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LES

VIEILLES LETTRES.

Vous est-il arrivé quelquefois de vous asseoir au coin de votre feu, à la campagne, le grillon criant au loin dans la cheminée, le vent psalmodiant sa cantilène de mort dans les fentes des boiseries, une goutte de pluie battant de sa flaque irrégulière le vitrage de votre chambre, et le ciel gris se couvrant par degrés de nuages sombres, jusqu'à ce que vous regardiez votre montre, tout inquiet de savoir s'il est midi ou minuit, jour ou ténèbres, matin ou crépuscule? Supposez que la chambre soit isolée; que le frère cadet soit à la chasse, suivi de son chien à jambes torses bas rouge; que le vieux père s'ennuie du plus profond de son cœur en siégeant, votant, bâillant, jugeant, amendant et pestant à la chambre des députés; enfin, admettez un de ces grands momens de solitude où il se fait autour de nous un silence et un vide profond, où le monde nous permet de nous regarder nous-mêmes et de savoir qui nous sommes, où nous profitons de ce rare et bizarre intervalle de paix pour faire le triste inventaire de notre vie, et descendre en tremblant dans la caverne dont parle Bâcon :

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L'heure où je vous place, qui a sonné pour vous, comme pour moi, comme pour tous, est triste et solennelle. Vous n'auriez que joie dans votre famille, dans votre pensée, dans votre avenir; le silence et la solitude sont deux puissances graves; elles mettent en regard l'homme physique et l'homme intellectuel; elles soumettent l'un à l'autre; elles asservissent la force brutale qui nous appartient à la force divine qui est en nous. Elles assiégent l'intelligence sur son trône, d'où elle juge sévèrement et durement son pauvre vassal, le corps. Elles arrachent l'homme à toutes les influences extérieures, le contraignent à se poser arbitre de ses passions, critique de ses sottises et bourreau de ses fautes passées. Il est vrai que plusieurs heureux échappent à ce supplice: les ames qui ne portent rien et les esprits qui oublient de penser. Dieu, dans sa clémence, a fait beaucoup de ces ames choisies et de ces esprits d'élite.

Ces plates et heureuses ames et ces adorables esprits peuvent très bien se dispenser de lire les pages suivantes. Ils seront beaucoup mieux occupés ailleurs. Je leur conseille la fabrication d'un drame ou d'un vaudeville, sur le patron des six cent mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf de l'année dernière.

Le peu que j'ai à dire est d'une si naïve simplicité, que je ne sais vraiment à quel saint de rhétorique ancienne et moderne me vouer pour ne pas être maudit du peu bienveillant lecteur. Je ne sais non plus comment un esprit oxidé et suroxidé par les travers du temps actuel acceptera cette simplicité sans effort?

Mais vous autres, qui estimez peu la rhétorique; vous dont je rétrécis volontairement le cercle, lecteurs, les seuls que je veux, vous qui sentez et pensez à l'unisson de votre ami, dites, ne vous est-il pas arrivé, dans une des heures solitaires, où nous nous parlons à nous-mêmes, où nous nous grondons nous-mêmes, où l'ame fait de sourds reproches à l'esprit, où l'esprit se révolte et plaide à huis-clos contre l'ame; ne vous est-il pas arrivé, dans ce silence et cette solennité presque lugubres, d'avoir la même fantaisie

que moi, d'avoir quelque vieux tiroir oublié, quelque malle privée de la moitié de ses clous, quelque portefeuille de cuir jadis noir et qui aura bruni et rougi dans un coin du secrétaire en marqueterie que vous a légué votre aïeul? Avec quel sentiment de terreur, dites-moi, aurez-vous éparpillé sur la table, en face du feu qui pétillait, pendant que la pluie tombait au dehors, les vieilles lettres contenues dans ce réceptacle de vos antiquités personnelles, de vos péchés antérieurs?

Ce sentiment, doux et funèbre, naturel et étrange, dont je vous parle, l'avez-vous éprouvé en feuilletant vos vieilles lettres?

Les voilà donc, ces pauvres lettres! Combien d'entre elles ont été reçues avec émotion, avec bonheur, avec angoisses! Il y a des larmes sur celle-ci, larmes séchées qui n'ont plus de source dans mon cœur. Quelle est cette écriture? Celle d'un des mille rivaux qui traversent notre sphère et qui nous disent en bourdonnant autour de nous : Je suis votre ami; puis ils passent, oublient et bourdonnent toujours. Quand je recevais cette autre lettre, dont la petite écriture est si tremblée, le sang circulait plus vite dans mes veines, et mon front se serrait d'un bandeau de fer, et mes yeux s'obscurcissaient sous les larmes. Il y a maintenant plus que des océans entre moi et celle qui l'a tracée. Elle est vieille et obscure, ainsi que sa jeune et douce fille que j'ai vue si brillante et si adorée, et qui végète, plus morte que vivante, dans un petit village du Languedoc, avec six enfans et un honorable ministre protestant, son mari.

Les vieilles lettres sont les jalons qui marquent toutes les phases, tous les cantonnemens, toutes les stations de notre vie.

