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pour vous? comme vous maudissez la nature qui s'est cependant mise en frais pour augmenter votre famille!

Le parent pauvre d'ancienne date vous persécute avec l'acharnement d'une conscience bourrelée; c'est le ver rongeur qui s'attache au fruit de votre propriété; c'est le lierre parasite qui dévore la substance du chêne; c'est une ombre triste et funèbre qui s'étend et se prolonge dans la carrière lumineuse de votre fortune. Un parent pauvre vous rappelle que vous l'avez été ou que vous pouvez le devenir. Mortification permanente! humiliation dont vous ne pouvez vous défaire! tache sur votre écusson! impôt perpétuel sur votre orgueil blessé, souvent sur votre bourse épuisée! j'aurais vainement recours à toutes les similitudes de la rhétorique et de la poésie, elles ne m'offriraient rien qui donnât une idée exacte de l'horreur qu'inspire un parent pauvre. Imaginez une telle demande au milieu d'un festin joyeux et splendide; le pauvre Mordekai à la porte du riche; Lazare à votre porte; un loup affamé qui vous barre le passage; un dîner réchauffé; la grêle au milieu de la moisson; enfin tout ce qui met à l'épreuve l'irritabilité humaine, tout ce qui achève notre éducation par la patience, la plus triste et la plus nécessaire des vertus.

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Écoutez, on frappe à la porte; on sonne: pourquoi frémissezvous? Vous avez reconnu le coup de sonnette du visiteur... c'est la main du parent pauvre. Votre cœur vous le dit: il frappe à la fois familièrement et respectueusement. Il sent qu'il a des droits à être bien reçu, et qu'il serait absurde et impertinent de les faire valoir. Ila des prétentions rentrées, un orgueil souffrant, un sourire triste et embarrassé. C'est le parent pauvre! fuyez-le comme on fuit la peste! >>

Ainsi parle le bon Lamb, le roi des écrivains qui pensent, qui pleurent et qui rient.

Charles Lamb aurait dû écrire les pages que je griffenne de mon mieux sur les vieilles lettres; Charles Lamb, le plus original des écrivains de l'Angleterre moderne; qui n'a pas un seul frère, pas un seul cousin-germain en France, dans ce beau pays où tout, vertu et vice, est de parade et de théâtre; Charles Lamb, l'esprit le plus sensible et le cœur le plus subtil qui ait oncques transformé en

articles de journaux et de revues, et en phrases monnayées, les battemens de son cœur et la circulation de ses veines. Il a écrit des pages enchanteresses sur la Vieille Porcelaine, et je les ai traduites, sans me soucier des cris de mes amis, qui me trouvaient bien plat et bien impudent d'oser traduire, et m'avilir ainsi, dans un siècle où tout le monde invente.

Salut, génies créateurs!

Vous avez créé la tragédie espagnole, qui existait en 1600, sous Lope de Vega.

Vous avez créé le roman psychologique, lequel existait fort proprement, en la même année 1600, quand votre très humble serviteur, Miguel Cervantes Saavedra écrivait l'histoire de l'Ame Quixotienne, et celle de l'Ane Sanchovien.

Vous avez créé les mémoires biographiques et esthétiques, lesquels vivaient très vertement sous la plume de messire Hiéronime Cardan, vers le milieu du xvIe siècle.

Et vous avez créé le drame historique, rudement ébauché jadis par ce troubadour du xir° siècle, qui fit les annales de Jehanne d'Arc, coupées par scènes. William Shakspeare et le susdit Miguel Cervantes ont assez passablement historié le drame; mais ce sont de pauvres gens sans génie, et vous êtes les inventeurs!

O mes maîtres!

Vous avez créé tout ce que vous avez gâté.

Revenons aux vieilles lettres et à leurs multiples enseignemens. Que je fus vertement tancé, en l'an 1816, lorsque le romantisme, pauvre petit géant, bégayant à peine, levait modestement une faible petite tête innocente et royaliste; que je fus vertement tancé, lorsque, faisant mes premières armes littéraires, et croyant travailler pour un journal éminemment libre, journal d'opposition et d'indépendance, j'osai louer Mme de Staël, et annoncer (dans la Renommée) une rénovation littéraire. Personne n'y pensait encore. Je me le rappelle bien. Mon pauvre article commençait par ces paroles emphatiques; on est toujours emphatique à ses débuts :

Le siècle change de peau comme le serpent. La société se renouvelle et la littérature sera renouvelée....

Je le prouvais, ou je croyais le prouver.

