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perçus au milieu des habitations, broutant les graines du khimkhim, les chamelles destinées à porter le bagage,

parmi lesquelles on compte quarante-deux mères qui donnent un lait abondant, et se distinguent par une couleur pareille aux plus noires des plumes de l'aile du corbeau!

Quelle fut ma douleur, à moi qu'Abla tient prisonnier par l'éclatante blancheur de ses dents légèrement crénelées, par la beauté de ses lèvres, sur lesquelles le baiser est si doux et si suave!

Avant que la bouche ait effleuré ces lèvres charmantes, on respire son haleine embaumée, dont le parfum est comme celui que le musc exhale d'un vase où il est conservé. Telle encore est l'odeur des fleurs que les rosées du ciel ont fait croître dans une prairie dont jamais les troupeaux n'approchent, qui n'est pas souillée par le passage des animaux;

une prairie souvent arrosée par des nuées chargées d'une onde pure, qui rendent les petites cavités dans lesquelles l'eau repose semblables à autant de pièces d'argent;

où chaque soir, régulièrement, la terre est humectée d'une pluie bienfaisante;

où la mouche, vivant en paix, fait entendre un murmure de plaisir comme le joyeux buveur qui fredonne,

et frotte en même temps ses pattes l'une contre l'autre, imitant le mouvement d'un homme dont les mains sont mutilées, et qui s'efforce de faire tourner rapidement entre ses poignets une baguette sèche dans l'entaillure d'un autre morceau de bois, pour allumer du feu.

Le soir et le matin, Abla est mollement étendue sur des coussins de duvet ; et moi je passe la nuit sur mon cheval noir, toujours bridé.

Mon lit, c'est la selle de mon coursier, qui a les jambes solides, les flancs pleins, la partie du corps qu'entourent les sangles large et profonde.

Qui me conduira à la demeure d'Abla? Sera-ce cette robuste chamelle de Chadan condamnée à n'avoir point de lait, frappée de stérilité?

Elle a marché toute la nuit, et cependant elle agite gaie

ment la queue; son allure est fière; elle ébranle le sol, qu'elle bat d'un pied également ferme et agile.

(Elle poursuit sa route durant la journée entière), et le soir encore elle foule la terre avec la même vigueur. Telle est la course du måle de l'autruche, qui n'a point d'oreilles, dont les jambes sont peu écartées.

Autour de lui se pressent ses petits, ainsi que de jeunes chameaux du Yaman autour d'un pasteur éthiopien, dont la langue ne forme que des sons confus.

Les petits suivent comme une enseigne la tête de leur père; ils cheminent sous ses ailes étendues, semblables aux porteurs d'un brancard funèbre, sur lesquels retombent les draps mortuaires.

Au bout d'un col mince s'élève la petite tête du guide. Chaque soir il va visiter les œufs de sa femelle, déposés à Dhou1-Ochayra. Il est pareil à l'esclave noir qui a les oreilles coupées, et qui est vêtu d'une longue pelisse.

Ma chamelle s'est désaltérée dans l'étang de Dohroudhâni, et au matin elle était déjà loin des eaux d'un pays ennemi. (Quand on la touche avec le fouet), elle fait des écarts à gauche, comme si elle voulait éviter un chat terrible qui sur le soir fait retentir l'air de ses miaulements.

Il semble que chaque fois qu'elle se retourne avec colère contre l'animal redoutable qui est à côté d'elle, celui-ci se défend en lui déchirant la peau avec ses dents et ses griffes.

Lorsqu'elle se couche enfin pour se reposer auprès de Ridâ (on entend craquer ses membres fatigués), on croirait qu'elle s'étend sur des roseaux secs qui se brisent avec bruit sous son poids.

Tel que le jus de dattes ou le goudron épais, bouillonnant sur le feu, se répand sur les parois du vase,

ainsi découle la sueur de la tête de ma chamelle aux yeux farouches, qui est aussi robuste, aussi fringante que l'étalon le plus vigoureux.

O Abla, tu baisses ton voile pour dérober ton visage à ma vue. (Pourquoi me dédaigner?) Ne suis-je pas celui qui sait triompher des guerriers couverts d'armures?

Tu peux louer en moi des qualités que tu n'ignores pas. Mon caractère est doux et facile avec quiconque est juste à mon égard.

Mais si l'on veut m'opprimer, je deviens moi-même un dur oppresseur ; j'abreuve mon ennemi d'humiliations plus amères que les sucs de la coloquinte.

Souvent, lorsque la fraîcheur du soir vient calmer les ardeurs du jour, je bois un vin délicieux, acheté au prix d'un brillant métal marqué d'une empreinte.

Je porte à mes lèvres une coupe de cristal d'un jaune éclatant, artistement taillée, tandis que ma main gauche tient un vase d'argent dont le goulot est fermé d'une toile fine, pour ne verser dans la coupe qu'une liqueur limpide.

Quand je suis animé par les fumées du vin, je me ruine en prodigalités; mais ma gloire reste entière, je ne me laisse emporter à aucune action qui puisse lui donner atteinte.

Lorsque la raison reprend sur moi son empire, ma libéralité n'en souffre pas de diminution. Mes sentiments, tu le sais, Abla, sont nobles et généreux.

