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monts, Sperone et Castelvetro, dont le dernier, comme vous avez pu voir dans les livres que je vous ai envoyés, le compare et le préfère à son adversaire Caro dans la plus belle chose et de plus de réputation qu'il ait jamais faite, et le premier le loue ex professo dans une élégie latiné qu'il fit incontinent après la publication de ses Odes pindariques. Mais ce n'est pas plus leur sentiment que le mien propre qui m'oblige à rendre ce témoignage de son mérite. Il n'a pas, à la vérité, les traits aigus de Lucain et de Stace, mais il a quelque chose que j'estime plus, qui est une certaine égalité nette et majestueuse qui fait le vrai corps des ouvrages poétiques, ces autres petits ornements étant plus du sophiste et du déclamateur que d'un esprit véritablement inspiré par les Muses. Dans le détail je le trouvé plus approchant de Virgile, ou, pour mieux dire, d'Homère, que pas un des poëtes que nous connaissons; et je ne doute point que, s'il fût né dans un temps où la langue eût été plus achevée et plus réglée, il n'eût pour ce détail emporté l'avantage sur tous ceux qui font ou feront jamais des vers en notre langue. Voilà ce qui me semble candidement dé lui pour ce qui regarde son mérite dans la poésie française. Ce n'est pas, à cette heure, que je ne lui trouve bien des défauts hors de ce feu et de cet air poétique qu'il possédait naturellement, car on peut dire qu'il était sans art et qu'il n'en connaissait point d'autre que celui qu'il s'était formé luimême dans la lecture des poëtes grecs et latins, comme on le peut voir dans le traité qu'il en à fait à la tête de sa Franciade. D'où vient cette servile et désagréable imitation des Anciens que chacun remarque dans ses ouvrages, jusques à vouloir introduire dans tout ce qu'il faisait en notre langue tous ces noms des déités grecques, qui passent au peuple, pour qui est faite la poésie, pour autant de galimatias, de barbarismes et de paroles de grimoire, avec d'autant plus de blâme pour lui, qu'en plusieurs endroits il déclame contre ceux qui font des vers en langue étrangère, comme si les siens, en ce particulier, n'étaient pas étrangers et inintelligibles. C'est là un défaut de jugement insupportable de n'avoir pas songé au temps où il écrivait, ou une présomption très-condamnable de s'être imaginé que, pour entendre ce qu'il faisait, le peuple se ferait instruire des mystères de la religion païenne. Le même défaut de jugement paraît dans son grand ouvrage, non-seulement dans ce menu de termés et matières inconnues à ce siècle, mais encore dans le dessein, lequel, par ce que l'on en voit, se fait connaître assez avoir été conçu sans dessein, je veux dire sans un plan certain et une économie vraiment poétique, et marchant simplement sur les pas d'Homère et de Virgile, dont il faisait ses guides, sans s'enquérir où ils le menaient. Ce n'est qu'un maçon de poésie, et il n'en fut jamais architecte, n'en ayant jamais connu les vrais principes ni les solides fondements sur lesquels on bâtit en sûreté. Avec tout cela, je ne le tiens nullement méprisable, et je trouve chez lui, parmi cette affectation de paraître savant, toule une autre noblesse que dans les afféteries ignorantes de ceux qui l'ont je donne à ces derniers l'avantage dans les

suivi; et jusqu'ici, comois qu'on le doit donner à Ronsard dans les

ruelles de nos dames, je

bibliothèques de ceux qui ont le bon goût de l'Antiquité. J'aurais en

core beaucoup de choses à dire, mais le papier s'accourcit, et il faut que j'y garde place pour vous assurer du ressentiment que Mme de Rambouillet a eu, etc., etc. »

Cette lettre ne vous paraît-elle pas bien justifier l'éloge qu'un jour Balzac adressait à Chapelain : « Si la Sagesse écrivait des lettres, elle n'en écrirait pas de plus sensées ni de plus judicieuses que les vôtres. » Il y aurait peut-être encore quelques remarques à faire sur ce jugement de Ronsard par Chapelain; mais, à le prendre dans son résumé assez pittoresque : « Ce n'est qu'un maçon de poésie, et il n'en fut jamais architecte, » on a l'équivalent du mot célèbre de Balzac « Ce n'est pas un poëte bien entier, c'est le commencement et la matière d'un poëte. » Fénelon, Balzac, Chapelain, que faut-il de plus? on n'est pas si loin les uns des autres, et tout le monde, ce me semble, devrait enfin se trouver d'accord (1).

