blackwood's Magazine (Édinburgh, mai 1835); British and foreign Review, Boston (janvier 1836); Toutes es revue;, tous les journaux du temps que le défaut d'espace ne permet pas de mentionner, le National, la Quotidienne, l'Écho de la jeune France, le Bon Sens, etc., etc., tiennent un langage uniforme que résume très-bien ce mot adressé par Gentz à la Revue de Paris : « Le livre de M. de Tocqueville a eu une singulière destinée : il a plu à tous les partis. » (Numéro du 28 février 1836.) |