Quand je recevais cette vieille lettre, j'aurais voulu ètre officier, c'était mon ambition; quand je recevais cette autre vicille lettre, je n'aspirais pas à un plus noble sort, à un plus sublime degré de réputation littéraire et de crédit sur la place intellectuelle, que de faire accepter au libraire Ladvocat, alors tout-puissant, ma traduction de la Fiancée d'Abydos, poème de Byron, qui venait de paraître à Londres. J'aurais été heureux, en face de la littérature impériale, pendant que la tragédie d'Omasis bilait comme la lune dans son plein, pendant que Misanthropie et Repen❤

tir épuisait la sève lacrymale de tous les yeux bourgeois ; j'aurais été heureux de faire savoir au monde qu'on pouvait écrire énergiquement, puissamment, avec une verve concentrée, et un éclat de diction qui faisait pâlir nos académiciens de tous les ordres. Hélas! je ne trouvai pas d'éditeur. J'avais vingt ans. Les superbes réponses de mes éditeurs espérés, sont là, gisantes parmi mes vieilles lettres, ainsi que ma traduction de la Fiancée d'Abydos!

O vieilles lettres! le bon Pasquier n'avait-il pas raison de dire: Combien de changemens, depuis que je suis au monde!

Qui n'est qu'ung poinct de tems?

Voilà ce que j'apprends de vous, oh! mes vieilles lettres! mes vieilles lettres! feuilles absurdes, ferrago oublié! comptes et écrits indéchiffrables : l'amour ici, la haine là-bas, souvent la folie, de temps en temps de bonnes pensées, et toujours remords, repentir et douleur pour le vice comme pour la vertu ; car le sort s'amuse à punir le bien quand il a oublié de punir le mal, et il nous châtie de nos qualités éparses comme de nos nombreuses sottises! Oh! mes vieilles lettres! cadavres d'amours et d'amitiés! croyances fragiles, illusions détruites, rayons d'esprit qui se sont évanouis dans le calice de la vie active et réelle!

Les vieilles lettres sont un grand dossier contre le genre humain ! Qui pourrait relire les lettres autrefois écrites par lui-même, sans y retrouver les traces désolantes d'une naïveté perdue, d'une bonté effacée, d'une confiance éteinte, d'une bienveillance évanouie, d'une espérance dans les hommes et Dieu, espérance que le temps et le monde ont transformée en amertume!

Qu'il est triste et bizarre de revoir aussi confondues les ruines de sa vie, tous ces cadavres de nos champs de bataille et tous ces informes débris de nos passions les plus chères. Cette année, j'étais fat, et cette autre, érudit; voici trois mois de folie musicale, et six ans de folie amoureuse; un hiver d'ardente passion pour Goethe et Frédéric Richter, autrement dit Jean-Paul, le plus Allemand des Allemands. Voici des douleurs et des joies, des espérances et des déceptions; des romans qui tous commencent si bien, qui tous finissent si mal! hélas !

On voit se développer dans les vieilles lettres, non-seulement les vieux amis et les vieilles amitiés, mais les vieux ennemis et les vieilles inimitiés. On les voit sourdre, poindre, grossir, se cacher, se voiler, se replier, reparaître, attendre le moment favorable, se dérober sous l'humble serviteur, se draper sous le dévouement de la signature, quelquefois chercher un refuge dans la brusquerie ou l'exigence du texte, dans une querelle d'Allemand ou une taquinerie à propos de bottes. Puis quand l'heure est venue, que l'ennemi de vieille date est embusqué depuis long-temps, vous croit battu du sort, oublié des uns, attaqué par les autres, qu'il aperçoit bien à découvert tous les défauts de votre cuirasse, oh! alors il se montre; sa lettre est insolente; la troisième personne du verbe vous y insulte hautement; la négative et le refus vous battent en brèche. Quelquefois (ce qui est plus habile), l'ennemi prend l'offensive. Vous êtes accablé, étonné, étourdi, de la multitude de ses griefs; vous lui avez fait ceci et cela, et encore cela; vous ne l'avez pas salué, tel jour, au foyer de l'Opéra; vous avez négligé de lui renvoyer ce qu'il désirait; vous êtes un monstre; vous avez payé d'ingratitude cette tendre et profonde amitié; il rompt malgré lui, il vous déclare la guerre en effet, vous êtes pauvre, il est riche; que faire d'un ami pauvre?

Oh! les vieilles lettres! les vieilles lettres! Je vous le répète, toutes les leçons de la vie sont là!

Quand mon parent le grand seigneur constitutionnel était second clerc d'huissier, il m'écrivait avec une tendresse si délicate, si épanouie, que jamais ses vieilles lettres ne sortiront ni de mon bureau ni de ma pensée.

Mais je le répéte, que faire d'un parent pauvre, quand on n'est plus clerc d'huissier? Mon parent le grand seigneur constitutionnel ne m'écrit plus du tout. Il pense à ce sujet comme Charles Lamb:

Écoutez ce que dit Charles Lamb:

Oh! la triste et la redoutable chose qu'un parent pauvre! avec quelle impertinente sympathie il s'approche de vous ! N'avez-vous pas tremblé toutes les fois que vous avez fait la malheureuse découverte d'un nouveau parent pauvre qui n'existait pas encore

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