Bien des fois j'ai fait mordre la poussière à l'époux d'une jeune beauté, après lui avoir ouvert au-dessous de l'épaule une blessure pareille à une bouche dont la lèvre supérieure est fendue.

Ma main, en le perçant d'un coup prompt et mortel, a fait ruisseler son sang en flots de pourpre.

Fille de Mâlik, interroge les guerriers, si mes exploits te sont inconnus.

Je suis toujours placé sur la selle d'un puissant cheval, rapide à la course, portant les cicatrices de mille bles

sures.

Tantôt je le pousse hors des rangs pour combattre un ennemi; tantôt je reviens vers la troupe nombreuse de mes compagnons les redoutables archers.

Ils te diront, ceux qui m'ont vu à la guerre, qu'autant j'ai d'ardeur à affronter le péril, autant je montre de désintéressement quand il s'agit de partager le butin.

Souvent j'ai attaqué un cavalier armé de toutes pièces,

contre lequel les plus courageux n'osaient se mesurer, qui n'était pas homme à fuir ou à se rendre.

Bientôt je lui ai porté un coup terrible avec une lance droite, faite d'un roseau noueux et dur.

Le fer impitoyable a percé son armure et son corps : le fer ne respecte pas le brave.

Je l'ai laissé étendu sur la terre, pour servir de pâture aux bêtes féroces, qui l'ont déchiré, et ont dévoré ses belles mains et ses beaux bras.

Mon sabre s'est frayé un passage à travers la cotte de mailles large et serrée d'un guerrier qui savait défendre sa famille et ses amis, qui s'ornait à la guerre des marques distinctives de la vaillance;

dont la main était prompte à mêler les flèches du hasard, pendant la froide saison; qui vidait les tonneaux des marchands et faisait tomber leurs enseignes '; qui ne s'attirait de blâme que par l'excès de sa libéralité.

Lorsqu'il m'a vu descendre de mon coursier, et m'avancer vers lui pour achever de lui donner la mort, un mouvement de lèvres, qui n'était pas un sourire, a mis ses dents à découvert.

Alors je l'ai frappé de ma lance, et je lui ai déchargé un dernier coup de mon glaive tranchant, dont la trempe est excellente.

Au milieu du jour il gisait sur la poussière; sa tête et ses mains, sur lesquelles le sang était figé, semblaient noircies avec la teinture extraite de l'izhlam.

C'était un guerrier de haute stature; ses vêtements paraissaient envelopper un grand arbre plutôt qu'un homme; il ne faisait usage pour chaussure que du cuir le mieux préparé, et n'avait point eu de frère jumeau.

O beauté douce comme la brebis, heureux celui qui pourra te posséder ! Ce bonheur m'est interdit; plût au ciel que je pusse y prétendre!

1 Les marchands arabes, lorsqu'ils avaient du vin à vendre, l'annonçaient en plantant devant leur tente un drapeau pour servir d'enseigne. Ils enlevaient ensuite ce drapeau quand ils avaient débité tout leur vin.

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J'ai envoyé vers Abla une esclave, à laquelle j'ai dit : « Va, épie les nouvelles, informe-toi de ce que fait ma maîtresse. » L'esclave m'a dit à son retour: « Les ennemis ne sont point << sur leurs gardes; le chasseur peut approcher de la brebis. » Lorsque ma maîtresse tourne la tête, son col a la grâce et la souplesse de celui de la jeune gazelle blanche.

Je sais qu'Amr est ingrat envers moi : l'ingratitude dégoûte de la bienfaisance.

J'ai exécuté les ordres de mon oncle. Dans ces moments de lutte acharnée où l'on grince des dents, j'ai combattu

au plus fort de la mêlée et des dangers que les braves af- . frontent sans proférer de plaintes, en poussant des cris belliqueux.

Lorsque mes compagnons, me laissant seul en avant, se sont fait de moi un rempart contre les lances, je n'ai point faibli; je suis resté inébranlable: mais j'avais en face trop d'adversaires pour pouvoir gagner du terrain.

Quand enfin j'ai vu nos gens, s'excitant les uns les autres, s'avancer en masse pour me soutenir, alors je me suis précipité sur l'ennemi avec ardeur.

De tous côtés on criait : « Antara!» et les lances, semblables à de longues cordes à puits, se plongeaient dans le corps de mon coursier noir.

Il renversait avec son poitrail tout ce qui se présentait à lui, et bientôt il était couvert comme d'une housse de sang. Atteint de mille coups, il a tourné vers moi un œil humide de larmes, et a poussé un faible hennissement.

S'il eût pu exprimer ses souffrances par des paroles, il se serait plaint douloureusement.

Cependant les juments, les chevaux, aux formes allongées, au poil fin, s'agitent avec fureur dans la mêlée, et enfoncent leurs pieds dans la molle arène.

J'oublie toutes mes peines, je reprends une force nouvelle, quand j'entends ces mots dans la bouche des guerriers : « Courage, Antara! avance toujours!

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En quelque lieu que je désire me transporter, mes chamelles dociles m'y conduisent. Pour accomplir les desseins

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