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aucune difficulté entre eux et moi. Quant à celui-ci, que je savais être l'auteur du désordre, je ne pus, dans la crainte de quelque nouveau conflit, me décider à le reprendre de suite, et je résistai pendant plus d'un mois à ses pressantes démarches. Enfin il se présenta un jour devant moi, sous les auspices du conducteur des travaux, et, les larmes aux yeux, il me pria d'oublier sa conduite passée et de lui donner de l'occupation, à quelque condition que ce fût. Ce retour me convainquit qu'ily avait chez lui plutôt de l'inconséquence que de mauvais penchants, et me décida à tenter une nouvelle épreuve. Lui reprochant alors d'avoir manqué à la confiance que j'avais eue en lui: J'ai donné, lui dis-je, vos fonctions à un autre, et, pour les obtenir de nouveau, il vous faudra passer par les différentes classes d'ouvriers. Il souscrivit aussitôt à cette condition, et à partir de ce moment, il travailla avec tant de zèle et de courage, qu'au bout de trois semaines j'ai été forcé, par un sentiment de justice, de le placer à la tête d'une nouvelle section. Depuis lors on n'a jamais eu à se plaindre de lui, et il est en ce moment un de nos meilleurs terrassiers.

Cet événement a suffi pour établir d'une manière solide mon autorité, et pour m'attirer à jamais la confiance de tous. Chacun a voulu, en rivalisant d'activité et d'obéissance, me convaincre de ses bonnes dispositions. Désormais l'ordre et la discipline ont été religieusement observés, sans murmures, sans hésitation. Enfin, ces hommes auxquels il m'a fallu apprendre le meilleur mode d'employer la pelle et la brouette, remplissent constamment, depuis plus de dix-huit mois, la même tâche que les bons journaliers de France. Jamais je ne les ai entendus se plaindre des fatigues inhérentes à l'excessive chaleur qui règne sur les étangs. Jamais ils n'ont murmuré contre la nécessité de séjourner dix heures de suite dans une eau tellement chaude et salée, qu'on est obligé quelquefois de faire cesser leurs occupations pour leur éviter aux jambes les plaies qui seraient la conséquence d'un trop long séjour dans les marais salants. Des observations faites avec beaucoup de soin me permettent même d'affirmer qu'aujourd'hui six travailleurs et deux apprentis enfoncent, par jour, à coups de masse, jusqu'à refus, à une profondeur de 2 mètres à 2",50, deux cent quarante pieux de 0,10 à 0,12 de diamètre, et que six terrassiers jettent à la pelle 60 à 70 mètres cubes de terre pendant le même temps.

Quant aux conducteurs de brouettes, ils ne transportent point les terres au pas, mais à la course.

Cet état de choses contredit si victorieusement les assertions des hommes qui accusent les noirs d'être rebelles au travail libre et à la civilisation, que je le considère comme la preuve la plus convaincante de la fausseté de leurs jugements. Cependant, pour arriver à ces résultats, il m'a seulement suffi d'imprimer une honorable direction au sentiment d'excessif amour-propre dont la race africaine est pénétrée. Je n'ai eu besoin que d'établir dans l'atelier une rivalité dont il faut chercher la source plutôt dans un noble instinct que dans l'attrait d'une récompense fort minime. Je citerai à l'appui de cette opinion la nécessité, pour le conducteur, d'arrêter à chaque instant des discussions occasionnées par le désir de bien faire.

Les brouetteurs, obligés de passer tous sur un point très-étroit pour voiturer leurs terres à la digue, s'ingénient à qui devancera l'autre, et ne souffrent pas qu'aucun d'eux mette des obstacles à la circulation. Qu'une brouette vienne, en se cassant ou en se renversant, à arrêter momentanément la marche du travail, ce sont des cris, des plaintes contre celui qui a causé ce contretemps. On l'accuse de maladresse et de mauvais vouloir, et, s'il est coutumier du fait, on demande son renvoi au conducteur.

