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lement le comédien comprend sa mission, qui est de jouer son rôle non pas à côté du comédien son confrère, mais bien de se mêler à cet ensemble, afin d'arriver tous en même temps au même but. Hier encore on a pu admirer et applaudir ce rare et curieux ensemble de comédiens qui sont presque tous de la même force. Firmin, dans le rôle si jeune et si passionné de don Juan d'Autriche, a été tout-à-fait le jeune homme hardi, éventé, et de bonne humeur que M. Casimir Delavigne a voulu peindre.

Samson, si jeune encore, est chargé de nous montrer le vieux Quexada, bonhomme bizarre et dévoué, trembleur et goguenard à la fois, ne reconnaissant qu'un maître, Charles-Quint, mais épouvanté par l'ombre seule de son autre maître, Philippe II; Samson a été à la fois triste et gai, poltron et brave, il a fait rire sans tomber dans aucun excès de son rôle. Heureux l'auteur dramatique joué par un homme de ce goût et de cette réserve! Il faut donner de grands éloges à Ligier. Il a été simple sans etre vulgaire, et naturel sans affectation. Il a fait là une belle étude de Charles-Quint dans le cloître; il a bien compris ce beau rôle, que M. Casimir Delavigne peut, à bon droit, mettre à côté de son Louis XI, cette autre création bien complète. Tout le troisième acte, qui est un chef-d'œuvre, repose sur Ligier. Quant à l'acteur chargé du rôle de Philippe II, il a succombé, comme il devait succomber, sous le rôle ingrat de cette espèce de matamore royal, qui veut faire peur à tout le monde et qui ne fait peur à personne. Ce rôle mal fait de Philippe II est manqué, par toutes les peines que M. Casimir Delavigne s'est données pour le rendre terrible. Philippe II, je le répète, paraît trop souvent, il parle trop, il se met trop en colère pour être écouté avec intérêt, il est trop puissant pour faire peur; enfin, au dénouement, il est presque ridicule; car, après avoir été pendant cinq actes couvert d'opprobres par don Juan, il l'embrasse et le reconnaît pour son frère! N'accusons donc pas le jeune Geffroy d'avoir succombé sous un si lourd fardeau!

Enfin félicitons Mile Anaïs de son intelligence, de sa gaieté, de sa voix franche et nette, et de sa joyeuse bonne humeur sous son joli petit capuchon de novice. J'ai dit plus haut l'excellent effet de ce petit rôle, il est dû en partie au jeu net et franc de M1le Anaïs.

Mme Volnys, qui faisait ce soir-là son premier début au TheatreFrançais, a été, dans le rôle de la juive, ce qu'elle est depuis tantôt quinze ans au Gymnase-Dramatique, son berceau : pleine d'intelligence et maniérée, ne sachant jamais comment on commence et comment on s'arrête, vieille comédienne à l'âge où l'on débute, et depuis si long-temps habituée aux étroites dimensions du petit drame, que le grand drame lui échappe encore. Mais il ne faut pas être trop sévère pour un premier jour. C'est une épreuve si difficile celle-là : quitter le joli petit théâtre, où toute petite passion se rapetisse, pour le grand théâtre, où toute grande passion s'agrandit encore et se met à l'aise; dire adieu à la prose entremêlée de couplets, pour la prose soutenue où jamais le violon de l'orchestre ne vous vient en aide; jeter sa voix dans une enceinte immense, et non-seulement sa voix, mais encore son ame, son cœur, son geste, son humeur, sa joie, tout ce qu'on a en ce monde, et savoir qu'il faut aller chercher l'émotion et les applaudissemens dans cette grande foule, pendant qu'autrefois la petite foule du Gymnase venait à vous le mouchoir à la main, et confondait ses larmes avec vos larmes, sa pitié avec votre pitié, ses terreurs avec vos terreurs; passer ainsi de la comédie en famille à la comédie en public; avoir été toute sa vie une charmante petite fille, et devenir tout d'un coup une femme sérieuse : cela n'est pas l'affaire d'un jour.