M. Prosper Blanchemain n'est point entré dans ces débats. Il a publié, dans son élégant volume, la Vie de Ronsard par. Guillaume Colletet, qui fait partie de l'Histoire des poëtes français appartenant à la bibliothèque du Louvre. Il l'a fait précéder d'une Note bibliographique assez détaillée, et qui permet d'attendre le travail complet que M. Brunet, le savant auteur du Manuel du Libraire, prépare sur le même sujet et dont il a réuni les éléments. M. Blanchemain, à la suite de la Vie du poëte, a donné quelques vers extraits des manuscrits de la Bibliothèque impériale, et qui paraissent inédits, et d'autres qui avaient été retranchés dans les éditions dernières. Sous le titre de Vers attribués à Ronsard, il y a joint plusieurs sonnets qui flétrissent les désordres de la Cour sous Henri III et l'avénement des Mignons. Ces pièces, si elles étaient en effet de Ronsard, le montreraient sous un aspect assez nouveau, et rivalisant avec d'Aubigné pour l'indignation que soulèvent ces turpitudes :

Vous jouez comme aux dés votre couronne, Sire!
J'y perds; vous y perdez encore plus que moi.

(4) Je sais un de nos contemporains, et des plus favorables à Ronsard, qui a encore dit très-bien: « Ronsard n'est pas un modèle, mais il demeure un illustre pionnier. » (Dissertation académique intitulée Ronsard et Malherbe, par M. le professeur Amiel. Genève, 1849.)

Le blâme, la froideur, la pâleur et l'effroi

Et la peur d'une mère ont perdu votre empire....

Mais je n'oserais trancher la question, et, comme M. Édouard Thierry dans son article du Moniteur (1), j'en reste à me demander si de tels vers d'opposition sont bien de Ronsard, ou s'ils ne sont pas plutôt de quelque anonyme qu'on aura couvert ensuite d'un nom célèbre. Le volume de M. Blanchemain, orné de portrait, armoiries, fac-simile d'écriture, se termine par quelques lettres et pièces en prose, notamment deux discours moraux qui ont dû être composés par Ronsard' pour la petite Académie du Louvre présidée par Henri III. Un de ces discours a été récemment retrouvé dans les manuscrits de la bibliothèque de Copenhague par M. Geffroy. Quand des vaisseaux ont péri dans une tempête, même sous des zones plus heureuses, on découvre quelquefois, après des années, des débris et des épaves du naufrage égarés dans les mers du Nord et conservés aux confins de l'Océan.

Post-scriptum. On pouvait espérer que la question de Ronsard, moyennant tous ces examens contradictoires et ces concessions réciproques, était à peu près close et que l'affaire était vidée; mais est-ce que rien se clôt et se vide jamais? est-ce que tout n'est pas à recommencer toujours? M. Michelet dans le dernier volume publié de son Histoire. de France, où il traite de la Renaissance des Lettres, a réengagé de plus belle le procès contre Ronsard : « Dans une des tours du château de Meudon, dit-il, le cardinal de Lorraine, ce protecteur des lettres, logeait un maniaque enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les ongles, le nez sur les livres latins, arrachant des griffes et des dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, saus lacher prise... » M. Michelet s'amuse; lui aussi, on peut dire qu'il a une manie, celle de briller, de produire de l'effet, et il y réussit. Avec son savoir, son esprit et son talent, il n'aurait qu'à moins viser, il réussirait à moins de frais, el on serait heureux de l'applaudir alors, de l'approuver.