Cette ardeur est si générale, que les plus paresseux l'éprouvent malgré eux, par une sorte d'entraînement, et les maîtres qui viennent quelquefois visiter nos travaux ne peuvent revenir de leur étonnement, tant est complète la métamorphose opérée parmi leurs esclaves.

Je dirai plus l'une des deux fractions de l'atelier, après avoir achevé sa tâche, est venue souvent demander une augmentation de travail, sans autre intérêt que le plaisir de me prouver sa supériorité sur l'autre, et de me convaincre de son zèle et de son dévouement. Alors il fallait les voir revenir, à la fin de la journée, brandissant leurs outils en signe d'allégresse, précédés de drapeaux improvisés, et chantant quelque air où respiraient toujours la satisfaction que donne la victoire, et le mépris qu'inspire la défaite. Si le hasard me faisait rencontrer par eux, les hourras devenaient plus vifs et plus bruyants, les chefs m'escortaient avec leurs drapeaux, et je ne pouvais me soustraire aux témoignages de leur affection qu'en consentant à accepter leur

compagnie jusqu'à mon logement. Non, jamais je n'ai aussi vivement senti que dans ces doux moments combien est largement récompensé, par l'amour des autres, l'homme à qui il a été permis de faire quelque bien! Jamais je n'ai éprouvé un plus profond dégoût pour l'esclavage, cet état de misère et d'abjection qui arrête le développement d'instincts aussi nobles, aussi gé

néreux.

D'un autre côté, des vols de bestiaux se commettaient journellement dans le quartier où sont situées nos salines. Ils avaient pour cause la misère de quelques malheureux esclaves appartenant à des maîtres aussi malheureux qu'eux, et l'impossibilité où se trouvait un certain nombre d'hommes libres de se procurer des occupations suffisantes pour vivre. Du jour où ces pauvres gens ont pu trouver dans nos ateliers des moyens d'existence honorables, ces honteuses soustractions ont complé tement disparu, comme pour donner un démenti à ceux qui prétendent que l'introduction du travail libre aux colonies n'engendrera que l'organisation du vol et de la paresse1.

Après des faits aussi concluants, sur lesquels toute une population peut apporter l'unanimité de son témoignage, comment ne pas vouloir comprendre que des sentiments assez profonds pour résister au plus complet avilissement de l'humanité trouveront dans la liberté de bien puissants aliments? Peut-on soutenir maintenant que les esclaves n'ont point de cœur, et qu'ils sont insensibles à d'autres stimulants que celui des coups? Osera-t-on dire encore que, par exception aux autres hommes, l'intérêt, l'amour-propre et les bons traitements agissent sur leurs cœurs comme un choc sur un corps sans ressort et incapable de mouvement?

Lorsque les esclaves et les libres sont l'objet de tant d'éloignement et de mépris, comment les bons ouvriers de France prendraient-ils part aux travaux des laboureurs? Comment iraient-ils s'associer avec ces malheureux à la culture de la terre? Il est bien plus facile, pour expliquer leur répulsion, de procła

1 Il est digne de remarque que partout les mêmes causes ont produit les mêmes effets. A Saint-Christophe, où j'ai passé quelques jours, un honorable négociant, M. Peterson, m'a affirmé que, depuis l'émancipation, les affranchis avaient surtout démenti, par leur probité, les fâcheuses prévisions de leurs détracteurs. M. Schoelcher, qui a visité les autres Antilles, donne aussi, à l'appui de la disparition des vols, des preuves nombreuses et incontestables.