Certes, avouez avec moi qu'il n'y a encore au Théâtre-Français qu'une personne assez intelligente, assez passionnée, assez jeune, pour jouer le rôle de la maîtresse de don Juan, telle que M. Casimir Delavigne l'a conçue. Cette femme que notre siècle ne reverra pas, cette rare merveille, l'honneur de la comédie en France, cette éternelle jeunesse à la voix si sonore et si pure, au maintien si noble, au charmant sourire, aux dents si blanches, au regard si élevé et si éclatant, vous l'avez tous nommée : c'est Me Mars.

Je m'arrête; aussi bien il est temps. Le jour arrive qui éteint ma lampe de ses premières lueurs blafardes. Le drame de M. Casimir Delavigne a fini à minuit moins un quart, et à minuit toute la ville applaudissait encore à cette nouvelle tentative si hardie, à ce succès si inattendu. JULES JANIN.

TOME XXII. OCTOBRE.

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BULLETIN LITTÉRAIRE.

SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES, PAR LE COMTE ALFRED

DE VIGNY (1).

On ne saurait considérer de trop près les réalités les plus désespérantes de la vie; on ne saurait trop se garder des illusions du cœur et des fantaisies de l'imagination; il faut chaque jour descendre plus avant dans les secrets de la société au milieu de laquelle nous vivons; l'accepter tout entière, avec ses douleurs, ses bizarreries et ses défauts; se pénétrer profondément de l'esprit de son siècle, comprendre les goûts de son époque: c'est le seul moyen d'achever quelque chose de grand et d'utile. Hors cette vue saine, froide et réfléchie des choses, ce ne sont qu'écueils et bas-fonds, où les volontés les plus tenaces viennent se briser sans profit et sans gloire. Les détails les plus positifs de la vie publique et privée renferment une poésie grave, mélancolique et forte, que les esprits élevés préfèrent aux vagissemens confus, aux exclamations incohérentes, à toute cette exubérance stérile, qui défraie annuellement un certain nombre de vers lyriques, épiques, anacréontiques. Mais l'homme ne se peut toujours maintenir à ce haut degré de vertu; sa démarche n'est point toujours droite et ferme; des ambitions immodérées obscurcissent sa raison; il se trouve tout à coup transporté dans un monde chimérique; il abandonne la grande route pour se perdre dans les sinuosités et s'égarer dans les chemins de traverse. Eh bien! lorsque nous avons senti ainsi en nous l'idéal l'emporter sur le réel, il est un livre que nous avons toujours ouvert avec respect et fermé avec reconnaissance, c'est le Stello de M. de Vigny. M. de Vigny est-il donc le peintre de la réalité, l'ennemi des caprices de l'imagina

(1) Chez Félix Bonnaire, éditeur, et Victor Magen, quai des Augustins, 21.

tion? Loin de là, M. de Vigny est le chantre de l'idéal, l'amant sinon le plus favorisé, au moins le plus empressé, de la Muse. M. de Vigny est le défenseur, l'avocat

De ces pâles rêveurs au langage inconstant.

M. de Vigny est lui-même un grand poète, un penseur profond. Oui, en face du grabat de Gilbert et du lit de mort de Chatterton, nous sentons circuler en nous une vigueur indomptable, nous voulons faire mieux qu'eux; ils sont morts jeunes, et nous voulons vivre longtemps; ils ont été broyés par la main de fer des circonstances, nous voulons triompher de tous les obstacles, ne sachant pas d'autre moyen de les honorer que de ne pas les imiter.

Il est bon que ces grands enseignemens soient fréquemment rappelés à la jeunesse; je ne connais pas de meilleur plaidoyer contre le suicide que ce beau drame de Chatterton. Je n'en veux d'autre preuve que le recueillement des jeunes auditeurs et les réclamations de quelques moralistes à vue courte.