(1) 16 octobre 1855.

3 novembre 1855.

LE MARQUIS D'ARGENSON

D'APRÈS LES MANUSCRITS.

Le marquis d'Argenson est à bon droit un nom des plus' estimés parmi ceux des politiques du dernier siècle et des hommes qui se sont occupés des matières d'intérêt public. Il écrivait beaucoup, et les papiers qu'on a de lui sont considérables; entre autres ouvrages, il a laissé un livre de Considérations sur le Gouvernement de la France, qui a circulé longtemps et a été lú én manuscrit avant d'être imprimé. Voltaire, qui en avait pris connaissance dès l'année 1739; l'appelait un ouvrage d'Aristide, et Rousseau, qui s'en autorisa plus tard dans son Contrat social, a dit : « Je n'ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d'un homme illustre et respectable qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d'un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays. »

M. d'Argenson n'était pas encore ministré lorsqu'il composa cet ouvrage, et il était sorti du ministère lorsqu'il le revit pour y mettre la dernière main. Pendant son ministère d'un peu plus de deux ans aux Affaires étrangères ( novembre 1744-janvier 1747), il eut une bonne fortune qu'il ne cherchait pas. Présent à la victoire de Fontenoy, il en écrivit une Relation à Voltaire, qui avait pour lors titre et fonction d'Historiographe de France, et qui était son ancien ami de collége. Cette lettre, publiée par Voltaire, est devenue historique, et elle fait le plus grand honneur, auprès de la postérité à l'esprit et à l'humanité de M. d'Argenson: « Vous m'avez

écrit, monseigneur, lui répondait Voltaire, une lettre télle que Mme de Sévigné l'eût faite, si elle s'était trouvée au milieu d'une bataille. » Et cet éloge est mérité; on a la description gaie, vive, émue, du combat, du danger, du succès plus qu'incertain à moment, de la soudaine et complète victoire; le principal honneur y est rapporté au roi : puis, après tout ce qu'un courtisan en veine de cœur et d'esprit eût pu dire, on lit ces paroles d'un citoyen philosophe ou tout simplement d'un homme :

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Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j'ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes... J'observai bien nos jeunes héros; je les trouvai trop indifférents sur cet article...

<< Lé triomphe est la plus belle chose du monde: les Vive le roi! les chapeaux en l'air au bout des baïonnettes; les compliments du maître à ses guerriers; la visite des retranchements, des villages, et des redoutes si intactes; la joie, la gloire, la tendresse. Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine.

« Sur la fin du triomphe, le roi m'honora d'une conversation sur la paix. J'ai dépêché des courriers... »

De telles paroles, à une pareille heure, voilà de quoi honorer à jamais, un nom dans l'histoire. M. d'Argenson est, en politique, de l'école de Catinat et de Vauban, et un digne prédécesseur de Turgot. Ceux de ses écrits qui ont été publiés après sa mort n'ont pu que confirmer cette idée; les Considérations sur le Gouvernement de la France, qui parurent en 1764 dans une édition très-fautive, et dont on refit en 1784 une édition qui passe pour meilleure, justifièrent aux yeux du public les éloges de Rousseau et de Voltaire, et montrèrent M. d'Argenson comme le partisan éclairé et prudent d'une réforme au sein de la monarchie et par la monarchie, d'une réforme sans révolution. Des Essais de lui, dans le goût de ceux de Montaigne, qui furent imprimés en 1785 (re touchés, il est vrai, par M. de Paulmy son fils), le firent connaître par des côtés plus variés et plus littéraires. Enfin, dans la Collection des Mémoires relatifs à la l'évolution française, M. René d'Argenson, fils du très-honorable membre de la Chambre des députés, en publiant de nouveau une partie des Essais de son grand-oncle (1825), les augmenta de quantité d'articles inédits tirés des manuscrits originaux. Il sem

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