mer partout l'impossibilité pour les blancs de remplacer aux Antilles les noirs dans les occupations de la campagne. Il est bien plus simple de rejeter sur l'insalubrité du climat ce qui est plutôt la conséquence forcée de l'esclavage. Pourtant chaque jour des soldats français construisent en plein soleil des routes coloniales, et leur état sanitaire est de beaucoup plus satisfaisant que celui de leurs camarades qui habitent les villes. Pourtant, dans l'île suédoise de Saint-Barthélemy, toute une population d'anciens Normands, qui ont conservé les usages et le patois primitifs, constitue la classe laborieuse des laboureurs! Mais, vous répond-on, «ils travaillent sur les routes, ils s'occupent d'autre culture que celle de la canne, et, s'ils venaient à épailler nos champs, ils tomberaient mortellement frappés. C'est avec de pareilles assertions, repoussées par la raison, qu'on éloigne les sympathies des métropolitains pour les noirs; c'est en étouffant sous les intérêts matériels les intérêts beaucoup plus sacrés de l'humanité qu'on perpétue dans les colonies un état de choses intolérable.

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Quant à nous, qui avons constamment combattu les prophéties de malheur, nous demeurons plus que jamais convaincu que l'émancipation serait un immense bien pour les colonies. Quant à nous, qui désirons sincèrement que ces pays occupent un jour la place que leur assigne la richesse de leur végétation et de leur climat, nous ne voyons que l'abolition de l'esclavage qui puisse la leur donner. C'est elle seule qui y introduirait nonseulement les forces morales de la civilisation européenne, mais encore la puissance industrielle indispensable pour les conduire à leur maximum de prospérité. Les progrès de l'industrie sont inhérents à ceux de la liberté, et cette vérité séculaire ne saurait devenir un mensonge parce qu'il s'agit de la fabrication du sucre. Loin de là, ces deux principes de la prospérité publique sont liés entre eux par une telle corrélation, que l'un ne peut marcher sans entraîner l'autre dans son mouvement.

(20 mai 1847).

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MADAGASCAR. Mémoire sur la province d'Anossi et le jort
Dauphin, par M. ALBRAND'.

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- Sol. Climat. - Vents. - Température, etc.—Animaux.- Végétaux. Minéraux. Population. Mœurs et coutumes.

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-

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Indus

- Langue. Précis historique de l'éta

La province d'Anossi, dès longtemps connue par les nom breuses et inutiles tentatives qu'ont faites les Français pour s'y établir, s'étend le long de la côte S. E. de Madagascar, depuis la rivière de Manambatou située par 24° 34' latitude S,, jusqu'à celle de Mandrerci, qui se jette à la mer vers les 25° 30'. La longueur moyenne de ce petit pays est de 6 à 7 lieues, et l'on peut évaluer sa superficie à 160 lieues carrées environ. Il est borné au N. et au Ñ. E, par la vallée d'Amboule; au N. O. et à l'O. par les montagnes des Antandroui, pays aride et sans eau; au S. O. par la rivière Mandrerci, au S. et au S. E, par la

mer.

Cette contrée présente aux navigateurs qui y abordent un aspect imposant : des montagnes hautes et bizarrement découpées s'élèvent brusquement à une lieue du rivage, d'épaisses forêts couvrent leurs flancs, et s'étendent à leurs pieds jusqu'aux bords de la mer, dont les sépare une lisière de sable, qui marque au loin par sa blancheur le contour de la côte. L'intérieur offre une vaste plaine que circonscrit de tous les côtés une chaîne montueuse, et d'une élévation rapide, et où l'œil ne découvre qu'à peine, au milieu de nombreux villages, quelques bouquets de bois rares et clair-semés.

La côte se développe sur une étendue de 20 à 25 lieues; quoiqu'elle soit fort découpée et qu'elle offre une foule de ha

1Ce mémoire a été écrit en 1820. Son auteur, ancien élève de l'école nor male et professeur au collège de l'ile Bourbon, est mort neuf ans après, à Sainte-Marie de Madagascar, agé de 37 à 38 ans. M. Albrand était un homme doué d'un esprit éminent, et possédant les connaissances les plus variées et les plus étendues. L'écrit que nous publions ici était trop remarquable pour devoir rester dans l'oubli; et c'est ce qui nous a déterminé à lui donner place dans notre recueil, malgré sa date un peu ancienne. (Note du Rédacteur en chef.)

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