Le nouveau livre de M. de Vigny est marqué à ce coin de gravité qui caractérise les œuvres durables: c'est toujours le poète qui parle pour les hommes de la réalité, c'est le cœur qui vient au secours de l'esprit, la théorie qui prépare l'application. Ce qui constitue pour moi l'originalité du talent de M. de Vigny, ce qui lui assigne une si haute place dans mon estime, c'est de s'être ainsi posé comme un modérateur plein de bienveillance et d'autorité, entre deux camps, sinon ennemis, du moins bien distincts; initiant les poètes à la vie positive, et apprenant aux hommes positifs à apprécier les poètes; ame limpide et vaste, qui réfléchit également les deux faces de la nature humaine, qui négocie leur rapprochement en les opposant l'une à l'autre, sans toutefois déguiser sa prédilection pour l'idéal. Ce rôle si glorieux ne pouvait être rempli que par un homme qui se fût trouvé dans des conditions telles, qu'il put connaître à fond les joies et les douleurs de la réalité, les douleurs et les joies de la poésie; quatorze ans de service ont été le noviciat de cet éloquent missionnaire. C'est pareillement de l'armée que sont sortis, à un siècle de distance, Descartes et Vauvenargues. M. de Vigny serait-il appelé à compléter cette trinité?

Les Souvenirs de Servitude et de Grandeur militaires forment une trilogie; cette forme avait déjà été adoptée par l'auteur dans Stello. De ces trois petits drames, deux, Laurette et la Veillée de Vincennes, sont des souvenirs de servitude; le troisième est un souvenir de gran

ROYAL

deur: les dimensions en sont plus étendues, le héros plus épique, le ton plus sérieux, c'est la Vie et la mort du capitaine Renaud ou la Canne de jonc. Ces récits, d'un intérêt si puissant, sont précédés et suivis de considérations élevées sur le caractère général des armées, sur le caractère du soldat, sur la responsabilité.

Ce livre a des entrailles; c'est un homme d'honneur qui parle à cœur ouvert, qui porte haut la tête: ma Muse, dit-il, c'est la franchise. En accordant des éloges sans bornes au choix des sujets, nous craignons de ne pouvoir plus louer suffisamment la forme qui atteint un degré de perfection vraiment merveilleux. Cela ressemble à une belle pièce de soie tout à la fois brillante, souple, solide, transparente, impénétrable, se nuançant de mille reflets divers, selon qu'on l'expose au grand jour. Élégant sans rechercher l'harmonie des mots, concis sans être heurté, majestueux sans pompe, le style de M. de Vigny est un produit de l'étude, de la patience et de la méditation. Du reste aucun lien, de parenté avec le style des siècles précé dens; si l'on voulait à toute force trouver un modèle à M. de Vigny, on pourrait, en désespoir de cause, évoquer le nom de Sterne, et en remontant aux caractères principaux de son talent, ceux de Milton, de Shakspeare qu'il a beaucoup lu, de Gœthe qu'il ignore peut-être, mais dont il rappelle la sérénité et la force concentrée. « Je ne pense point, dit M. de Vigny dans le Capitaine Renaud, que la civilisation ait tout énervé, je vois qu'elle a tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime le caractère contenu de notre époque dans cette froideur apparente il y a de la pudeur, et les sentimens vrais en ont besoin; il y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines. >>

Nous n'avons point retrouvé dans les Souvenirs de Servitude et de Grandeur militaires quelques préoccupations politiques et systématiques qui déparaient Stello; le soldat a été mieux inspiré que le poète, il a été plus vrai ; sa morale est plus haute; il a laissé de côté les systèmes et les individus, pour ne s'occuper que de ce qui est le propre du cœur. Sur ce terrain on défie les passions mauvaises; on est sûr d'être toujours également bien compris par tous les hommes et dans tous les temps; le cœur, voilà la vraie richesse de l'homme, voilà un trésor qu'il n'épuisera jamais. M. de Vigny s'est fait l'historien du cœur humain; son livre émeut, il vous arrache des larmes ; battez des mains ensuite si vous le pouvez.

Nous terminerons en citant quelques lignes où se trouve résuméc

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