Tonnerres et éclairs! foudres et orages! J'aurais mieux fait de nier Dieu que de nier l'immortalité de la littérature alors régnante. Voici la lettre que je reçus le lendemain du jour où mon naïf article avait paru :

MONSIEUR,

Je regrette d'avoir une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Vous ne pouvez continuer d'être collaborateur de la Renommée. Ce journal, dont les opinions politiques sont très en avant du siècle, se doit à lui-même de guider sûrement l'opinion dans les voies littéraires, comme dans les voies d'amélioration sociale. Plusieurs membres de l'Académie française (section de l'Institut) font partie de la collaboration du journal. Ils ont été, je dois vous le dire, blessés du ton de hardiesse néologique et du romantisme qui respiraient dans votre article sur le Mouvement intellectuel de l'Europe, et dans votre Revue critique des ouvrages de Mine de Staël. Vous annoncez tout simplement une rénovation littéraire, et vous prêchez les doctrines de l'Allemand Schlegel et de sa pupille, deux personnages barbares, qui nous ont fait rire, il y a quelques années, en préférant Shakspeare à Molière. Vous parlez aussi très lestement de la stérilité du génie actuel, et en général de la litté– rature de l'empire, qui s'honore cependant des noms de Millevoie, Esmenard, Aignan, etc., que vous oubliez si injustement. Les rédacteurs du journal auquel votre talent prêtait son secours sont décidés à maintenir de toutes leurs forces la pureté du goût, et l'inviolable sainteté des doctrines françaises.

« J'ai l'honneur, etc., etc., etc. ›

Les mille bévues d'une vie étourdie et artiste se retrouvent dans les vieilles lettres. Ce sont les ornières où notre fragile char a versé : voici encore la marque des roues, et quelques débris de pièces d'or et d'argent qui restent mêlés à la boue du chemin. Ce

brinborion de papier jaune me rappelle le temps où M. V....., pediculosus dictator, aujourd'hui millionnaire, m'écrivait:

MON CHER AMI,

< Prêtez-moi votre secours pour mes pilules qui se vendent chez ***. Un petit mot de vous dans votre journal me fera un bien infini. ›

Précieux petit morceau de papier jaune, va! griffonné de la main de l'homme qui représente le mieux son siècle, de l'homme-annonces, de l'homme-affiches, de l'homme-ventre, de l'homme dont l'écriture est aujourd'hui plus estimée sur la place que celle de Walter Scott et de Lamartine!

Oh! que le Turcaret moderne était doux, humble, poli, à l'époque où ce papier jaune était un peu moins jaune! Que son insolente parole était alors oléagineuse et accommodante! que son excroissance abdominale se courbait, et rentrait honnêtement pour obéir à la révérence intéressée! Quel petit portrait bien caractéristique, quelle ravissante silhouette ne léguerait pas à l'avenir un Labruyère qui voudrait découper ce profil camus, grossier comme l'intérêt et madré comme l'usure? Va, petit papier jaune! ce portrait sera terminé.

Et voici une autre lettre bien terrible, mon Dieu! une lettre signée d'un nom....

Je ne peux nullement vous dire ce nom-là, bons bourgeois de Paris. Vous avez lu et dévoré les produits des cabinets de lecture; votre histoire de la révolution vous est connue comme la Bible était connue du bourgeois au xvr siècle. Vous savez par cœur ce poème épique de terreur folle et de grandeur ignoble.

Vous avez là, dans le cerveau, chers bourgeois, les images distinctes de nos pères conscrits de la république, depuis le noble Desmoulins, jusqu'au monomane Clootz; guenille et drapeaux d'or, tout ce qui a servi de bannière dans ce temps, vous flotte dans l'imagination et vous exalte la pensée. Vous vous attachez à

TOME XXII. NOVEMBRE,

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ces images, quand vous avez achevé votre partie de dominos, acheté un parapluie, commenté le discours de M. Berryer; quand vous sortez de l'élection prosaïque, ou que vous avez marchandé avec votre propriétaire (si vous êtes locataire), avec votre locataire (quand vous êtes propriétaire).

Ce vaste océan lumineux et orageux, cette toile de John Martin, cette révolution qui commence avec les ténèbres de la féodalité d'une part, pour se perdre dans un avenir républicain, de l'autre ; c'est votre temps héroïque; vous croyez avoir fait l'orgie avec Danton, et Gorsas, et Barnave, et Mirabeau: voilà vos demi-dieux; c'est votre mythologie; que vous êtes heureux, fils d'un temps peu héroïque, heureux d'avoir ces noms pour vous idéaliser, quand vous avez monté votre garde, ou que, séant au conseil de discipline, comme de petits rois postiches, vous avez infligé l'incarcé ration au réfractaire.

« Wielding the thunder of Jove. >>

Petits Jupiters d'une sphère basse, tout fiers d'abord, et tout honteux ensuite de cette fragile, démocratique, insolente et passagère autorité. Bref, la poésie, pour le bourgeois de 1815 à 1835, c'est la révolution et Bonaparte; il vit là-dessus depuis vingt ans. Il n'ignore aucune des célébrités révolutionnaires. Qu'il choisisse parmi ces figures, la plus tigre, la plus sanglante, la plus maculée, quelque tête entre celle de Robespierre et de Saint-Just, bien pâle, idéale de crime; je ne nommerai pas; je la laisserai supposer à mon lecteur; elle est réelle; elle a vécu; je l'ai

connue.

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Je crois la voir encore, avec ses beaux cheveux blancs tout ondoyans et tout vénérables, et son grand nez d'apôtre, et sa douce physionomie pleine de mansuétude, et son œil d'un bleu pâle et son sourire évangélique.

Le tigre révolutionnaire était fait ainsi.

Voici la lettre de ce tigre:

« Mon jeune ami, je vous donnerai ce soir, si vous venez à neuf heures, pendant que ma femme sera à l'Opéra, l'explication des premiers livres de Swedenborg, que je vous ai promise. N'oubliez

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